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Valeur pragma-discursive et domaine référentiel

PARTIE I. SÉMANTIQUE LEXICALE

CHAPITRE 2. SÉMIOTISATION, INTERSUBJECTIVITÉ ET PERFORMATIVITÉ DES AFFECTS

2.4. Approche formulaire : les énoncés allocentrés

2.4.5. Valeur pragma-discursive et domaine référentiel

Les résultats exposés ci-dessus soulèvent un certain nombre de questions concernant la sélection lexicale, le choix du domaine référentiel en fonction des usages et des contraintes socio-culturelles, et le statut discursif des constructions allocentrées. Dans deux des articles mentionnés plus haut (doc 42 et doc 43), j’ai essayé d’apporter un certain nombre de réponses en interrogeant les visées pragmatiques sous-jacentes à l’usage de ces constructions, à partir de corpus.

Au niveau sémantique, les constructions allocentrées constituent donc un couple forme-sens, dont l’interprétation n’est pas compositionnelle et dont l’ensemble détermine l’identité des éléments constituants (cf. Croft 2001, 2009). On pourrait distinguer deux niveaux possibles de sens affectif, l’un attaché au domaine émotionnel exprimé par le terme d’affect que la construction sélectionne, l’autre dépendant de la valeur de la construction en tant que telle et se situant dans le domaine de l’empathie (ou, comme cela apparaîtra plus loin, se rapportant à d’autres domaines émotionnels). Au niveau communicationnel, elles constitueraient alors des unités de langage obéissant à un format syntaxique et à une identité sémantico-pragmatique forte, à l’instar des énoncés liés décrits par I. Fónagy (1982). Dans certains genres, comme les commentaires sportifs ou les articles de blogs, il n’est pas rare que la construction allocentrée serve de titre d’article, de blog ou de message (cf. ex. 25a et 27b ci-dessous), constituant en cela une sorte de synthèse du contenu textuel.

La valeur pragmatique des constructions allocentrées est déterminée par le domaine émotionnel représenté et les traits sémantiques le caractérisant. Une première distinction s’impose entre les affects impliquant une déduction déontique (haine) et ceux qui s’appuient sur devoir épistémique (joie, tristesse, peur). La cohérence entre la nature de l’inférence et la posture énonciative du Sujet-expérienceur est maximale, les constructions allocentrées de la haine étant l’expression d’une attitude évaluative négative envers l’Autre, tandis que les trois derniers domaines de dénotation mettent en exergue une dimension affective, l’attitude sympathique envers l’Autre, comme on peut le voir dans l’exemple ci-dessous77 :

(23)

“No. I haven’t had the courage. And I wanted to tell you first. She’s amazing for her age. I’m sure she’ll understand. She’s fond of me, she’ll be glad for me.” “She loves you,” said Rachela. (BNC, W_fict_prose, 1993)

« Non, je n’ai pas eu le courage. Et je voulais te le dire en premier. Elles est impressionnante pour son âge. Je suis sûr qu’elle va comprendre. Elle m’apprécie bien, elle sera contente pour moi. » « Elle t’aime », dit Rachela.

Si la polarité positive / négative de l’attitude du Sujet-expérienceur confirme la pertinence de l’opposition entre l’inférence épistémique et l’inférence déductive, elle ne permet toutefois pas d’anticiper la portée pragmatique des constructions allocentrées. L’étude de leur fonctionnement contextuel est appelée à évaluer le statut d’énoncés liés des constructions allocentrées, en testant leur caractère rituel, routinier. C’est dans le cadre de la théorie de rites langagiers (Goffman 1955) qu’il m’a semblé pouvoir trouver les outils interprétatifs adaptés. Les actes de langage relatifs aux faces (Face-Threatening Acts de P. Brown et S. Levinson 1987 et Face-Flattering Acts décrits par C. Kerbrat-Orecchioni 1992) offrent en effet un espace d’ajustement communicationnel entre Soi et l’Autre, où le locuteur réalise un acte de langage affectant l’Autre de manière négative (menace, injure, critique, etc. – ce sont les FTA) ou de manière positive (politesse, compliments, actes laudatifs, etc. – ce sont les FFA). Vis-à-vis de mes objets, l’hypothèse est simple : étant donné que les constructions allocentrées rendent compte d’une expérience émotionnelle pour (le compte de) l’Autre, leur raison d’être est de sémiotiser une attitude qui catégorise la relations à celui-ci, de manière positive ou négative.

