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La notion de débilité de nature ou de difficulté intrinsèque de certains phonèmes semble peu pertinente en aphasiologie. Elle présuppose en effet l'existence d'une classe de phonèmes qui seraient préférentiellement affectés quel que soit le profil aphasique. Or, comme nous l'avons vu, selon le type d'aphasie que l'on considère, la nature des transformations phonétiques/phonémiques varie considérablement. Tout au plus peut-on se risquer à affirmer que les voyelles sont plus résistantes que les consonnes.

Dans l'article «Étude neurolinguistique d'un cas d'anarthrie pure», Puel et al. émettent l'hypothèse de la simplicité physiologique pour expliquer l'attraction qu'ils ont observée dans les troubles phono-articulatoires de leur patient pour la zone alvéodentale466. Mais les critères invoqués pour argumenter la simplicité – essentiellement la fréquence dans une langue donnée – se retournent contre cette même hypothèse. Ils conduisent en effet à considérer le [ζ] comme un phonème difficile, alors qu'il constitue chez le patient étudié un substituant fréquent467.

Pour obtenir quelques données convaincantes en se fondant sur les caractéristiques intrinsèques des phonèmes, il semble nécessaire d'adopter une formalisation plus précise que celle qui est fournie par

les modèles classiques d'analyse des phonèmes en traits distinctifs468. Dans le cadre de tels modèles en effet, les traits distinctifs sont – par défaut – conçus comme fonctionnellement indépendants et non hiérarchisés. Nous avons vu par exemple qu'une substitution fréquente chez les aphasiques de Broca consistait en une transformation du trait [+ voisé] en [- voisé], sans que soit tenu compte d'une éventuelle relation entre cette modification et les autres traits distinctifs des phonèmes substitués. Nous avons également constaté que les substitutions à distances interphonémique supérieure à deux, fréquentes chez les aphasiques de conduction, étaient à priori considérées, comme aléatoires et par conséquent que leur cause ne pouvait être appréhendée qu'en tenant compte de l'influence du contexte.

Or les modèles récents de géométrie des traits infléchissent considérablement de telles analyses. De tels modèles se présentent de la manière suivante : X NR NL NP coronal labial [arrondi] dorsal [antérieur] [distribué] [haut] [arrière] [voisé] [aspiré] [nasal] [continu] [latéral] X : unité de temps NR : noeud racine NL : noeud laryngal NP : noeud de place

New-Ce schéma469 fait apparaître que les traits constitutifs des phonèmes ne se situent pas tous sur le même plan mais appartiennent à des ensembles distincts470. Trois ensembles de traits sont distingués :

- les traits de qualité sonore (nasal, continu, latéral) ;

- les traits de position articulatoire (antérieur, arrondi, haut, etc.), correspondant aux trois articulateurs labial, coronal et dorsal471 ;

- les traits laryngés (voisement, aspiration).

Ces ensembles correspondent à des nœuds considérés comme mutuellement indépendants, c'est-à-dire comme des représentations encodées à des paliers différents.

L'analyse des substitutions à partir d'un tel type de modèle a permis d'établir les observations suivantes472 :

1. Les erreurs de substitution concernent majoritairement des traits qui appartiennent à un même palier473 ;

2. Les substitutions respectent en général les traits dominés par le nœud racine. En d'autres termes, elles s'effectuent entre phonèmes appartenant à la même classe. Mais le nœud laryngé est susceptible d'être altéré indépendamment474. Ce qui conduit S. Valdois à la conclusion suivante :

Les résultats montrent :

a) que les traits sont plus ou moins sensibles au processus pathologique selon le palier auquel ils appartiennent et

b) que les substitutions concernent généralement les traits appartenant à un seul palier et dominés par un nœud unique. Il ressort de l'ensemble de ces recherches qu'un segment ne peut être substitué par n'importe quel autre. Les erreurs de substitution ne sont pas aléatoires mais respectent des règles qui reflètent les propriétés des représentations phonologiques.475

469 Pour une présentation à vocation pédagogique de ces modèles, voir Paradis, C., «Phonologie générative multilinéaire», in Nespoulous, J.L., (Éd.), Tendances actuelles en

linguistique générale, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1993, p. 11-48 ; Valdois, S., et

Nespoulous, J.L., «Perturbations du traitement phonétique et phonologique du langage», in Seron, X., et Jeannerod, m. (Éds.), Neuropsychologie humaine, Liège, Mardaga, 1994, p. 360-374.

