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Denis de Rougemont et Richard de Coudenhove-Kalergi

Bien qu'il n'ait pas manqué de lucidité sur "la fameuse paix du foyer", Denis de Rougemont considère cependant que le couple est la cellule sociale originelle, et le mariage, le "premier modèle" des alliances fédérales!9. Militant européen, comme on sait, fédéraliste, Rougemont considère qu'au sein du couple, la femme est bien l'égale de l'homme. Après s'être appuyé sur la première épître aux Corinthiens, il s'envole dans un long discours sur la fidélité et le mystère de l'amour "réellement réciproque", qui "exige et crée l'égalité de ceux qui s'aiment". Ce lyrisme tend à donner l'illusion que l'harmonieuse fusion de deux personnes échappe à toute contingence socio-juridique et matérielle. Au reste le théoricien écrit!: "cette égalité ne doit pas être entendue au sens moderne et revendicateur"!10!!

Un tour banal encore, que Simone de Beauvoir avait noté dans Le!deuxième sexe!:

[...] beaucoup d'hommes affirment avec une quasi bonne foi que les femmes sont les égales de l'homme et qu'elles n'ont rien à revendiquer, et en même temps!: que les femmes ne pourront jamais être les égales de l'homme et que leurs revendications sont vaines!11.

Aux propos de Rougemont, qui pense le mariage comme le premier modèle des alliances fédérales, on peut encore opposer les vues de Claire Jobin, laquelle assure que ce qui unit les hommes,

9 Denis de ROUGEMONT, L’amour et l’Occident [1939], Paris, Plon, 10/18, 1972, pp.!422 et 414.

10Ibid., p. 338 et suiv.

11 Simone de BEAUVOIR, Le deuxième sexe, [1949], Paris, Gallimard/Folio, 1993, t. 1, p. 28.

9 ce sont les privilèges dont ils jouissent par rapport aux femmes!;

n'importe quel homme [...] a d'ordinaire dans sa vie privée des femmes sur qui affirmer sa prédominance. On peut donc supposer l'existence d'un accord assez général entre les hommes pour maintenir ces relations de domination au sein de chaque couche sociale (ou, en tout cas, l'absence de volonté masculine de les éliminer)!12.

A l'appui de la thèse de Claire Jobin, on peut remarquer que quel que soit le régime politique, le mariage est encouragé. Dans L'amour et l'Occident, Rougemont consacre quelques pages à la situation du mariage en Occident!13. En URSS d'abord, où, à l'anarchie sexuelle affichée de la révolution bolchevique, succéda un "redressement des mœurs" et une restauration du mariage. En Allemagne ensuite!: la description qu'il donne de la République de Weimar reprend l'idée que l’individualisme et l'anarchie sexuelle y régnaient de façon intolérable pour l'ordre social. Afin de surmonter cette crise des mœurs, la dictature hitlérienne a réduit la femme, privée de son

"auréole romantique", à sa "fonction matrimoniale". Enfin, Rougemont évoque la crise du mariage en Europe et en Amérique!:

"l'émancipation de la femme [...] est un facteur non négligeable de la crise", laquelle indique peut-être la recherche d'un "nouvel équilibre du couple", mais constitue assurément "le signe le moins trompeur d’une décadence occidentale"!14.

En 1995, Jacques Toubon, alors ministre de la Justice, déclare à propos d'un projet de loi instituant un contrat d'union civile entre concubins, hétérosexuels ou homosexuels!:

L'ordre public s'y oppose. [...] Il n'est donc pas question de créer le contrat d'union civile, il est au contraire question de favoriser dans le pays les mariages et les naissances afin que la France soit plus forte!15.

12 Claire JOBIN, Entre les activités professionnelle et domestique!: la discrimination sexuelle, Lausanne, Editions d'En-Bas, 1995, p. 173.

