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2.1.- Réflexions sur la lecture jakobsonienne de Peirce

En nous référant à ce texte, nous pouvons d'emblée compléter, voire rectifier la lecture jakobsonienne de Peirce, tout en demeurant dans la même perspective d'une réflexion sur l'iconicité linguistique et donc sans viser à une présentation exhaustive de la sémiotique peircienne :

1) Il est en premier lieu nécessaire de rappeler, dans le seul souci de respecter le contexte dans lequel Peirce aborde la question de l'iconicité, que la triade indice,

icône, symbole n'est que l'une des trois triades sur lesquelles repose la classification

peircienne des signes. En toute rigueur, il est insuffisant de prétendre que Peirce classe les signes en indices, icônes et symboles, car cette triade interfère avec les deux suivantes :

- Qualisigne (Tone) Sinsigne (Token), Légisigne (Type)2 - Rhème, Dicisigne, Argument3

1 Eco, U., Le signe, Bruxelles, Labor, 1988 (éd. or. 1973).

2 Le qualisigne est une «qualité qui est un signe», «un caractère significatif comme le ton de la voix, la couleur et l'étoffe d'un vêtement, etc.» (Eco, U., op. cit., p. 61). Quant au sinsigne et au légisigne, ils peuvent être entièrement définis par leur synonymie avec le couple token / type respectivement : le sinsigne est une occurrence concrète (un phème, un mot écrit sur une page, etc.) tandis que le légisigne est le modèle abstrait du sinsigne (un phonème, «un mot tel qu'il est défini avec sa valeur sémantique dans les dictionnaires» (ibid.), etc.).

3 Le rhème «est tantôt défini comme un terme isolé ou comme une description, ou encore comme une fonction propositionnelle dans le sens de la logique contemporaine (ibid., p. 38) ; le dicisigne est «une proposition, du genre de Socrate est mortel» (ibid.) ; l'argument est «un raisonnement complexe, du type du syllogisme» (ibid.). Il apparaît ainsi que la définition peircienne du signe est très intégrante, puisqu'un énoncé, un raisonnement, voire un livre entier (cf. ibid.) sont considérés comme pouvant être appréhendés en tant que signes.

Ces deux triades se rapportent respectivement au signe en soi et au signe vu dans son rapport à l'interprétant, tandis que la triade indice, icône, symbole concerne le signe vu dans son rapport à l'objet. L'intérêt de la classification de Peirce repose largement sur le fait que signe y est considéré sous plusieurs angles différents. Il est vrai que le critère du rapport à l'objet est central pour la question de l'arbitraire linguistique. Il demeure toutefois que le jeu de ces trois triades permet de définir des catégories plus précises que celle de l'icône. Citons par exemple les trois suivantes :

- Qualisigne iconique rhématique : «la perception d'une couleur rouge comme signe de l'essence générique «Le Rouge». Un tel signe fonctionne comme une icône et a les dimensions d'un Rhème (c'est notamment le cas lorsqu'une certaine nuance de rouge est utilisée pour connoter le concept «cardinal»)»1

- Sinsigne iconique rhématique : «une reproduction diagram-matique comme signe d'une essence (cas d'un quelconque triangle conçu comme représentant l'entité géométrique «triangle»)»2

- Légisigne iconique rhématique : «le diagramme comme loi abstraite (le théorème de Pythagore)».3

Une distinction peut donc être établie dans l'ensemble des faits d'iconicité linguistique relevés par Jakobson : tout ce qui relève du symbolisme phonétique appartient à la catégorie du qualisigne iconique rhématique ; le reste correspond au sinsigne iconique rhématique.

2) D'autre part, ainsi que nous l'avons déjà signalé, Peirce distingue trois catégories d'icônes et non deux comme le laisse entendre Jakobson. A l'image et au diagramme s'ajoute en effet la métaphore :

Dans la classe des icônes, Peirce distingue ainsi les images, ressemblant à l'objet par certains caractères, les diagrammes, qui reproduisent certaines relations entre les parties de l'objet, et les métaphores dans lesquelles on ne perçoit qu'un parallélisme plus général.4

Dans la mesure où la métaphore, au sens de Peirce, ne semble pas un concept exploitable pour traiter du problème de l'iconicité linguistique, cet oubli de Jakobson pourrait être considéré comme négligeable, voire supposé volontaire. Cependant, une remarque de Eco attire notre attention sur le fait que cette omission pourrait avoir malgré tout un caractère significatif. Après avoir montré que pour Peirce le principe fondamental de l'icône est celui d'une homologie proportionnelle entre forme graphique et forme de la pensée, Eco conclut en effet :

Et nous comprenons alors pourquoi, lorsqu'il fournit un exemple d'icône, [Peirce] recourt de préférence aux diagrammes et aux métaphores (et non à la photographie) : les premiers comme les secondes (et celles-ci dans la mesure où elles présupposent une similitude) instaurent une proportion A/B = C/D.5

S'il se révèle que les icônes par excellence sont les diagrammes et les métaphores, on peut se demander pourquoi Jakobson se réfère uniquement aux