Bien que les deux types d’actes, FFA et FTA, reprennent l’opposition entre positif et négatif, le découpage opéré trace plusieurs frontières croisées. Ainsi, les constructions allocentrées s’inscrivant dans le champ de la joie ou de la tristesse fonctionnent en discours comme des actes flatteurs (FFA) orientés envers le Sujet et l’Autre à la fois. Dans plusieurs langues, la construction Je suis heureux/content pour toi/elle/lui et ses équivalents correspondent à la formule idiomatique standard pour exprimer son évaluation positive et sa joie devant la chance ou le bonheur d’un autre :

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This is fantastic news, Hollie, I am happy for you! (molly-campbell.com/w1/node/3)

C’est une nouvelle fantastique, Hollie, je suis heureuse pour toi !

Les constructions allocentrées relevant du champ de la tristesse formulent, à l’inverse, la sympathie vis-à-vis de la situation problématique de quelqu’un en initiant un acte réparateur :

77 Les exemples cités dans les pages qui suivent sont tirés d’un article publié en anglais (doc 42) et sont donc majoritairement en anglais, même si les phénomènes observés ont été confirmés pour les autres langues, sauf mention contraire.

(25)

a) Lens : Monterrubio triste pour son ancien club

Le néo-Merlu ne cache pas une certaine émotion, au vu de la passe difficile traversée par les Artésiens, actuels 19es du classement. (maxifoot.fr, 30/10/09) b) We are sad for Jason Livingston. We are always sad when a young international

athlete finds himself in this situation.(British National Corpus,

W_newsp_other_sports)

Nous sommes tristes pour Jason Livingston. Nous sommes toujours tristes

lorsqu’un jeune athlète international se retrouve dans une telle situation.

c) Сидит грустный, и мне за него грустно. Пусть не грустит, действительно, фигня полнейшая! (forum.podrugi.by/index.php?showtopic=3&st=1560)

Il est là, triste, et je suis triste pour lui. Faut pas qu’il soit triste, c’est vrai, c’est des conneries tout cela !

Aussi bien dans le champ de la joie que dans le champ de la tristesse, les constructions allocentrées réalisent un double FFA : pour le Sujet-expérienceur, mis en valeur, et pour l’Autre, mis en valeur, félicité ou, à l’inverse, rassuré, assuré de la compassion du Sujet.

Nonobstant leur appui sur une polarité positive (l’expression de la sympathie et le soin envers l’Autre), les constructions allocentrées autour de la peur n’acceptent pas une lecture en termes de FFA. La vectorialité temporelle de l’affect constitue un frein possible, dans la mesure où l’inquiétude exprimée concerne davantage des risques et événements à venir, à la différence de la joie et de la tristesse, résultat de l’évaluation d’événements passés. Couplée à la préférence combinatoire avec la 3ème personne pour représenter l’Autre dans la plupart des occurrences, cette particularité des constructions allocentrées de la peur en fait des actes appelés exclusivement à flatter la face du Sujet-expérienceur, qui s’inscrivent dans une optique narrative de l’ethos du sujet. Cette dimension confère un rôle protecteur au Sujet-expérienceur, ce qui favorise l’asymétrie relationnelle entre le Sujet et l’Autre, le premier assumant un plus haut degré de responsabilité. Cette caractéristique trouve des manifestations spécifiques dans des écrits tels que les rapports éducatifs de la protection de l’enfance, dans lesquels j’ai repéré pour la première fois les constructions allocentrées de la peur (doc 10).

(26) “Karen, this is very dangerous. I’m afraid for you. Perhaps someone does want to kill you. Didn’t you think of that danger when the Union asked you to do this? Why did you agree to do it?” (British National Corpus, W_fiction_prose)

“Karen, c’est très dangereux. J’ai peur pour toi. Peut-être que quelqu’un veut te tuer. N’as-tu pas pensé au danger lorsque l’Union t’a demandé de faire cela ? Pourquoi as-tu donné ton accord ?

Enfin, les constructions allocentrées de la honte sont ouvertement axiologiques, et sémiotisent une évaluation négative des agissements de l’Autre en vertu des normes sociales et morales dont le Sujet-expérienceur apparaît comme le garant ; en cela elles sont l’équivalent d’un acte attaquant la face de l’Autre (FTA).

