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D’un point de vue épistémologique

Dans le document Les faiseurs de pluie (Page 197-200)

Le climax : un dogme ?

4.3 D’un point de vue épistémologique

4.3.1 L’oubli d’une profession

Qu’est devenu l’apport conceptuel clementsien au cours de l’histoire de l’écologie ? On peut se pencher sur la somme de Tobey, qui analyse la situation de l’écologie de Clements en terme de paradigme. Durant les années où écrit Tobey (fin des années 1970) il était de bon ton de confron- ter les courants de recherche à leurs propres ruptures, radicales, et surtout datables avec précision. Le domaine de la paradigmatique, dont la figure la plus représentative est Thomas S. Kuhn, a fourni le cadre analytique de R. Tobey, lui permettant d’identifier une Grassland School, c’est-à-dire l’école de Clements, et, plus généralement ces écologues des Grandes Plaines dont les études furent en bonne partie effectuées à l’Université du Nebraska.

Kuhn, dans La structure des révolutions scientifiques, utilise le terme paradigme, désignant une tradition particulière et cohérente de recherche scientifique1. Adhérer à un paradigme suppose l’existence d’une com-

1. T. KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Paris : Champs-Flammarion, 1983 (pp. 71–73).

munauté scientifique identifiée par des contenus théoriques auxquels on s’attache. Cela signifie que le paradigme regroupe un champ conceptuel, des normes de recherches scientifiques (certains problèmes ou solutions types, des modèles), un langage cohérent à travers la communauté (des symboles, par exemple), une métaphysique commune (soit une ontologie, description littérale de reconnaissance des objets d’étude, soit une heuris- tique partagée dans la pratique de recherche, par exemple les outils), et des valeurs partagées comme idéal de scientificité. Dessiner la frontière d’un paradigme est chose extrêmement délicate : que signifie cette différence ? On peut avoir affaire à une différence de langage, à deux sous-paradigmes issus, en fait, d’un même paradigme-source, et, surtout, à des effets de consensus difficilement explicables.

La question qui peut se poser en histoire de l’écologie, est de savoir si, d’une part, la naissance du concept d’écosystème en 1935 constitue le point de départ d’un nouveau paradigme (et il faudra alors définir l’ancien paradigme et la différence entre les deux, ce qui est loin d’être simple comme nous l’avons vu précédemment), et d’autre part si la persistance des références clementsiennes constitue la survivance d’un paradigme. C’est pourtant de cette survivance que témoigne la première parution du Journal of Range Managementen octobre 1948, officialisant à la fois l’ex- istence de la profession (création de l’American Society of Range Man- agement) et du champ de recherche.

En effet, l’émergence d’une nouvelle profession est bien avérée, celle de gestionnaires de l’environnement, spécialisés dans la faune (on peut noter la fondation, en 1937, de laWildlife Society, mais aussi, bien aupar- avant, l’existence de la Wildlife Division au Service des Parcs Naturels), ou dans la gestion des ressources végétales, explicitement, des experts polyvalents capables de rechercher les meilleures conditions d’utilisation et de renouvellement des couvertures végétales. Ces « gestionnaires de la vie sauvage » reconnurent pour la première fois en 1933 un travail synthé- tique sur les méthodes et la recherche en gestion naturelle, écrit par Aldo Leopold. Dans Game Management, ce dernier disserte sur les méthodes appliquées à la gestion de la faune, mais utilise les concepts disponibles alors, ceux de Clements : lorsque Leopold parle du contrôle de la couver- ture végétale, il renvoie explicitement aux concepts de climax, de stabilité,

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de succession, d’indicateurs végétaux, et de différences entre les forma- tions selon les types dominants1