1 Ibid., p. 78-79. 2 Ibid., p. 79. 3 Ibid.

4 Ibid., p. 66. Eco donne, pour la métaphore, l'exemple du pélican comme icône du Christ en précisant : «on accordera aisément qu'il s'agit d'un parallélisme établi entre une certaine définition du Christ eucharistique et une autre définition, légendaire, du pélican» (ibid.).

images et aux diagrammes. Cette question pourrait être très simplement résolue en considérant que Jakobson était fondé à estimer que les métaphores ne constituent qu'une extension des diagrammes et que, par conséquent, les deux seules structures iconiques fondamentales sont les images et les diagrammes. Mais il nous semble également légitime d'interpréter comme un symptôme cet oubli bénin, un symptôme de l'adhésion latente de Jakobson à une conception de l'iconicité profondément liée à la notion commune d'image. A cet égard, l'emploi des termes de similitude, de ressemblance devient significatif. Et, de plus, Jakobson ne définit-il pas d'emblée l'icône en choisissant l'exemple du lien entre la représentation d'un animal et l'animal représenté, c'est-à-dire un exemple d'image ? Il semble donc que si Jakobson néglige la métaphore au bénéfice de l'image, au rebours de la hiérarchie peircienne de ces concepts, c'est que sa conception de l'iconicité est d'une manière ou d'une autre déterminée par la notion d'image, bien que ce fait soit largement masqué par son insistance sur les structures diagrammatiques. Or, si cette analyse est juste, la lecture jakobsonienne de Peirce prête le flanc à la critique de l’iconisme naïf que l'on trouve chez Eco et dont nous examinerons bientôt le contenu.

3) D'une manière plus générale, il se dégage de la lecture de l'article de Jakobson l'impression que la sémiotique de Peirce est orientée vers la démonstration de l'iconicité linguistique. Or, il faut le souligner avec force, les signes linguistiques appartiennent essentiellement pour Peirce à la catégorie du symbole, voire de l'indice, mais sont très rarement appréhendés en tant qu'icônes. Dans l'énumération que propose Eco des principaux types de signes que comporte la classification de Peirce, on relève, au nombre des catégories directement applicables à la sphère linguistique et exemplifiées comme telles, les types suivants : légisigne indexical rhématique, symbole décent légisignique, argument symbolique légisignique et à la rigueur sinsigne indexical rhématique1. Or aucune de ces catégories ne comprend le concept d'icône. Autrement dit, si Jakobson ne commet pas vraiment de mésinterprétation, il semble quelque peu détourner le concept peircien d'icône pour un usage que certains sémioticiens seraient en droit de considérer comme peu orthodoxe.

4) Enfin – il s'agit du point le plus important – la définition qu'adopte Jakobson de l'icône n'est pas exactement la définition peircienne et cette différence entraîne des conséquences théoriques non négligeables. La définition jakobsonienne de l'icône, est, rappelons-le, la suivante : «l'icône opère avant tout par la similitude de fait entre son signifiant et son signifié.»2 Or, chez Peirce, la relation de similitude définitoire de l'icône ne se situe pas entre le signifiant et le signifié mais entre le signifiant et le référent : un signe est iconique quand «il peut représenter son objet essentiellement par similarité.»3

Deux solutions se présentent immédiatement pour interpréter cette divergence. Ou bien Jakobson raisonne, sans le signifier expressément, avec sa propre définition de l'icône, et sans incohérence majeure. Ou bien il oscille entre deux définitions, la sienne et celle de Peirce, ce qui ne saurait se faire sans que se manifeste, à un moment du raisonnement, une contradiction. Or la seconde solution s'impose dès la définition que Jakobson propose de l'icône. Car, on s'en souvient,

1 Sur ces catégories, cf. Eco, U., op. cit. 2 Jakobson, R., art. cit., p. 24.

l'illustration qu'il donne d'une prétendue similitude entre signifiant et signifié est celle de la représentation d'un animal et d'un animal représenté. Or ce à quoi ressemble la représentation d'un animal, ce n'est évidemment pas au signifié de l'animal, mais à l'animal lui-même, à l'objet, au référent. L'exemple proposé est donc bien celui d'une icône au sens peircien, ce qui est d'ailleurs inévitable puisqu'il s'agit d'un exemple de Peirce lui-même, que Jakobson cite en fin de définition :

L'icône opère avant tout par la similitude de fait entre son signifiant et son signifié, par exemple entre la représentation d'un animal et l'animal représenté : la première vaut pour le second, “tout simplement parce qu'elle lui ressemble.1

Par conséquent, la définition générale de l'icône proposée par Jakobson n'est pas cohérente avec son illustration : la première repose sur une relation de similitude entre signifiant et signifié tandis que la seconde présente une relation de ressemblance entre signifiant et référent.

Or il s'agit là d'un point capital, essentiel à éclaircir pour le bon usage linguistique ou sémiologique de la notion d'icône. C'est précisément sur ce point que repose toute la critique formulée par Umberto Eco à l'encontre de l'iconisme naïf.