13 Denis de ROUGEMONT, L’amour et l’Occident , pp. 312-24.

14 Ibid., p. 346.

15 ASSEMBLEE NATIONALE (Paris), "Concubinage et contrat d'union civile", 2e!séance du 29 novembre 1995, Journal officiel de la République française, 30!novembre 1995, p. 4234.

l'Europe

Du mariage à la grandeur de la nation, le lien est d'une parfaite logique. D'un point de vue de politique générale, on ne saurait confondre un Denis de Rougemont avec un Jacques Toubon, encore moins avec les tenants des régimes fascistes qui en appelèrent au sacré du lien familial pour invoquer le sacré du lien patriotique!16. Pourtant, force est de constater que, pour tous, la question du mariage est essentielle. Souvenons-nous aussi de Tocqueville!: "Jamais les Américains n'ont imaginé que la conséquence des principes démocratiques fût de renverser la puissance maritale et d'introduire la confusion des autorités dans la famille"!17. S'il est donc un commun dénominateur entre un démocrate, un communiste, un nazi, un pétainiste, c'est bien sur ce sujet précis de l'inféodation des femmes aux hommes et du cantonnement des femmes dans la sphère privée.

Rougemont n'était pas exempt de sentiment patriotique européen, au fond comme si déjà l'Europe était un Etat-nation, et dont il convenait d'être fier!18. Cette fierté patriotique ne laisse pas de place à une critique ou une autocritique constructive. En revanche, Richard de Coudenhove-Kalergi, l'un des pionniers de l'Europe unie, a senti qu'il fallait une transformation radicale de l'héritage pour pouvoir espérer l'Europe. Cette transformation, c'est la mixité du politique, contre l'accaparement passé de la sphère publique par les hommes, accaparement qui, selon lui, mène nécessairement à des politiques belliqueuses. Il assure que la guerre serait un instinct mâle!: "Men are more agressive than women", écrivait-il en 1943. Il ajoutait!:

16 Voir Francine MUEL-DREYFUS, Vichy et l'éternel féminin, Paris, Editions du Seuil, 1996.

17 Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, t. 2, p. 293.

18 Dans Vingt-huit siècles d'Europe, Rougemont évoque cinq grands

"faits"!: "1. Ce sont les Européens qui ont découvert la terre entière [...]!;

l'idée même de “genre humain” est une création de l'Europe chrétienne et technicienne. 2. La civilisation européenne [...] n'a-t-elle pas dépassé un certain seuil mondial au delà duquel son destin deviendrait proprement incomparable!? 3. La civilisation européenne est la seule qui soit effectivement devenue universelle [...] 4. Toutes les créations de l'Europe sont en expansion vers le Monde... 5. On ne voit pas de candidats sérieux à la Relève de notre civilisation devenue mondiale [...] ", p. 376.

1 A world in which women would have a decisive influence on politics would certainly be more peaceful than a world directed by men.

Therefore feminism is of vital influence for lasting peace. [...] In the postwar world women should be given not only theoretically, but also practically, political opportunities equal to men!19.

Curieusement, ces nobles intentions ne seront pas reprises dans les éditions ultérieures de l'ouvrage, ni dans les traductions. En 1953 toutefois, Coudenhove reprécise sa pensée!20. Le regard qu'il porte sur la "Diktatur des männlichen Geistes" qui domine l'Europe et le monde, en excluant les femmes de la vie publique, reste d'une grande sévérité. L'auteur croit que la présence des femmes aurait pu éviter bien des catastrophes. Le diagnostic paraîtra raisonnable à plus d'un-e aujourd'hui. Quant aux remèdes, Coudenhove préconise un retour à l'ordre traditionnel, puisqu'il assigne chacun et chacune à la place naturelle qui lui convient, qu'il attribue aux hommes les tâches productives et réduit le destin des femmes à leur rôle de mères, de femmes au foyer et de consommatrices. Il incite les femmes à s'engager dans le combat pour la paix et l'Europe unie, mais par l'éducation et l'amour.