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Chapitre 1. LA NON-VIOLENCE, PRINCIPES, MODE DE VIE ET ENJEU

1. NOTIONS CONCEPTUELLES

1.1 Non-violence : mode de vie, outil de lutte, mécanisme du pouvoir

En songeant au concept de la non-violence, d’emblée plusieurs questions viennent à l’esprit. Qu’est-ce que la non-violence ? D’où vient-elle ? Pourquoi la non-violence a-t- elle fonctionné dans un cas historique et pas dans un autre? La non-violence sert-elle toujours les bons intérêts ? Peut-elle être utilisée à des fins autres que le bien commun? Ces questions, et tant d’autres encore, naissent au fur et à mesure où l’on croit répondre à chacune, comme un ruban sans fin. Lectures et réflexions patientes sont probablement les clés qui donnent accès à une portion bien limitée du domaine qui, comme d’autres activités humaines, se renouvelle sans cesse et ne se circonscrit jamais totalement. Pour l’heure, la non-violence dont il sera ici question est celle qu’utilisent les groupes d’intérêts communs, autant que les individus, pour parvenir à un monde plus juste. À ce chapitre, les actions directes non-violentes dirigées par Martin Luther King Jr. sont mémorables, et l’histoire humaine en recèle de nombreuses. En général, l’issue de la lutte non-violente mise sur le rétablissement de la justice, mais il faut garder en mémoire que des intérêts différents peuvent aussi utiliser la non-violence à des fins liées à l’obtention de concessions qui favorisent un groupe particulier sans pour autant favoriser la société, ou même au détriment de celle-ci. La non-violence n’est pas utilisée qu’au service du bien et de la vertu. Certaines sources décrivent aussi la non-violence comme un moyen de lutter de manière très engagée, l’identifiant même à une arme de combat. Qu’en est-il ?

La non-violence ne semble pas être la particularité propre d’une religion, d’un système politique, d’une culture, d’une race ou d’un hémisphère de la planète. La non-violence est utilisée à travers le monde selon les circonstances bien plus que selon des caractéristiques sociales ou culturelles, et on associe souvent une activité de la non-violence à la figure qui a contribué à en populariser la méthode : la non-violence à la manière de Gandhi. Celle-ci réfère en effet à une forme de non-violence particulière telle que la résistance

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passive et la non-collaboration, alors que celle de Henry David Thoreau par exemple, réfèrera d’avantage à la désobéissance civile. En ce sens, la non-violence est une réaction à une situation injuste, mais certains vont jusqu’à la décrire comme une arme offensive. C’est le cas pour le politologue Gene Sharp qui a démontré que cette dernière possibilité est bien réelle. Qui est donc Gene Sharp ?

Professeur émérite de sciences politiques de l’université du Massachussetts et nominé au prix Nobel de la Paix en 2011, Gene Sharp ouvre l’esprit sur une réalité différente de cette image que d’aucuns se font de la non-violence. Dès à présent, et pour la suite des choses, il faut dépouiller la non-violence le plus possible de ses connotations humanitaire, religieuse ou morale pour l’amener à son plus simple dénominateur sémantique qui est l’absence de violence. Il faudra donc accepter de faire route avec cette conceptualisation qui relève de la neutralité. L’action non-violente est un moyen parmi d’autres de parvenir à un résultat, moyen qu’utilise autant le pouvoir institutionnel que populaire.

Lorsqu’elle est réponse à une situation d’oppression, la non-violence porte alors souvent le nom d’action directe non-violente ou simplement d’action non-violente9.(Sharp, 1973a, p. 8) Elle se concrétise lorsque des individus, ou des groupes d’individus planifient des attaques publiques dérangeantes capables de renverser, de paralyser ou de ralentir le pouvoir politique, mais exemptes de violence, dans un but coercitif qui sert ou non le bien commun et surtout, leur cause propre. Cela pourrait s’apparenter à une forme de terrorisme ciblé dont la caractéristique majeure est l’absence de violence. Occupation d’une place publique, de bureaux gouvernementaux, engorgement de serveur informatique, paralysie de chantiers, bref, chacun des points faibles de l’adversaire. (Renou, 2009, p.23) Préparées, planifiées souvent avec rigueur, ces offensives sont parfois aussi fructueuses que d’autres stratégies qui peuvent impliquer de la violence. C’est pourquoi certains auteurs désignent la non-violence comme une arme de combat. Ces groupes incluent les terroristes socialement acceptables, mais cela n’est pas une condition sine qua non. Sharp démontre que toutes les causes non-violentes ne sont pas socialement acceptables. (Sharp, 1973a, p. 6)

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Dans un affrontement, les moyens institutionnels ou populaires de lutter dont parle Sharp se catégorisent en 6 actions distinctes, dont la non-violence (Sharp, 1973a, p. 65)

1) La négociation, la médiation et la conciliation. Voilà un moyen simple qui fait appel aux habiletés des débateurs en présence.

2) Les procédures pacifiques, soutenues par des mécanismes gouvernementaux ou d’autorité reconnus (incluant, de manière paradoxale, la menace de représailles, les sanctions, etc ). Le peuple obéit docilement sachant ce à quoi il peut faire face autrement.

3) La violence physique dirigée contre les personnes.