(27)

a) Glemnitz, the Feldwebel, arrived. “Oh, Mr. Winser, I’m ashamed of you.” He took out a pencil and note-book like a policeman at a road accident. “I shall have to report this.” (British National Corpus, W_biography)

Glemnitz, le Feldwebel, arriva. « Oh, M. Winser, j’ai honte pour vous ». Il sortit un crayon et un carnet, comme un policier lors d’un accident de route. « Je vais devoir faire un rapport à ce sujet ».

Having practically grown up in Bay Area (9 years of my childhood), I’m quite disappointed to hear about Prop 8, and the anti-gay marriage vote. I’ve always considered California as a special civilised part of the US, a shore of liberal sanity next to the shamefully fundamentalist South and Midwest. (http://skepticwonder.blogspot.com/2008/11/im-ashamed-of-you-california.html)

J’ai honte pour toi, California !

Ayant pratiquement grandi dans la baie de San-Francisco (9 années de mon enfance y sont passées), je suis déçu à propos de la Proposition 8, et du vote contre le mariage gay. J’ai toujours considéré la Californie comme une région civilisée spéciale des USA, un havre libertaire comparé au fondamentalisme honteux du Sud et du Midwest.

Les bases de données et les corpus étudiés révèlent de nombreuses occurrences de ces constructions notamment dans les discours religieux, les essais scolaires ou une certaine presse. Ancrées dans des situations spécifiques, les constructions allocentrées de la honte se plient à des contraintes de verticalité (Fónagy 1982 ; voir aussi Kecskés 2003 ; Schmitt et Carter 2004). Ainsi, elles font appel à l’ordre moral et sont respectivement orientées vers la 2nde personne dans les corpus oraux notamment.

Des emplois spécifiques viennent cependant brouiller les régularités observées au niveau des domaines de référence. Ainsi, dans les énoncés allocentrés de la tristesse, et notamment lorsque des formes pronominales sont utilisées (s’attrister et a se întrista (roumain)), l’évaluation morale négative sous-jacente impose une interprétation en termes de pitié ou de mépris. On constate que, souvent, référence est faite aux discours religieux :

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a) Et je m’attriste pour toi car la perdition éternelle t’attend! (Vie du Saint Apôtre André, http://spiritualite-orthodoxe.blogspot.com/2008_11_01_archive.html) b) I am sad for you though. Sad that you use hate-filled language to try to hide your

insecurities. (http://blacklikemoi.com/2011/12/news/teens-play-deadly-game-of-%E2%80%9Cknock-out%E2%80%9D-brutally-beating-random-citizens/)

Je m’attriste pour toi cependant. Triste que tu utilises un langage plein de haine en tâchant de cacher tes insécurités.

L’implication des formes pronominales pour le français et des formes du Datif anti-passif en roumain renforce la position du Sujet-expérienceur, ce qui produit un décalage au niveau de la lecture pragmatique, les constructions allocentrées de la tristesse réalisant deux actes communicationnels, un FFA vis-à-vis du Sujet-expérienceur et un FTA à l’adresse de l’Autre.

En conclusion, les constructions allocentrées de la joie et de la tristesse s’appuient globalement sur la symétrie relationnelle et l’équilibre des retombées du FFA, tandis que les constructions allocentrées de la peur développent une double dissymétrie, relationnelle et FFA, seul le Sujet étant bénéficiaire de l’acte de langage. En cela ces dernières sont plus proches des constructions allocentrées de la honte, où le Sujet-expérienceur assume le rôle de garant des normes sociales et morales à faire respecter à l’Autre. Si les constructions allocentrées autour de la joie, de la tristesse et de la peur expriment la solidarité, les constructions allocentrées de la honte sont un marqueur de désolidarisation ; elles constituent des FFA pour le Sujet et des FTA pour l’Autre. Dans des configurations spécifiques, associant des marqueurs déontiques et l’emploi de verbes pronominaux ou datifs anti-passifs, les constructions allocentrées de la tristesse peuvent avoir une portée de désolidarisation comparable à celle des constructions allocentrées de la honte. À des fins de contextualisation, il est intéressant de rappeler que la joie et la tristesse sont considérées par certains auteurs comme des affects impliquant un jugement d’équité (bien mérité/non mérité ; desert-based dans les termes de Kristjánsson 2006) alors que la peur n’implique aucune évaluation en ces termes.

2.4.6. FONCTIONNEMENTS LINGUISTIQUEMENT ET CULTURELLEMENT