En revanche, le livre de Leopold est aussi un manuel, tout comme l’est celui d’Arthur Sampson concernant la gestion des couvertures végétales, Range Management, écrit en 1923, et s’inspirant de même des mod- èles clementsiens. Ainsi, les professionnels puiseront largement dans ces manuels, dont la filiation perdurera bien longtemps jusqu’aux années 1980 (voir chap. V). Porter une attention particulière à ces professionnels de l’é- cologie, en particulier ceux travaillant dans les Grandes Plaines, permet de s’éloigner du cadre rigide d’une histoire du cheminement conceptuel de l’écologie répondant à la nécessité du progrès scientifique. D’une part, parce que ce progrès ne peut être analysé qu’en faisant des choix restric- tifs sur les acteurs qui font de l’écologie une science distincte des autres et sur la portée des concepts de l’écologie dans les applications possi- bles, notamment celles qui furent menées en réponse au Dust Bowl et, de manière générale, dans les projets de conservation. À notre avantage, nous trouverons une forme d’accord consensuelle sur le rôle que doivent tenir les écologues nord américains des années trente, pour répondre aux besoins sociaux et économiques crées par la Grande Crise. D’autre part, si une profession émerge, c’est qu’elle correspond à un besoin dont l’enjeu scientifique et pratique est analysable au regard de l’application des éco- logues à faire de l’écologie un outil d’approche des problèmes nouveaux, ceux qui mettent à l’épreuve l’écologie dans le contrôle et l’optimisation de l’usage des ressources naturelles.

L’existence d’une profession marque en fait le point culminant où une science développe des méthodes d’applications, et, d’un point de vue pragmatique, ces méthodes sont censées durer. Raisonner en termes de changement de paradigme concernant l’écologie scientifique permet sans doute de dater et de discerner les changements d’orientation entre une écologie pré-énergétique et une écologie énergétique, entre une étude des communautés et celle des écosystèmes, entre une étude des individus végétaux et celle des successions des communautés, etc. Nous soutenons que l’émergence d’une profession – disons pour l’instant, d’« écologues - gestionnaires » – durant les années trente a assuré la persistance de la 1. A. LEOPOLD, Game Management, New York : Charles Scribner’s Sons, 1933 (pp. 304–323).

théorie du climax et, par là, a développé la réflexion autour de la ges- tion écologique en termes d’équilibre et de conservation, réflexion qui a perduré jusqu’à la fin du XXesiècle.

4.3.2 Peut-on parler d’incommensurabilité ?

Cette question n’est pas dénuée d’arrière-pensée. En effet, en 1977, Ronald C. Tobey, dans un article intitulé « American Grassland Ecology, 1895-1955 : the Life Cycle of a Professional Research Community »1,

utilise le point de vue combiné de D. Crane2 et Kuhn pour décrire les

frontières paradigmatiques de la Grassland School. Plus tard, en 1981, dans Saving the Prairies, l’auteur reprend cet article. Il entreprend de tracer l’histoire de l’École des Grandes Plaines et fait coïncider l’école clementsienne avec ce paradigme, jusqu’à l’identification3. Il s’agit de

démontrer les spécificités, en termes kuhniens, de ce qu’on pourrait qual- ifier de modèle dominant clementsien, afin d’expliquer l’émergence, en réaction, du concept d’écosystème de Tansley et son adhésion4. Tobey

attribue ainsi beaucoup au déclin du paradigme clementsien les échos de l’organicisme philosophique, qu’il qualifie d’« idéologie politique de l’é- cologie de la végétation ».

En réalité, une lecture rapide des textes postérieurs à 1935 permet facile- ment de se convaincre d’un changement radical de paradigme, et, qui plus est, un changement assez rapide. Ainsi, dans sa nécrologie de Clements en 1945, Homer L. Shantz, écrit :

« Bien que nous n’acceptions pas totalement la théorie selon laquelle la formation climacique est un organisme, le sys- tème [développé par F. Clements] est pour le moins utile pour 1. R. TOBEY, « American Grassland Ecology, 1895-1955 : the Life Cycle of a Pro- fessional Research Community », dans : History of American Ecology, sous la dir. de F. EGERTON, Salem : Ayer Company Pub., 1977, page(s): n/a.

2. D. CRANE, Invisible College : Diffusion of Knowledge in Scientific Communities, Chicago : University of Chicago Press, 1972.

3. J. B. Hagen reprend cette idée et insiste sur l’aspect dogmatique de la personnalité de Clements, en distinguant les chercheurs « émancipés » de l’école clementsienne et ceux, plus proches dont les résultats sont considérés comme fondamentalement dépendants des recherches propres de Clements. Voir HAGEN,« Clementsian Ecologists : the Internal Dy- namics of a Research School »(pp. 178–195).

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