4) La violence physique dirigée contre les personnes incluant la destruction de leurs biens matériels.

5) La destruction de biens matériels pure et simple. 6) La non-violence.

Cette catégorisation par Sharp est importante à considérer dès maintenant, parce qu’elle empêche le lecteur de tomber dans le piège de limiter sa pensée et son analyse des situations de manière généralisée et simpliste en deux camps : les événements violents d’un côté et les non-violents, de l’autre. Cette mauvaise catégorisation conduit, d’après lui, à une distorsion de la vision qui divise les événements selon qu’ils paraissent légitimes ou non, bons ou mauvais selon le jugement de tout un chacun. Pour Sharp, les événements doivent plutôt se séparer selon deux réalités : action et inaction. C’est à partir de là qu’il poursuit son analyse en divisant l’action en 6 catégories qui viennent d’être évoquées. Que doit-on retenir de cet exercice ? Que la non-violence peut faire référence à une définition plus spécialisée, propre au monde politique. Dans cette avenue, politique implique pouvoir, car l’enjeu ultime de la non-violence peut être une prise de pouvoir : un pouvoir sur sa vie propre, ou sur une collectivité. L’enjeu est le pouvoir, son monopole, son retour, son équilibre, ou son partage.

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Le pouvoir est donc un aspect inhérent à la démarche entreprise par des groupes ou des individus. Pour réussir l’action directe non-violente, il faut graduellement et nécessairement exercer une forme de pouvoir. Par exemple, King et Gandhi ont été investis d’un pouvoir charismatique, social et, ultimement, politique qui a permis une intégration des personnes opprimées au mouvement et au but poursuivi. Cette forme de pouvoir, que l’on pourrait désigner par le vocable «leadership», est une composante constructive, visible et essentielle du mouvement dans son ensemble. Le leadership sera étudié en 2.2.

De toute évidence, la diversité des contextes appelle une diversité des formes de pouvoir, et leurs définitions semblent difficiles à contenir tant le concept est vaste.

Pouvoir psychologique, pouvoir physique, pouvoir politique, pouvoir du détenteur de l’information, pouvoir sanctionné par un électorat, acquis par nomination, pouvoir économique, tous sont autant de manifestations de la capacité d’obtenir ce pouvoir, que ce soit individuellement, ou collectivement. Pour les besoins de cette thèse, le pouvoir politique est d’intérêt, de même que la notion de leadership et de charisme. Pour permettre de traiter adéquatement de la question, tout en restant dans les limites gérables pour une thèse, il nous faut restreindre la notion de pouvoir autour des acteurs majeurs de la non-violence étudiés ici, et d’y inclure la question de la toute-puissance divine, pierre d’angle de la théologie de David Griffin. Cette notion de toute-puissance de Dieu sera d’ailleurs étudiée au chapitre 4.

Kenneth Boulding, professeur émérite de l’univeristé du Colorado, propose dans Three

Faces of Power, un modèle d’analyse qui catégorise le pouvoir en trois types simples :

constructif, destructeur et intégrateur. Dans son étude, Boulding expose lui aussi que la multidimensionnalité du pouvoir est difficile à circonscrire, tout autant qu’à quantifier et à mesurer. (Boulding, 1989, p. 20) Malgré cette difficulté, Boulding a tenté de simplifier et d’établir quelques paramètres qui, fort à propos, permettent de poursuivre la présente recherche. Ainsi, par pouvoir constructif, Boulding entend une forme de pouvoir qui a la propriété de susciter du neuf, de contribuer à la création de biens, de services ou de situations favorables à une forme de croissance. Cultiver la terre à l’aide d’outils

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aratoires appropriés confère une forme de pouvoir à ce cultivateur. Réparer des vêtements, afin de les rendre utilisables à nouveau, donne à la couturière un pouvoir sur la matière qu’elle travaille, dans un but précis. Le pouvoir destructeur est celui par lequel l’humain, ou la matière, met fin à la vie de quelqu’un ou d’un animal, rend inutilisable ou moins utilisable un lieu ou un objet, annule la fenêtre d’opportunité qui se présentait, met fin aux potentialités existantes. Par exemple, des manifestants saccagent des locaux, un pirate informatique neutralise une banque de données, un événement naturel dévaste un lieu. Enfin, le pouvoir intégrateur est celui par lequel un être humain réussit à rallier autour de lui, de ses idées, un individu ou un groupe. Il a la capacité de rallier à lui l’opposant destructeur. Il fait bouger les masses populaires et suscite le changement. Par exemple, un professeur réussit à mobiliser ses étudiants autour d’une activité, une animatrice de radio fait descendre une foule dans la rue, ou un politicien convie l’électorat à faire entendre son opinion.

La tentation serait ici de ramener sous le même titre le pouvoir intégrateur et le pouvoir constructif, mais il faut s’en garder puisque Sharp a démontré que la non-violence n’est pas uniquement un outil utilisé dans une perspective de bien commun. Par conséquent, en jumelant les analyses de Sharp et Boulding, on pourrait conclure que le pouvoir intégrateur sert à mobiliser des énergies dans un objectif tant constructif que destructeur. C’est le pouvoir intégrateur qui, le premier, rassemble et mobilise.