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2.- Troubles linguistiques et troubles «intellectuels»

1 Ibid. Nous soulignons.

2 Trouble intellectuel léger, sous peine d'une contradiction avec le texte rapporté en note 3 p. 2. La contradiction (articulation définie à la fois comme fait moteur et comme fait intellectuel) est toutefois présente, à l'état latent. C'est précisément sa nécessité dans l'édifice doctrinal de Broca que nous analysons dans les lignes qui suivent.

3 La même analyse peut être faite chez Bouillaud. On a vu que celui-ci considérait que les troubles des mouvements musculaires dont la parole se compose épargnaient l'intelligence. Or, lorsqu'il distingue les mouvements bucco-linguo-faciaux produisant la parole de ceux qui ont une autre destination (téter ou avaler par exemple), on retrouve l'appartenance des premiers à la sphère intellectuelle : «Les mouvements qui concourent à la production de la parole, et ceux de la succion, de la déglutition, ne sont pas régis par le même principe nerveux ; parce que les uns,

appartenant à la vie intellectuelle, ont besoin d'une véritable éducation, tandis que les autres,

purement instinctifs ou automatiques, n'exigent nullement un pareil secours.» (Bouillaud, op.

Si les aphémiques de Broca ne souffrent que d'une mauvaise coordination des mouvements propres à la parole, ils devraient être au moins capable d'écrire. Or, certains contradicteurs de Broca lui firent remarquer que très souvent les aphémiques ne pouvaient plus lire ni écrire.

On peut se demander – répondit Broca – s'il y a dans le cerveau autant d'organes régisseurs de l'expression qu'il y a d'espèces de langage. Cela n'est pas admissible car il dépend de nous de créer de nouveaux systèmes de langage et personne n'imaginera que cela puisse avoir pour conséquence d'augmenter le nombre des organes cérébraux. Il est dès lors infiniment probable que la partie du cerveau, qui tient sous sa dépendance la manifestation du langage articulé, régit aussi celle des autres langages conventionnels. L'association très fréquente de l'aphémie et de la perte de l'écriture ne doit donc pas nous surprendre.1

Parmi les espèces de langage auxquelles Broca fait allusion, on peut compter, outre la parole, l'écriture figurative ou phonétique, la mimique ou encore la dactylogie – le langage digital inventé à l'usage des sourds-muets par l'abbé de l'Épée2. Il est évident que l'homme est capable d'inventer d'autres systèmes d'extériorisation du langage. Et on ne peut imaginer, selon Broca, qu'un nouveau substrat cortical apparaisse pour chacun de ces systèmes. On voit par conséquent la faculté du langage articulé se muer en une faculté d'ordre plus général, une sorte de faculté de la réalisation des signifiants3. Mais il existait une autre manière de répondre à cette objection que constituent les troubles de l'écriture chez les aphémiques. Toutefois, cette réponse ne pouvait être proposée par Broca, car elle supposait l'abandon de l'un de ses principes, celui de l'inaltération, dans l'aphémie, de la faculté générale du langage. C'est par Trousseau qu'elle fut exprimée, dans un remaniement fondamental du tableau clinique de l'aphémie, désormais nommée aphasie.

Ce que prouve l'échec de l'écriture ou de la lecture dans l'aphasie, c'est que celle-ci ne se réduit pas au symptôme de perte de la parole. L'aphasie, pour Trousseau, est un trouble de l'intelligence d'ordre amnésique ou, plus précisément, une amnésie des mots :

1 Broca, P. Discussion de «A. Voisin : Sur le siège et la nature de la faculté du langage.» Bull.

Soc. Anthropol. Paris, 1866, 1, 2° série, p. 377-384, p. 379. Cité par Messerli, P., «De

l'aphémie à l'apraxia of speech ou les tribulations d'une notion», in Messerli, P., Lavorel, P., Nespoulous, J-L., Neuropsychologie de l'expression orale, Éd. du CNRS, Paris, 1983, p. 11-35.

2 Cf. Broca P. : «Remarques sur le siège de la faculté du langage articulé, suivies d'une observation d'aphémie (perte de la parole)», op. cit., p. 62.

