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Chapitre 2. 40 ANS DE TERREAU THÉOLOGIQUE ENTRE DEUX CONFLITS

1. LA GUERRE DU VIETNAM

1.2 Une guerre entre deux idéologies

Les années 1960 furent marquées par la guerre du Vietnam et par la chasse au communisme, par un mouvement social qui exigeait le retrait des troupes américaines du Vietnam, par l’accès à la citoyenneté à part entière pour les Noirs, par la libération de la Femme, par la Guerre Froide, et par plusieurs conflits armés auxquels participaient secrètement ou ouvertement les États-Unis. Ces années furent marquées aussi par une supériorité politique et militaire incontestable des Américains sur tous les pays du globe. S’affrontent aussi, au sein même du gouvernement américain, des visions différentes. L’heure est à l’honneur, au commerce et à la croissance effrénés. Un enjeu international important attire l’attention et mobilise la société américaine: l’expansion du communisme. Aux États-Unis, le Sénateur démocrate J. William Fulbright, Président du comité sénatorial des Affaires Étrangères des États-Unis et Robert McNamara, également démocrate, Secrétaire à la Défense des États-Unis durant le mandat des Présidents John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson, s’entendent pour dire que les États- Unis, représentants du monde libre, portent la responsabilité unique de ne pas laisser le communisme se répandre sur le globe.

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Les trois extraits qui suivent jettent les bases de notre compréhension du contexte propre à la politique extérieure des Américains pour cette période, et aident à comprendre pourquoi les Américains se sont tellement investis dans cette campagne :

Vietnam, after all, is only one of many small and weak nations on the periphery of a powerful China and, as has been pointed out innumerable times, what happens in one such country may well happen in another. This premise underlies the “domino” theory, which holds that if one country falls to the communists, so must another and then another. (…) History and logic and common sense suggest that a viable settlement in Vietnam must be part of a general settlement in Southeast Asia. (Fullbright, 1967, p. 186)

Fulbright donne ensuite un aperçu de l’ambition militaire américaine :

Applying historical experience, the crisis in Southeast Asia might be resolved on a lasting basis by the neutralization of the entire region as between China and the United States. (Fullbright, 1967, p. 188)

McNamara décrit ce qui animait les Présidents Kennedy dans une moindre mesure, et Johnson, très âprement :

But most of all Johnson was convinced that the Soviet Union and China were bent on achieving hegemony. He saw the takeover of South Vietnam as a step toward that objective – a break in our containment policy – and he was determined to prevent it. (…) Johnson’s policy remained the same as Kennedy’s: “to assist the people and Government of South Vietnam to win their contest against the externally directed and supported Communist conspiracy ” (…) (McNamara, 1996, p. 102)

Ces trois citations mettent en place un contexte de cette époque : crainte des avancées du communisme, responsabilité mondiale, patriotisme. Le Sénateur Fulbright voyait la mission américaine comme un signe de bienveillance à l’égard des nations qui ne connaissaient pas la liberté et le niveau de vie des Américains. Il voyait en son pays une responsabilité de faire accéder les autres nations à ce qui était prodigué à ses propres citoyens. (Fullbright, 1967, pp. 18, 118) La crainte de Fulbright n’était pas tant que les Américains se mêlent de ce qui ne les regardait pas, mais bien qu’ils soient généreux au point de mettre en danger leur propre équilibre. C’est une forme d’arrogance que se

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donnent, dit Fulbright, les pays dont le pouvoir mondial est incontestable. À ce moment, Fulbright en toute naïveté, ne voit pas cette situation comme de l’arrogance. Il croit en toute bonne foi que son pays est le meilleur au monde. (Fullbright, 1967, pp. 197, 200)

The United States, on the other hand, is the richest, most powerful, and generally most successful nation in the world, and everyone knows it. (Fullbright, 1967, p. 222)

McNamara, plus terre à terre, constate que la contingence du communisme était l’argument qui motivait l’intervention américaine en Asie du Sud-Est. Pour que le développement du communisme soit contenu et limité, il était nécessaire de multiplier les assises militaires américaines dans cette zone, de poursuivre l’offensive de façon la plus cachée possible grâce à des interventions secrètes puis de manière ouverte, à la suite de la résolution du Golfe du Tonkin. (McNamara, 1996, pp. 53, 55) L’étendue militaire américaine s’en trouvait stratégiquement renforcée, de sorte que les intérêts commerciaux purent s’étaler tout autant.

