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Dans la perspective associationniste, les troubles intellectuels sont rigoureusement exclus du domaine de l'aphasie puisque la pensée et le langage sont considérés comme ayant des substrats anatomiquement distincts. L'activité linguistique est réduite à l'actualisation d'images sensorielles et motrices stockées dans des centres corticaux. Les troubles arthriques sont situés par Wernicke, en 1874, dans le cadre de l'aphasie motrice. Celle-ci serait consécutive à une destruction plus ou moins totale des «images motrices» stockées dans le centre verbo-moteur. Ces «images motrices» sont, selon la formule de Lecours-Lhermitte, les «images mnésiques des sensations de mouvement correspondant à la production du langage articulé»3. Dans l'aphasie motrice de Wernicke, la perte des images motrices se traduit par une «grande réduction des possibilités d'expression et par une distorsion des productions résiduelles»4. L'aphémie, conçue comme trouble spécifique de l'articulation n'apparaît donc plus en tant que forme clinique autonome de l'aphasie.

Mais cette disparition n'est que momentanée. En 1884, Lichteim donne au modèle associationniste de Wernicke une nouvelle forme, plus élaborée5, qui sera reprise par Wernicke lui-même à quelques remaniements terminologiques près6. Les troubles arthriques apparaissent, dans ce nouveau modèle, sous deux rubriques : aphasie motrice sous-corticale et aphasie motrice corticale. L'aphasie motrice corticale correspond exactement à l'ancienne aphasie motrice et résulte donc d'une atteinte du centre verbo-moteur. Quant à l'aphasie motrice

1 Baillarger, J., «De l'aphasie au point de vue psychologique. Aphasie simple. Aphasie avec perversion de la faculté du langage». in Baillarger, J., Recherches sur les maladies mentales. Masson. Paris, 1890 (1° éd. 1865), p. 584. Cité par Lecours, A.R., Lhermitte, F., L'aphasie. Flammarion, P.U. Montréal, Paris/Montréal, 1979.

2 H. Jackson s'est inspiré dès 1868 des principes de Baillarger et les a développés. Mais il n'admet la dissociation automatico-volontaire que dans le premier cas d'aphasie simple où le trouble atteint à la fois la parole et l'écriture. Quant au tableau clinique correspondant à l'aphémie de Broca, il le considère comme relevant de troubles paralytiques de l'articulation et non comme un trouble aphasique véritable. Cf. Lecours-Lhermitte, op. cit., p. 342.

3 Lecours, A.R., Lhermitte, F., op. cit., p. 343. Les auteurs renvoient à Wernicke, K., Der

aphasische, Symptomen Komplex, Cohn et Weigert, Breslau, 1874. Au fond, en ce qui

concerne l'aphasie motrice, Wernicke est très proche de Broca, puisque ce dernier considère que l'aphémique a perdu «le souvenir du procédé qu'il faut suivre pour articuler les mots». 4 Ibid. Cette aphasie correspond à la forme commune de l'aphasie de Broca, dans la classification de Lecours et Lhermitte.

5 Lichteim, L., «On aphasia». Brain, 7, 433, 1885. La datation du modèle de Lichteim à l'année 1884 est due à Freud.

sous-corticale, elle est due à une lésion touchant les efférences immédiates du centre verbo-moteur, ou, en d'autres termes, la voie qui unit le centre verbo-moteur aux centres moteurs inférieurs. Du point de vue clinique, cette aphasie correspond à l'aphémie de Broca.

Deux idées nouvelles pour notre propos apparaissent avec les travaux de Wernicke : tout d'abord, les troubles arthriques n'apparaissent que dans le cadre des aphasies motrices et sont exclus des aphasies sensorielles ou de conduction ; d'autre part, les troubles arthriques peuvent apparaître à l'état isolé ou en association avec d'autres troubles. La classification obtenue peut se résumer schématiquement de la manière suivante :

1. Aphasies sensorielles (affectant la compréhension du langage) : pas de troubles arthriques.

2. Aphasie de conduction (correspondant à une lésion de la voie qui unit le centre verbo-moteur au centre auditivo-verbal et affectant la parole répétée, la lecture à haute voix et l'écriture sous dictée sans trouble de la compréhension) : pas de troubles arthriques.

3. Aphasies motrices (affectant la production du langage) :

• aphasie motrice sous-corticale : troubles arthriques isolés (= aphémie).

• aphasie motrice corticale : troubles arthriques et troubles de l'écriture.

• aphasie motrice transcorticale (correspondant à «l'aspontanéité dans les comportements linguistiques» de Lecours et Lhermitte) : pas de troubles arthriques.

Les troubles arthriques apparaissent donc en dehors de tout trouble de la compréhension, associés ou non à un trouble de l'écriture.

