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Vue générale sur l’expression des affects : contextualisation théorique

PARTIE I. SÉMANTIQUE LEXICALE

CHAPITRE 2. SÉMIOTISATION, INTERSUBJECTIVITÉ ET PERFORMATIVITÉ DES AFFECTS

2.1. Vue générale sur l’expression des affects : contextualisation théorique

D’un point de vue linguistique, la non-univocité sémantique quasi-régulière des expressions dénotant des émotions montre bien l’intérêt des analyses « en contexte », faisant valoir la dimension interprétative. Je commencerai donc ma brève présentation générale par une mise en perspective cognitive et communicationnelle. La conception selon laquelle l’émotion concerne le mode de relations entre un individu et son environnement social et non social rend parfaitement compte du cadre dans lequel se situe mon travail sur l’expression des affects (cf. Wilce 2009 : 33). S’il est vrai que l’expérience affective relève de la subjectivité individuelle (comme le signale déjà L. Wittgenstein 1961 et passim), la formulation verbale des émotions s’inscrit plus particulièrement dans une double relation à l’environnement social, car en plus d’être potentiellement une réaction à celui-ci, elle a une visée communicative (Oatley et Johnson-Laird 1995). J’endosse dans mes recherches cette démarche interprétative, qui relève d’une interprétation évaluative des émotions mettant en relation la subjectivité de l’Expérienceur et l’expertise partagée socio-culturellement (Gibbard 1996 : 165 et sq.).

2.1.1. AMBIVALENCE SÉMANTIQUE DES EXPRESSIONS ÉMOTIONNELLES

D’un point de vue linguistique, l’étude de l’expression des émotions présente plusieurs enjeux, qui ont fait l’objet d’un article de synthèse (doc 40). D’abord, elle ouvre une discussion sur l’ambivalence sémantique des termes que l’on peut compter parmi les expressions dénotant des émotions et le statut grammatical de ces derniers. La citation de Ch. Bally mise en exergue annonce toute la complexité des objets dont il sera question dans ce chapitre de synthèse. On retrouve une opposition similaire chez A. Buvet et al. (2005 : 123) – « [l]’intériorité mentale se scinde en deux selon sa nature cognitive ou bien psychologique » –, dont on peut se demander si elle n’est pas héritière d’une classification que l’évolution actuelle des sciences remet régulièrement en question. Ensuite, les expressions lexicales de l’affect renvoient à l’après-coup de l’expérience affective et se situeraient de ce fait davantage dans le champ cognitif (cf. Tamba 2008). Enfin, l’identification-même de classes lexicales dénotant des affects relève d’une démarche à mi-chemin entre onomasiologie et sémasiologie, démarche empreinte de contradictions, comme le fait valoir P. Blumenthal (2009), dans la mesure où l’on ne dispose pas à l’heure actuelle de définitions précises du domaine de l’affect55, et, dans beaucoup d’études linguistiques consultées, la catégorisation du lexique des affects part souvent de critères dénotatifs, les propriétés grammaticales ne permettant pas de tracer des frontières nettes entre les catégories. Si la dimension onomasiologique reste principalement implicite dans

55 Que l’on réfléchisse aux critères proposés par la définition suivante : « En résumé, les prédicats d’<affect> sont des adjectifs, des noms et des verbes en rapport avec des états psychologiques contingents qui sont de l’ordre du ressenti. » (Buvet et al. 2005 : 126).

le cadre de la définition des verbes d’affect, elle est souvent explicitée dans le cas des noms, comme le montre la définition d’A. Tutin et al. (2006) :

Les « noms d’affect » décrivent des émotions et des sentiments qui « sont intérieurs au sujet » contrairement aux états qui leur sont « extérieurs ». Les noms de sentiment (ex.

amour) se distinguent des noms d’émotion (ex. peur) par le fait que le deuxième actant est

obligatoire et que de nombreux noms de sentiment sont dérivés de verbes. (Tutin et al. 2006 : 33)

La terminologie ne fait pas consensus, entre noms et verbes d’affect, d’émotion, psy, de sentiment... ; certains termes sont par ailleurs utilisés pour distinguer des sous-classes spécifiques :

L’émotion a ceci de commun avec le sentiment qu’elle présente le sujet comme affecté, mais elle s’en distingue fortement en ce qu’elle n’a pas nécessairement d’objet, alors que le sentiment en a nécessairement un : si j’éprouve une grande compassion, c’est forcément pour quelqu’un. (Flaux et Van de Velde 2000 : 87)

