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Séparation de deux mondes et domination de l'un sur l'au- l'au-tre

Evelyn Baring, lord Cromer, représenta l'Empire britannique en Égypte de 1882 à 1907. Dans son ouvrage, Modern Egypt, publié en 1908, il décrit le fruit de ses expériences. L'Orient est un autre monde. Les Orientaux sont tout simplement "différents". Différents

"par rapport aux" Occidentaux!:

Want of accuracy, which easily degenerates into untruthfulness is, in fact, the main characteristic of the Oriental mind. The European is a close reasoner!; his statements of fact are devoid of ambiguity!; he is a natural logician, albeit he may not have studied logic!; he loves symme-try in all things!; he is by nature sceptical and requires proof before he can accept the truth of any proposition!; his trained intelligence works like a piece of mechanism. The mind of the oriental, on the other hand, like his picturesque streets, is eminently wanting in symmetry. His rea-soning is of the most slishod description [...] deficient in the logical fa-culty. They are often incapable of drawing the most obvious conclusions from any simple premises of which they may admit the truth. Endeavour to elicit a plain statement of facts from a ordinary Egyptian. His expla-nation will probably be lengthy, and wanting in lucidity. He will proba-bly contradict himself half-a-dozen times before he has finished his story. He will often break down under the mildest process of cross-examination!83.

82 ARISTOTE, Politique, I, 1254, 5-9!; I, 1255b, 1-4.

83 Evelyn BARING, Earl of Cromer, Modern Egypt, London, Macmillan, 1908, pp.!148-149.

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De plus, les Orientaux n'ont aucun sens de l'histoire, ni le sens de l'Etat. Un point seul semble trouver grâce aux yeux de Baring!:

"Young Egyptians generally respect and obey their parents"!84. Dans ces conditions, il est logique que le peuple anglo-saxon apporte le bonheur à ce peuple "in statu pupillari"!85 qui a été gouverné pendant un siècle par un système de sauvage cruauté et de barbarie.

Afin de légitimer son pouvoir, Cromer s'appuye sur son savoir. Il se réfère à!ces autorités intellectuelles que furent, parmi d'autres, Edward Lane, Ernest Renan et Constantin de Volney, idéologue de la deuxième moitié du XVIIIe!siècle, auteur d'un ouvrage sur la Syrie et l'Egypte, qu'il avait visitées en 1783-85, et que Bonaparte avait lu avec beaucoup d'intérêt. Pour Volney, Montesquieu s'était trompé sur un point!: l'Orient n'est pas immuable!; les lumières de la mission ci-vilisatrice de l'Occident suffiraient pour que naisse, de l'assemblage de "corps de nations éclairées et libres", "une grande société, une même famille gouvernée par un même esprit, par de communes lois, et jouissant de toute la félicité dont la nature humaine est capable"!86. Une même famille, gouvernée par un même esprit, voilà bien une nostalgie que nous rencontrerons chez beaucoup de nos penseurs.

C'est d'ailleurs peut-être le sentiment qu'ils partagent le mieux. En tant que pères de famille et en tant qu'Européens.

En 1910, à la Chambre des Communes, lord Balfour discourt des peuples colonisés de l'Empire britannique et de l'Egypte en particu-lier!:

Nous connaissons mieux la civilisation égyptienne que celle de tout au-tre pays, nous la connaissons de manière plus intime. Nous en savons plus sur elle. Elle dépasse la mesquine portée de l'histoire de notre race, qui se perdait encore dans la préhistoire alors que la civilisation égyp-tienne avait déjà passé son âge d'or... Ne parlez pas de supériorité ou d'infériorité... Vous pouvez parcourir toute l'histoire des Orientaux, dans

84 Evelyn BARING, Modern Egypt, p. 160.

85 Evelyn BARING, cité par Edward W. SAID, L'Orientalisme, l'Orient créé par l'Occident, Paris, Editions du Seuil, 1980, p. 52.