470 Ceci a été établi notamment par l'étude du processus d'assimilation (cf. Paradis, C., art. cit., p. 30).

471 «L'articulateur labial regroupe les consonnes labiales, l'articulateur dorsal, les consonnes vélaires et les voyelles, tandis que l'articulateur coronal regroupe les dentales, les alvéolaires, les alvéo-palatales et les palatales.» (Ibid.).

472 Cf. sur ce point Valdois, S., «Les transformations segmentales d'origine aphasique», in

Langage et aphasie. Séminaire Jean-Louis Signoret, F. Eustache et B. Chevalier (Éds.),

Bruxelles, De Boeck, 1989, p. 107-125, p. 111.

473 Observation due à Blumstein, S., «Phonological deficits in aphasia : Theorical perspectives», in A. Caramazza (Ed.) Cognitive Neuropsychology and Neurolinguistics, Hillsdale, Lauwrence Erlbaum, 1990, p. 33-53.

Un déterminisme de ce type ne pouvait bien entendu être appréhendé à partir d'un modèle classique du phonème comme simple réseau de traits binaires.

Enfin, on peut ajouter au nombre des arguments destinés à corroborer l'influence de facteurs intrinsèques aux phonèmes dans les transformations segmentales des aphasiques, le rôle joué par la notion de marque. Il semble en effet que les erreurs de substitution aboutissent le plus souvent au remplacement d'un phonème marqué par son équivalent non marqué. Par exemple, comme nous l'avons vu, une perturbation du voisement s'effectue très généralement dans le sens de la désonorisation plutôt que dans le sens inverse : une consonne sonore est marquée par rapport à la sourde correspondante.

Bien sûr, il faudrait au préalable fixer une définition du caractère marqué. Il y a en effet de grandes différences entre, par exemple, la conception originelle de la marque chez les linguistes du cercle de Prague et celle qui est utilisée par Kaye, Lowenstamm et Vergnaud dans le cadre de la théorie du charme et du gouvernement476. Pour la question qui nous occupe ici, nous pouvons toutefois nous contenter de considérer que «le degré de marquage d'un segment sera d'autant plus faible que ce segment est plus représenté dans les langues du monde, plus fréquent dans la langue considérée ou acquis plus tôt par l'enfant.»477

À partir d'une définition de ce type, Blumstein et Bélant ont en effet montré que les substitutions phonémiques des aphasiques ont tendance à s'effectuer dans le sens du remplacement des phonèmes marqués par leurs équivalents non marqués, tendance plus nette chez les aphasiques de Broca que chez les aphasiques de conduction478.

Certaines caractéristiques intrinsèques des phonèmes semblent donc bien participer au faisceau de causes qui déterminent les erreurs segmentales des aphasiques.

Cependant, l'intérêt des théories phonologiques contemporaines en matière d'aphasiologie apparaît surtout si l'on considère non plus la

476 Rappelons seulement que, pour Troubetzkoy, la marque n'intervient que dans le cas d'une opposition privative et qu'elle est liée à la notion de neutralisation (p. ex., en français, l'opposition [ ]/[Ε] est neutralisée dans une syllabe terminée par [ρ] puisque seul [ε] est possible, cette possibilité lui conférant le statut «non-marquée»). Pour Kaye et al. (Kaye, J., Lowenstamm, J., Vergnaud, J.R., «The internal structure of phonological elements : a theory of charm and government», Phonology Yearbook, 2, 1985, p. 305-328) le degré de marquage est proportionnel au nombre d'éléments primitifs qui composent un phonème (sur la notion d'élément, cf. infra, p. 239 et sq.). Pour une discussion sur la notion de marque en aphasiologie, cf. Nespoulous, J.L., Joanette, Y., Beland, R., Caplan, D., Lecours, A.R., «Phonologic Disturbances in Aphasia : Is there à «Markedness Effect» in Aphasic Phonemic / Phonetic Errors ?», Advances in Neurology, vol. 42 : Progress in Aphasiology, 1984, p. 203-214). Ajoutons pour finir que l'un des premiers à exploiter cette notion dans la théorie de l'aphasie fut Jakobson (Jakobson, R., Langage enfantin et aphasie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969).

«débilité par nature» mais la «débilité de situation». Ce paramètre mérite en effet d'être étendu au-delà de la simple opposition syllabe tonique vs syllabe atone. Nous examinerons ici les applications de deux théories : la théorie de la syllabe élaborée dans le cadre de la phonologie générative multilinéaire et la théorie du charme et du gouvernement, issue de la phonologie paramétrique.