Sémantiquement et énonciativement, les émotions sont rattachées au sujet (je). Cette particularité a été schématisée par un jeu spécifique de rôles sémantiques, dont la représentation de base est Expérienceur (ou Siège) [+humain] & Stimulus (ou Cause) ; par exemple Ce problèmeSTIMULUS inquiète le directeurSIEGE. En lien avec cette dimension, J.-C. Anscombre (1995 : 43) met en évidence l’interprétation absolument univoque d’un syntagme nominal Dét. Poss + ψN (nom psychologique) : cf. par exemple, ma peur (Siège, lieu psychologique) et mon dictionnaire (possesseur vs auteur).

2.1.2. ÉMOTION ET COMMUNICATION VERBALE

La communication verbale apparaît comme un cadre privilégié pour l’émergence des affects et, par conséquent, de leur expression linguistique. Ainsi, J. Cosnier (1987) affirme que 55% des manifestations émotionnelles s’inscrivent dans le contexte de la communication verbale. Par ordre décroissant, la colère, la joie, la tristesse et la peur émergent principalement dans la communication verbale. L’auteur identifie dans ce cadre les émotions « volubiles » comme la colère et la joie, donnant lieu à de la production discursive soutenue, et les émotions « silencieuses ». Tout travail sur des textes doit par ailleurs distinguer entre le discours qui parle d’émotion et le discours qui provoque l’émotion, même si les deux peuvent se croiser : cf. emotion talk & emotional talk (Caffi et Janney 1994) ; discours ému & discours émotionnel (Plantin 2011). En psychologie, une autre distinction est proposée entre les émotions que le lecteur a en mémoire ; les émotions artefact déclenchées par la construction textuelle ; les émotions fictives issues de l’empathie avec le protagoniste du récit56 (cf. Blanc 2006). Les deux dernières catégories se retrouvent dans les pratiques de partage social des émotions analysées par B. Rimé (2005), qui montrent que des émotions positives aussi bien que négatives sont partagées par des processus de narrativisation. Une série des émotions partagées par ce biais provoque des émotions empathiques (voir le tableau ci-dessous). Le principe du partage des émotions montre ainsi leur degré de sensibilité sociale. Ce tableau permet de mieux situer d’un point de vue communicationnel les champs lexicaux sur lesquels j’ai travaillé et de faire des liens avec la portée pragmatique de certaines constructions allocentrées analysées en 2.4., ainsi que d’observer dans quelle mesure les emplois discursifs étudiés en 2.5. convergent avec les classifications proposées par la psychologie sociale.

56Dans un autre ordre d’idées, Baroni (2007) montre bien le rôle des émotions dans l’intrigue narrative.

TABLEAU 2.1. COMPARAISON DES EMOTIONS DOMINANTES DANS DIFFERENTS CONTEXTES D’ECHANGE. émotions émergeant dans la communication verbale (Cosnier 1987) émotions socialement partagées (Rimé 2005) émotions empathiques (Rimé 2005) 1. Colère 2. Joie 3. Tristesse 4. Peur 1. Culpabilité 2. Mépris 3. Peur 4. Colère 5. Surprise 6. Tristesse 7. Dégoût 8. Joie 9. Intérêt 10. Honte 1. Colère 2. Peur 3. Surprise 4. Tristesse

Les pratiques de partage social des émotions constituent, il me semble, la réponse empirique aux questionnements autour de la subjectivité des affects, car elles permettent de réfléchir aux ressources langagières utilisées, ainsi que de prendre la mesure des ajustements, de l’empathie, de l’articulation entre subjectivités et intersubjectivité. Elles rendent compte également des normes et contraintes qui interviennent sur les unités de langue appelées à sémiotiser les affects et sur leur usage en discours.