Dejerine, qui poursuivit l'étude de l'aphasie dans la perspective associationniste, simplifia le schéma de Wernicke de 1885-18861. En ce qui concerne les aphasies impliquant des troubles arthriques, il introduit une démarcation nouvelle entre l'aphasie motrice corticale et l'aphasie motrice sous-corticale de Wernicke : la première se caractérise par une atteinte du langage intérieur, qui est épargné dans la seconde. Du point de vue des localisations responsables de chacune de ces aphasies, l'aphasie motrice corticale provient d'une lésion de la zone du langage – plus précisément de la zone de Broca –, alors que l'aphasie motrice sous-corticale est causée par une lésion située hors de la zone du langage, affectant les fibres provenant de l'aire de Broca2 et

1 Dejerine, J., Séméiologie des affections du système nerveux, Masson, Paris, 1914.

2 Comme l'indique le nom donné à cette aphasie, la lésion serait donc située au niveau sous-cortical. Dejerine a publié en 1891, deux observations d'aphasie motrice sous-corticale, dans les Comptes rendus de la Société de Biologie. «Dans les deux cas, écrivent Alajouanine et al., le malade ne pouvait prononcer un seul mot ni spontanément, ni dans l'acte de lire, ni dans celui de répéter ou de chanter. Cependant il pouvait faire autant d'efforts d'expiration que le mot contenait de syllabes (phénomène de Lichteim) ; il pouvait s'exprimer par l'écriture ; il ne présentait pas de symptômes d'aphasie sensorielle ; son intelligence était normale.» (Alajouanine, Th., Ombredane, A., Durand, M., Le syndrome de désintégration phonétique

empêchant donc celle-ci de commander normalement le jeu des muscles de l'appareil phono-articulatoire1. Pour Dejerine, cette dernière aphasie peut être également nommée aphasie motrice pure ou aphémie : l'enseignement de Broca semble ainsi intégré à la théorie nouvelle.

L'apport de l'associationnisme nous paraît essentiel. Outre le fait que, comme nous l'avons déjà indiqué, une sémiologie expressive est désormais clairement distinguée d'une sémiologie réceptive, les associationnistes ont contribué à résoudre une ambiguïté qui obscurcissait la théorie de Broca. En effet, il existait chez Broca une relative inadéquation entre la définition de l'aphémie et les tableaux cliniques censés illustrer cette pathologie. Si l'aphémie était définie comme trouble de la coordination des mouvements propres à la parole, les aphémiques apparaissaient comme souffrant d'une réduction extrême du langage articulé. Ainsi en était-il du cas princeps de Broca, le cas Leborgne, où le malade était réduit à la stéréotypie «tan-tan»2. Or il est aisé d'imaginer que le seul trouble de la coordination des mouvements propres à la parole aurait pu conduire, non à une telle réduction, mais à une déformation de la parole. Finalement, lorsque Broca définit l'aphémie, il définit l'aphasie motrice sous-corticale de Wernicke et lorsqu'il l'illustre, il décrit ce que les associationnistes appellent une aphasie motrice corticale. En d'autres termes, l'aphémie de Broca confond les aphasies motrices corticale et sous-corticale de Wernicke. Ce qui signifie que lorsque Dejerine utilise le terme d'aphémie, il le comprend dans le sens strict de la définition proposée par Broca et non dans le sens qui se dégage des cas cliniques donnés en exemple.

Dernière remarque à propos de l'associationnisme. On retrouve chez Dejerine, avec la distinction entre une aphasie motrice affectant le langage intérieur et une aphasie motrice épargnant le langage intérieur, un principe qui apparaissait déjà chez Bouillaud, mais sous une autre forme. Ce principe est celui du rejet du domaine de l'articulation hors de la sphère constituée par les processus linguistiques véritables. Pour Bouillaud, comme pour Broca, il se traduisait dans une conception des troubles de l'articulation selon laquelle l'intelligence était totalement épargnée3. Avec Dejerine, c'est le langage intérieur qui reste intact en cas d'aphasie motrice sous-corticale. Mieux encore, la «zone du langage» n'est pas touchée. Le moment de l'articulation est donc explicitement situé aux confins de la fonction linguistique. Dès lors

dans l'aphasie, Paris, Masson, 1939, p. 7). L'autopsie révélait notamment, dans chacun de ces

cas, l'intégrité de la corticalité de la circonvolution de Broca, mais un foyer dans la substance blanche sous-jacente (autrement dit une lésion sous-corticale). «Sur la foi de telles observations, poursuivent les mêmes auteurs, Dejerine admettait comme démontrée l'existence d'un trouble électif de la parole, avec conservation du langage intérieur et particulièrement de l'expression graphique, par le fait d'une lésion des fibres émanant de la troisième frontale gauche. Il spécifiait par ailleurs que le trouble constaté n'était pas de nature paralytique.» 1 Cf. Lecours - Lhermitte, op. cit., p. 349.

2 Cf. Broca, «Remarques sur le siège de la faculté du langage articulé suivies d'une observation d'aphémie (perte de la parole)», loc. cit., p. 75.

réapparaît une question que nous avons déjà soulevée : si les troubles de l'articulation ne sont pas vraiment des troubles du langage, l'aphémie est-elle encore une aphasie ?