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Chapitre 2. Les espaces de la carte

2.3. La carte numérique : un programme d’action

2.3.1. Faire voir

Le concept de « machine de vision » permet d’appréhender les médiations qui concourent à l’appréhension de la réalité. Le terme a été créé par Paul Virilio dans un livre éponyme, où il proposait de s'intéresser aux conséquences de la production et du traitement automatique des images. Ce concept concerne ici principalement les dispositifs optiques.

« Ne parle-t-on pas de la production prochaine d’une « machine de vision » capable, non plus uniquement de reconnaissance des contours des formes,

mais d’une interprétation complète du champ visuel, de la mise en scène, proche ou lointaine d’un environnement complexe ? » [Virilio, 1988, p.125].

Claude Baltz reprend ce concept pour traiter des perceptions au sein de l'espace informationnel [Baltz, 2003, p.6]. La machine de vision, modalité de l'appréhension du monde, dépasse la seule nature optique pour prendre une pluralité de formes. Elle se définit selon l'opposition matériel / immatériel : aux machines de vision matérielles, comme les médiations techniques et autres interfaces, s'ajoutent les machines de vision immatérielles, telles les mises en forme cognitives de l'information, par exemple un concept ou une théorie. Poursuivant sur ce point et en y ajoutant une terminologie provenant de Michel Foucault, Bernhard Rieder fait le lien entre les machines de vision immatérielles qui agissent sur l'espace du discours, celui des mots, en opposition aux machines de vision matériels dont l'action se porte sur l'espace non-discursif, celui des choses.[Rieder, 2003, p.62].

La cartographie dépasse cette dualité des mots et des choses, en synthétisant les qualités des deux types de machines de vision : en effet, en tant que mise en forme de l'information, la carte dirige le regard pour permettre l'appréhension cognitive des informations. Mais cette fonction se base sur la capacité de traitement de l'information de la carte. En agissant sur les choses, il s'agit de faire émerger des mots, rejoignant ainsi le domaine du discours. L'aspect graphique de la carte rejoint sa visée sémantique.

La carte ne constitue pas une simple médiation, organisant l’information au sein d'un processus de transmission ; à l'inverse, elle ne se limite pas non plus à une simple mise en forme graphique, pour « mieux voir » les informations. Nous avons vu que la carte se définit par rapport à un espace qui la dépasse : en des termes informationnels, la spécificité de la carte est de constituer à la fois son « milieu » et sa « machine de vision ». La carte est une modalité d'appréhension de l'espace qui détermine en même temps le regard porté sur cet espace. Elle se définit alors comme une subtile mise en abyme : elle constitue un espace qui intègre et dépasse le monde, le reproduisant tout en le défiant, le visualisant tout en le constituant.

Oserait-on dès lors proposer le cOserait-oncept hybride de « milieu de visiOserait-on » pour caractériser la carte ? L'idée de « machine » semble réduire les champs d'applications en accentuant le déterminisme technique du dispositif. La version nouvelle du concept permettrait en revanche de mettre en avant la plasticité du format de la machine de vision, tout en conservant ses possibilités de réglage de la vision.

Quel programme d'action est mis en oeuvre par la carte conçue comme

« milieu de vision » ? Celui-ci est composé de trois niveaux. La carte, tout d'abord, circonscrit un champ donné au sein de l'espace informationnel, en définissant un espace « intérieur » séparé d’un espace « extérieur ». Il s'agit ainsi de définir les propriétés de l'espace choisi, sa forme, sa nature, ses potentialités. La carte procède ensuite d'une mise en forme : elle sémiotise les informations à traiter, les concentrant sous forme de signes propres à permettre leur traitement. Enfin, la carte fournit les éléments pour se mouvoir entre les différentes catégories de l'espace. La fonction de zoom est ici essentielle, car elle rend possible le déplacement entre les multitudes de couches et de liens au sein d'un espace complexe.

« La meilleure et la plus fondamentale des illustrations du concept de MV [Machine de Vision19] est certainement celle qui concerne le zoom, terme métaphorique pour désigner, entre autres, « l'attention visuelle sélective » [BRU 00], qui signifie d'abord la capacité technique de se « rapprocher » de l'objet de vision mais aussi la possibilité mentale de s'intéresser de plus ou moins « près » à lui donc de « créer » plus ou moins ainsi l'information » [Baltz, 2003, p.368]

Le zoom est une fonction traditionnelle de la carte qui permet de naviguer entre les échelles de représentation, pour passer d'une vision très large à très précise, avec un nombre déterminé de niveaux entre ces deux extrémités. Cette fonction de zoom permet de sélectionner les catégories d’information sur lesquelles va porter l’attention au sein d'un espace hybride.

19 Ajouté par nos soins.

La carte conçue comme milieu de vision permet de mettre le sujet au centre de la carte : la personne qui règle ces machines de vision à travers la carte ne possède pas seulement un outil de repérage, mais surtout le milieu pour interagir avec un espace informationnel complexe. La carte rend compte des espaces hybrides en y incluant l'individu. Comme le formule Claude Baltz,

« C'est ainsi que, sans élucider totalement l'opacité fondamentale de notre rapport au monde en tant que tel, le concept de MV apporte pourtant de quoi travailler la zone intermédiaire où s'établit ce rapport, en même temps qu'il nous invite à le « suspendre » (« hors-soi » au sens phénoménologique) pour examiner si un autre réglage de nos machines ne produirait pas une autre vision et donc d'autres noeuds, d'autres liens ». [Baltz, 2003, p.369]

La fonction de vision de la carte ne consiste jamais en simplement

« dé-couvrir » des informations, elle vise également à créer de la signification.