Il nous apparaît que cette réalité économique n’était peut-être au départ qu’une conséquence de la présence américaine en Asie. Or, cette conséquence est devenue, selon toute vraisemblance, le fer de lance des Américains dans la période qui a suivi la fin de la Guerre Froide dans les années 1980 pour se poursuivre dans les années 1990. La stratégie de contingence du mouvement communiste est cependant clairement défendue par Henry Kissinger. À compter de la période d’après guerre, soit dès 1946, les États- Unis ont vu d’un œil inquiet l’influence soviétique s’étendre non seulement du point de vue de l’idéologie comme telle, mais aussi d’un point de vue moral. Les Soviétiques étaient passés maîtres dans l’art de motiver les États à se libérer du pouvoir oppresseur et de permettre au peuple de se gouverner. Par ailleurs, la Chine appliqua cette idéologie de façon plus brutale et plus profonde, de sorte que tôt ou tard, il n’y avait plus entre l’URSS et la Chine qu’une inimitié basée sur le fait que les Soviétiques étaient vraisemblablement moins purs dans leur application de la doctrine marxiste.

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Kissinger focalise sur la crainte des pays occidentaux de voir se propager le communisme, d’abord dans les pays d’Asie du Sud Est pour atteindre ensuite l’Europe. Cette théorie des dominos fut élaborée durant la guerre du Vietnam et trouva bon nombre d’adhérents. Il reflétait bien la pensée de l’époque :

In 1952, a National Security Council document formalized the Domino Theory and gave it a sweeping character. Describing a military attack on Indochina as a danger “inherent in the existence of a hostile and aggressive Communist China,” it argued that the loss of even a single Southeast Asian country would lead to “ relatively” swift submission to or an alignment with communism by the remainder. Furthermore, an alignment with communism of the rest of Southeast Asia and India, and in the longer term, of the Middle East with the possible exceptions of at least Pakistan and Turkey would in all probability progressively follow. (Kissinger, 1994, p. 627)

Kissinger n’était pas particulièrement d’accord avec cette théorie des dominos qu’il trouvait trop radicale, mais croyait qu’une forme de sympathie pour le communisme pouvait s’épanouir dans les milieux où la démocratie était naissante ou inexistante. Il confirme la position stratégique du Vietnam, justifiant l’action militaire américaine :

The communist victory in China had reinforced the conviction of American policymakers that no further communist expansion could be tolerated. (…) Indochina was a key area of South East Asia and is under immediate threat. (Kissinger, 1994, p. 624)

Il faut rappeler que Henry Kissinger est le diplomate grâce auquel le conflit du Vietnam a trouvé, en partie, un dénouement. S’intéressant depuis de nombreuses années à l’énergie nucléaire, Kissinger se trouve en 1967 en France à une conférence sur le désarmement. Il y rencontre Raymond Aubrac, représentant de l’organisation mondiale de la Santé, et de qui la fille était la filleule de Ho Chi Minh. Organisant une rencontre avec le leader nationaliste et Kissinger, Aubrac donne lieu à une première ronde de négociations portant sur la fin du conflit, le retrait des troupes et la reconstruction du Vietnam. Ces pourparlers dureront au moins 8 ans. Dans la pensée de Kissinger, dont la carrière s’échelonne sur quatre mandats présidentiels (Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon), la lutte portait sur la contingence et la restriction des avancées communistes dans le monde, ce que confirme

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aussi le journaliste Howard Zinn dans son Histoire populaire des États-Unis de 1492 à

nos jours. Zinn reprend en effet cet argument officiel de la lutte contre le communisme

et de la théorie des dominos. Se font entendre, en contrepartie, des voix dissidentes telles que celles du politologue et linguiste Noam Chomsky, qui voit dans les conflits armés auxquels sont mêlés les Américains un intérêt plus économique et stratégique qu’idéologique, l’idéologie n’étant en fait qu’un prétexte fort à la mode:

Much later, it became fashionable to cite statements as examples of the arrogance of power, or as the hypocritical pretexts for America’s quest for domination. Such facile cynicism misreads the essence of America’s political faith, which is at once “naïve” and draws from that naïveté the impetus for extraordinary endeavours. Most countries go to war to resist concrete, definable threats to their security. In this century, America has gone to war – from World War I to Persian Gulf War of 1991 – largely on behalf of what it perceived as moral obligations to resist aggression or injustice as the trustee of collective security. (Kissinger, 1994, p. 623)

Par péché de sollipsisme, et dans la mouvance des valeurs propres à la fondation de leur pays, les Américains voient soudé à leur destin un messianisme auquel ils semblent croire vraiment. Cet exceptionnalisme touche aujourd’hui à toutes les sphères de leur existence, et conforte leurs valeurs morales strictes, l’interprétation de la richesse comme une récompense divine, la vision de leur société comme modèle du monde et la grande importance qu’occupe la religion. Cela explique aussi, selon Axel Delmotte « la méfiance, voire le rejet systématique des États-Unis de nombreuses structures de type international si l’Amérique ne les contrôle pas. » (Delmotte, 2008, p. 66)