Le mouvement inverse relève de la perspectivisation, opération discursive qui consiste à rapporter des événements, sentiments ou savoirs à des personnes – concrètes ou abstraites – autres que le scripteur (cf. Sanders et Spooren 1997 : 86-89). Ainsi, dans les corpus écrits, on évoque des informations et des sources d’informations susceptibles d’expliciter et de confirmer l’expérience émotionnelle du sujet. L’absence d’informations situationnelles physiques est compensée par des données paralinguistiques permettant d’interpréter, ne serait-ce que partiellement, les émotions des autres :

(1)

À ce moment-là, L. se raidit, son visage s’assombrit. Elle attend la suite de notre raisonnement, en donnant le sentiment d’avoir peur de la proposition. (rapport éducatif) On fait également usage de diverses formes de discours rapporté :

• Discours direct : (2)

Dans la classe des CM2, une fillette brune confie : « […] On disait les États-Unis intouchables, maintenant j’ai peur. On peut toucher n’importe quel pays. » (Le Monde, 15/09/01)

• Discours indirect, avec éventuellement un terme d’émotion en lieu et place du verbe de parole :

(3)

a) Les spécialistes craignent que ce virus ne passe chez d’autres espèces (Le Figaro, 11/06/03)

b) Malgré les appels au calme, la communauté s’inquiète des amalgames (Libération, 17/09/01)

2.1.3. ÉMOTION, ÉVALUATION ET PERFORMATIVITÉ

La théorie de l’évaluation cognitive (appraisal57), développée sous une des versions les plus récentes par R. Lazarus (1991) et N. Frijda (2007), postule que les faits du monde sont évalués en fonction d’une axiologie sociale qui évolue entre deux pôles, positif et négatif (Plutchik 1980). Elle prévoit une « tendance à l’action » (Frijda 1986) et de ce fait confère à l’émotion un potentiel performatif. L’intervention des affects dans la prise de décision, ou dans les actions visant à influencer les prises de décision fait en effet consensus depuis les travaux d’A. Damasio (2003), du moins dans les grandes lignes. Vis-à-vis de l’expression linguistique des émotions, la théorie de l’évaluation cognitive offre une série de ressources à valeur explicative, permettant de retracer des liens de causalité que l’on retrouve par exemple dans le schéma des rôles sémantiques (Expérienceur vs Stimulus) et, d’une manière différente, dans les topoï (Anscombre et Ducrot 1983) ou la sémantique des possibles argumentatifs (Galatanu 2004). J’exploite cette dimension dans l’analyse des constructions allocentrées. Les évaluations positives ou négatives impulsées par les textes, qui relèvent de ce que J. Martin et P. White (2005) considèrent comme des manifestations du langage évaluatif, relèvent à mon sens d’une construction en aval, qui s’appuie – éventuellement – sur des savoirs sémantiques préalables. La dernière section de ce chapitre est peut-être plus proche de la théorie du langage évaluatif, dans la mesure où elle interroge le lien entre sémiotisation des affects et positionnements discursifs. En tant qu’outil de sémiotisation et en tant que pratique sociale, le langage est ainsi doublement affecté par cette dimension émotionnelle : d’une part, il offre les stratégies langagières permettant de sémiotiser les expériences affectives individuelles ou partagées, réelles ou imaginaires, sous diverses formes ; d’autre part, il se trouve marqué, dans les productions discursives orales ou écrites, par l’inscription des émotions qui participent à leur interprétation ainsi qu’à leurs impacts performatifs (dès ses premiers travaux sur les émotions, Ch. Plantin (1999) signale l’articulation des émotions à l’argumentation).

Dans le parcours d’évaluation cognitive schématisé ci-dessous, le langage et ses mécanismes interprétatifs interviennent à plusieurs niveaux, ne serait-ce que pour partager et analyser les informations relatives à l’événement, à l’évaluation, ou encore au comportement discursif adapté, lorsque ce dernier s’impose. La dénomination des émotions, le récit, le partage social des émotions, la génération communicationnelle des émotions constituent la composante langagière de ce schéma.

FIGURE 2.1. ÉMOTIONS ET ÉVALUATION COGNITIVE.

57 Cette théorie se distingue de l’étude des propriétés évaluatives des textes (Martin et White 2005).

ÉVÉNEMENT

NORMES ET CADRES SOCIAUX, CULTURELS ET PERSONNELS ÉVALUATION NÉGATIVE POSITIVE ÉMOTIONS NÉGATIVES ÉMOTIONS POSITIVES COMPORTEMENT ADAPTÉ

L’étude du lexique des affects en contexte prend souvent appui, de manière plus ou moins revendiquée, sur l’évaluation cognitive et le positionnement du sujet, du point de vue de la polarité positive ou négative (cf. Grutschus et al. 2013) ou de l’impact du jugement social (cf. les travaux de Koselak 2003 sur la honte).

2.2. OBSERVABLES, CATÉGORIES D’ANALYSE ET PRINCIPES