86 Constantin de VOLNEY, Les Ruines, Paris Genève, Slatkine reprints, 1979, p. 93.

les régions qu'on appelle au sens large l'Est, et vous ne trouverez pas trace de self-government. Tous leurs grands siècles -et ils ont été grands-se sont produits sous le despotisme, sous un gouvernement absolu. Est-ce un bien pour Est-ces grandes nations -j'admets leur grandeur- que Est-ce gou-vernement absolu soit exercé par nous!? Je pense que c'est un bien [...].

Un avantage pour toute la civilisation occidentale!87.

La fiancée orientale ne prospérerait pas sous un régime démocra-tique. Il lui faut la férule impériale.

Le discours de l’époque sur les femmes, les enfants et les margi-naux de la société occidentale, "in statu pupillari", justifie, de ma-nière analogue, la tutelle que le pater familias exerce. Cette vision du monde, très masculiniste, témoigne d'un mépris très fort pour les

"autres races auxquelles nous avons affaire"!88, pour parler encore comme Balfour, et d'un mépris tout aussi grand pour les femmes.

Bien des années auparavant, Tocqueville s'était étonné!: "Ne dirait-on pas, à voir ce qui se passe dans le monde, que l'Européen est aux hommes d'autres races ce que l'homme lui-même est aux ani-maux!?"!89. Si la question ne manque pas de candeur, la réponse ne manque pas de lucidité!: "Il les fait servir à son usage et quand il ne peut les plier, il les détruit".

Mais le fait est que l’Européen compte sur sa propre séduction pour plier, tout naturellement, la femme orientale à son bon empire.

Flaubert espérait bien, en quittant Kuchiouk-Hânem, laisser à celle-ci, lui l'Européen qui avait eu les honneurs de sa couche, un souvenir ému!: qu'elle pense à lui plus qu'aux autres, qu'il reste en son cœur.

Europê ravie par Zeus doit être vraiment ravie de l’être et la poésie antique nous a légué des tableautins comme celui-ci!: "de sa main droite elle tient une corne!; elle a posé son autre main sur la croupe!;

ses vêtements, agités d'un frisson, ondulent au gré des vents"!90. La victime consentante, fantasme tenace, fantasme double qui s’arroge le pouvoir du viol et le pouvoir de se faire aimer.

87 Lord BALFOUR, cité par Edward W. SAID, L'Orientalisme, pp. 46-47.

88 Lord BALFOUR, cité par Edward W. SAID, L'orientalisme, p. 48.

89 Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Paris, Gal-limard/Folio, 1961, t. 1, pp. 467-68.

90 OVIDE, Les Métamorphoses, Paris, Gallimard/Folio, 1992, t. 2, p. 103.

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A propos de la guerre du Golfe, Jean Baudrillard écrivait que dans toute cette affaire, l'enjeu crucial, l'enjeu décisif, c'est la réduction consensuelle de l'Islam à l'ordre mondial. Non pas le détruire mais le domestiquer, par n'importe quelle voie!: la modernisation, fût-elle mili-taire, la politisation, le nationalisme, la démocratie, les Droits de l'homme, n'importe quoi qui puisse électrocuter les résistances, le défi symbolique que l'Islam représente pour tout l'Occident!91.

Non pas détruire l'islam, mais le "domestiquer", le faire rentrer dans sa case, dans l’annexe de la maison commune, en l'apprivoisant et en l'assujettissant. Un "ordre mondial" sépare deux mondes, puis les réunit, le premier dominant le second.

Séparation, puis annexion!: ce jeu dialectique assure aussi bien le maintien de l’ordre patriarcal, séparant hommes et femmes selon une sorte d’apartheid sexuel puis assujettissant les secondes aux premiers, que le maintien des rapports de force entre peuples.

91 Jean BAUDRILLARD, La guerre du Golfe n'a pas eu lieu, Paris, Gali-lée, 1991, p. 98.