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Suivant une démarche davantage artistique, la carte peut également favoriser des pratiques de désorientation. Le but y est donc moins de rationaliser le déplacement dans un espace que de brouiller les modes traditionnels de perception spatiale : il est dès lors possible d’appréhender le territoire sous un nouvel angle.

Le mouvement avant-gardiste des situationnistes a développé dès les années cinquante un ensemble d’expérimentations afin de révéler le potentiel poétique de Paris. Partant d’une critique de l’urbanisme et de l’architecture comme bras armé de la « société du spectacle », les situationnistes tentent de rendre poétiques et symbolisables différents espaces de la ville. On relèvera notamment le collage de Guy Debord qui illustre « l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographie » [Debord, 2006, pp.290-292]. Il s’agit d’un ensemble de bouts découpés de plan de Paris mélangés sur un fond neutre et reliés entre eux par des flèches rouges. Le but est ici de représenter le rapport subjectif à l’espace en jouant sur l’agencement des lieux. Ces « plaques tournantes » se prêtent alors à une géographie qui inclue la dimension psychologique propre à chacun.

Ces expériences situationnistes constituent une source d’inspiration constante pour penser le rapport à l’urbanisme et à l’architecture des villes.

Fidèle aux principes du détournement des situationnistes, l’artiste américaine Paula Levine propose dans son projet « Shadows from another Place » de géolocaliser sur une carte de San Francisco les points d’impact des bombardements américains sur Bagdad en 200349. L’effet de désorientation provient ici du détachement des points bombardés (dont des

49 Disponible sur : http://shadowsfromanotherplace.net/

photos sont accessibles), de leur point géographique d’origine, pour être retranscrits dans un milieu fondamentalement différent, une ville américaine. L’appréhension de l’espace passe alors par la reconstruction mentale du théâtre des opérations.

4.2.4. « La Montre Verte » : l’orientation environnementale

La carte est un instrument de représentation de l’information dans un but d’orientation dans l’espace. Dans le cas de la « Montre Verte », une étude des pratiques de mobilité qui se créent à partir de l’usage de la cartographie de la pollution demanderait une étude sociologique à long terme. Quelles nouvelles pratiques de l’espace apparaissent à travers l’utilisation d’une carte en temps réel de la pollution ? À quelle fréquence les citadins l’utilisent-ils ? Se dégage-t-il un usage collectif de la carte ?

Dans le cadre de ce travail, on peut imaginer que la cartographie de la pollution permette aux citadins de moduler en temps réel leurs cheminements dans la ville, en fonction des données disponibles de bruit et d’ozone. Ils peuvent le faire en différé, à travers la consultation de la carte disponible sur Internet, ou en temps réel, à travers la visualisation des données recueillies par la montre. Cette dichotomie est appelée à disparaitre, devant le développement de l’Internet mobile, permettant à chacun de consulter la carte « Citypulse » à tout moment ; sur le téléphone portable qui accompagne la montre, une application permettant de voir les autres données collectées est de même en développement.

On peut alors imaginer que les citadins pourraient calculer leurs

« itinéraires de moindre pollution », en se basant sur des données actualisées en temps réel de la pollution urbaine. Ces données pourraient de même être contextualisées en fonction des besoins de chacun : une personne qui pratique la course choisira un tracé moins pollué, une personne sensible à la pollution sonore pourra de même moduler son chemin. Cette carte peut tout à fait se croiser à d’autres services basés sur la mobilité. On peut par exemple imaginer intégrer un capteur de pollution dans les Vélib de la ville

de Paris. Ici encore, les possibilités d’application demeurent largement ouvertes.

4.3. Convaincre

Nous avons précédemment évoqué la valeur argumentative de la carte (point 1.1.2.). À travers la géolocalisation des informations, la carte permet d’entrecroiser des informations, pouvant alors servir un propos précis : elle devient alors un instrument pour convaincre. Appliquée à l’espace urbain, la carte constitue un instrument rhétorique ayant une multitude d’utilités.

Cet usage de la carte n’est pas nouveau : la carte du choléra à Londres de John Snow [Hall, 2008, pp.122-123] en est le meilleur exemple : en montrant le lien entre les points de concentration de choléra et les points d’eau à Londres, cette carte permit de combattre l’idée reçue de la transmission du choléra par l’air, et ainsi de s’attaquer à la cause réelle de l’épidémie.

La carte constitue un outil de gestion de signes au sein d’un espace urbain conçu comme ressource sémiotique [Semprini, 2003, p.230] : à travers la carte, les individus ont la possibilité de conférer un sens à l’espace en corrélation avec leurs représentations. La carte numérique participe de ce mouvement de resémentatisation des espaces sous plusieurs formes.

4.3.1. Le mashup

Le mashup est une technologie qui décuple la capacité rhétorique de la cartographie numérique, en fournissant un support facile d’utilisation et propice à une multitude d’usages. La géolocalisation des informations au sein d’une même carte permet alors de faire advenir des associations de sens. Le mashup « Healthcare that works » en est un bon exemple50. Cette

50 Disponible sur le site de Bronx Health Reach : http://www.healthcarethatworks.org/maps/nyc/

cartographie géolocalise les hôpitaux de la ville de New York selon trois catégories : ceux qui sont ouverts, ceux qui subissent des réductions de leurs moyens, ceux qui ont récemment été fermés. En plus de ces points, un système de calque indique la composition sociale de la population à travers deux critères : le pourcentage de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté et le pourcentage de population de couleurs. Ce mashup permet de faire le lien entre l’évolution de ces deux critères sociaux (entre les années 1985, 1995 et 2005) et l’état du système hospitalier. Le lecteur peut alors voir que les hôpitaux ferment et/ou sont en réduction de moyens tendanciellement plus souvent dans les quartiers populaires.

Cette carte composite est un exemple révélateur du potentiel argumentatif de la cartographie en milieu urbain. Elle permet de conférer une visibilité à des phénomènes sociaux, ou à des populations, qui ne sont que rarement pris en compte sur les cartes officielles. On peut imaginer ici une communauté d’intérêts qui pourrait utiliser la carte pour affirmer sa présence dans la sphère publique, acquérant ainsi un poids dans les débats.

La carte permet également de souligner l’importance de certains phénomènes sociaux en faisant le lien entre plusieurs éléments données. La carte précédente apporte par exemple la preuve d’un fait social existant, mais en manque de visibilité : le lien entre la composition sociale de la population et l’état du système de soin. La cartographie permet ainsi de donner forme des faits sociaux prégnants, acquérant dès lors une légitimité politique.

Le mashup, en facilitant la création de cartes, permet à chacun de géolocaliser des informations et de fournir une visibilité à des intérêts particuliers. Cette technique transforme la carte en un outil rhétorique courant, accessible à un grand nombre d’utilisateurs et prêt à une multitude d’usages.