3 Curieusement, P. Messerli (art. cit., p. 14) interprète cette citation en supposant que pour Broca, la proximité des différents systèmes de langage dans l'ordre psychique a pour corollaire une proximité dans l'ordre anatomique et donc que, toujours selon Broca, l'étendue des troubles est en rapport avec l'importance de la lésion. Pour soutenir une telle interprétation, il faut admettre l'existence, dans les environs du substrat du langage articulé, de substrats correspondants à la phase expressive des autres langages conventionnels. Or c'est précisément l'hypothèse que Broca rejette en disant qu'on ne peut envisager une augmentation du nombre des organes cérébraux.

L'oubli du mode d'articuler marche presque toujours avec l'oubli de l'écriture […]. Il est impossible d'accepter ici le défaut de coordination tandis que l'amnésie explique tout.1

L'entité clinique aphasie est donc beaucoup plus large que l'aphémie de Broca :

Il n'y a pas seulement, dans l'aphasie, perte de la parole, il y a lésion de l'entendement. L'aphasique a perdu, à un degré plus ou moins considérable, la mémoire des mots, la mémoire des actes à l'aide desquels on articule les mots, et l'intelligence ; mais il n'a pas perdu toutes ces facultés parallèlement, et si lésée que soit son intelligence, elle l'est moins que la mémoire des actes phonateurs, et celle-ci moins que la mémoire des mots2.

Pour Trousseau, le symptôme majeur de l'aphasie est donc l'amnésie des mots. Il reconnaît toutefois l'existence d'une forme de l'aphasie où l'intelligence, l'écriture et la lecture sont conservées, mais considère ce tableau clinique comme exceptionnel.

Finalement, Broca tiendra compte de cette extension du domaine de l'aphasie dans le dernier article qu'il publiera sur le langage, en 1869, où quatre types de troubles du langage sont distingués. P. Messerli nous les rappelle en les commentant :

1 - L'alogie ou perte de la parole par suite de la perte de l'intelligence en général (les démences).

2 - L'amnésie verbale ou perte de la parole par suite de la perte de la mémoire des mots (avec troubles de la compréhension et du langage écrit, c'est-à-dire ce que nous appelons actuellement aphasie).

3 - L'aphémie ou perte de la parole par suite de l'altération de la faculté spéciale du langage articulé (c'est l'anarthrie de Pierre Marie).

4 - L'alalie mécanique ou perte de la parole par suite de l'impuissance des agents mécaniques de l'articulation (les dysarthries au sens actuel du terme)3.

On constate ainsi que Broca maintient, malgré Trousseau, son aphémie ; c'est-à-dire qu'il postule l'existence d'une pathologie limitée à l'articulation de la parole – ou plus généralement à la réalisation des signifiants – et qui n'est pas particulièrement atypique.

Relevons toutefois, avant de passer à l'examen des théories associationnistes, une nuance introduite dès 1865 par Baillarger. Celui-ci distingue dans son «aphasie simple» – qu'il oppose à une «aphasie avec perversion de la faculté du langage», caractérisée par la jargonaphasie – deux tableaux cliniques, selon que le trouble atteint à la fois la parole et l'écriture ou seulement la parole. Dans le second cas, nous retrouvons donc l'équivalent de l'aphémie de Broca. Or Baillarger remarque que ce tableau clinique est caractérisé par le fait que «l'incitation verbale involontaire persiste alors que l'incitation verbale

1 Trousseau, A., «De l'aphasie, maladie décrite récemment sous le nom impropre d'aphémie».

Gaz. des Hôp., 37, 1864. Cité par Ombredane, A., L'aphasie et l'élaboration de la pensée explicite, PUF, Paris, 1951, p. 54.

2 Ibid.

3 P. Messerli, art. cit., p. 15-16. Messerli cite Broca, P., «Sur le siège de la faculté du langage articulé », La Tribune Médicale, 1869, n° 74, p. 254-256 et n° 75, p. 265-269 - et commente entre parenthèses.

volontaire est abolie»1. Ceci se manifeste par le fait que les troubles arthriques de ces aphasiques ne sont pas stables mais soumis à une certaine variabilité. Ce principe, qu'on appellera plus tard le principe de dissociation automatico-volontaire de Baillarger-Jackson2, jouera notamment un rôle capital dans la distinction entre aphasies et dysarthries.