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L’ensemble des possibilités tactiques de la cartographie numérique peut se traduire par une action dans l’espace : la carte constitue alors un allié de choix dans une optique de réappropriation de l’espace urbain. En faisant le lien avec le contexte d’espace de flux détaillés précédemment, on peut interpréter cette réappropriation comme un ensemble de tentatives pour recréer du sens dans l’espace, à rebours de la désémantisation mis en oeuvre par la société de flux. Cette réappropriation passe donc par la capacité donnée à chacun de faire signifier les espaces, c’est-à-dire de créer ces propres associations de sens entre des éléments spatiaux hétérogènes.

Cette réappropriation des espaces de la ville peut prendre une multitude de formes. Une d’entre elles est l’inscription de la subjectivité dans l’aspect formel de la ville : les noms des rues. Le groupe d’artistes « The Institute for Infinitely Small Things » a relevé ce pari dans son projet « The City Formerly Known As Cambridge » [Thompson, 2008, pp.152-153]. Le projet se base sur une consultation publique visant à collecter le rapport subjectif des citadins à leur ville, où ils pouvaient se prononcer sur le nom qu’ils aimeraient donner à une rue spécifique. Toutes ces données sont ensuite

53 Disponible sur le site de l’Institute for Applied Autonomy : http://66.93.183.118:8080/isee/s1

rassemblées et intégrées sur une carte qui retranscrit littéralement le sens que les citadins donnent à leur environnement de vie.

La réappropriation des espaces urbains peut également passer par exemple par une récupération des denrées alimentaires. Dans cette optique, deux projets américains font un usage tactique de la cartographie. Les New-Yorkais du groupe « Freegans » [Borasi / Zardini, 2008, pp.180-181]

cartographient les lieux de dépôt fréquent de nourritures dans la ville (marchés, restaurant) permettant ainsi à chacun de les récupérer. Le collectif

« Fallen fruit » [Borasi / Zardini, 2008, pp.206-207] propose également de se réapproprier les fruits de la ville, en cartographiant les arbres de Los Angeles qui poussent par-dessus les clôtures (les rendant ainsi biens publics). À l’aide de ces cartes, des balades de récupération de fruits sont organisées.

La cartographie possède une fonction rhétorique qui peut prendre part à un débat politique, en permettant l’inscription des significations individuelles au sein de la sphère publique. Suivant cette logique, la carte numérique favorise de même des actions de réappropriation de l’espace en géolocalisant des données en rapport à un but. Les données spatiales fournissent alors des armes54 dans le débat politique.

4.3.4. « La Montre Verte » : un outil politique

La cartographie participative de la pollution prend part au champ de la cartographie tactique. En visualisant les niveaux de pollution de la ville, elle permet d’imaginer des usages politiques de la carte. Par exemple, une association de quartier voulant limiter la vitesse de circulation sur une rue trouvera, dans des relevés de pollution sonore, un argument de poids. Du fait du caractère libre des données de pollution, on peut imaginer que toute association, collectivité, groupe écologiste, etc., saura faire l’usage qui lui convient de telles données.

54 Nous faisons référence à la phrase : « The activists effectively weaponize spatial data » (souligné par nos soins) [Mogel / Bhagat, 2007, p. 30].

Cette fonction de croisement des données est déjà intégrée dans la cartographie en ligne « Citypulse ». En effet, la fonction « Calques » visualise la présence des maternelles et des espaces verts de Paris55. Ce ne sont ici que deux exemples possibles des éléments de la vie urbaine à mettre en conjonction. On peut imaginer par exemple croiser les taxes d’habitation et les zones de pollution urbaine, ou encore les espaces verts et les taux d’ozone, pour savoir si les jardins constituent vraiment un rempart à la pollution.

Les données issues de la « Montre Verte » permettent de considérer la carte comme un outil de négociation politique, pouvant alimenter des stratégies de réappropriation urbaine, de formes et de buts hétérogènes.

Le projet « la Montre Verte » propose d’expérimenter les propriétés et les applications d’un dispositif participatif de captation de la pollution. Il n’en est qu’à ses premières ébauches, mais présente déjà des réalisations encourageantes. Ce projet a été l’occasion de décrire un exemple d’expérimentation se basant sur la cartographie numérique. En proposant de rendre compte de la pollution environnementale et sonore de la ville de Paris, cette carte permet l’orientation urbaine en fonction des niveaux de pollution ; elle est de même un moyen de convaincre d’un certain état environnemental, avec la possibilité de croiser ces données avec d’autres sources. À travers toutes ces expérimentations, il s’agit au final de concevoir la carte comme un nouveau support d’innovations et de services, mobilisable par une multitude d’acteurs.

La carte ne doit pas ici être considérée comme la solution miracle pour combler les effets désémantisateur de l’organisation en réseau : si le flux met en oeuvre un mouvement généralisé des biens, des personnes et des signes, la cartographie pourrait être interprétée comme une solution facile pour combler les apories qui en résultent, en permettant de recréer un positionnement au sein d’un espace flou. Il s’agit dès lors de ne pas surestimer les possibilités de la carte. Celle-ci propose une organisation des

55 Voir figure 8.

informations selon un principe de géolocalisation, laissant aux individus la possibilité de faire signifier a posteriori ces données. La cartographie numérique dans sa version participative ne constitue en rien une révolution des pratiques de la carte : l’innovation provient davantage des propriétés du numérique, facilitant la création et la transmission des données, et surtout des usages nouveaux qui en sont faits. La carte tend ainsi à devenir un outil à la portée de tous, propre à de nombreux remaniements et mobilisables par de multiples acteurs.

Loin de constituer une rupture fondamentale, l’expérience de la

« Montre Verte » doit davantage être considérée comme un révélateur du fait que le rapport à l’espace n’est plus donné d’avance et qu’il résulte désormais d’une activité de construction de signification en provenance des individus. Dans ce cadre, la « Montre Verte » est une tentative intéressante de créer du sens à partir de l’espace. De par sa structure ouverte, elle est propice à alimenter d’autres projets, pouvant créer à leur tour d’autres tentatives de signification dans l’espace urbain.