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Chapitre 4 : La parole des sujets guadeloupéens pour comprendre

3. Violence, liberté infantile et absence de soumission

Quelle forme peut prendre cette éducation spécifique ?

En première intention, conformément à l’analyse d’A. Miller, la plupart des sujets investigués ont déclaré ne pas avoir subi de violence. Celle-ci était tellement commune à l’époque, qu’un coup de ceinture où le fait de devoir rester à genoux au soleil ne constituait pas pour eux un acte de violence. Dans sa forme la plus caricaturale, cette éducation commencerait par le fait qu’il n’y aurait pas de dialogue entre les adultes et les enfants. Ces derniers n’auraient pas le droit à la parole et n’auraient pas même le droit d’écouter les conversations des adultes. Lorsque les adultes leur parlent, les enfants devraient baisser les yeux. Les ordres ne seraient jamais négociables et aucun délai ne serait octroyé à l’enfant pour obtempérer, sauf dans le cas de parents particulièrement patients acceptant de répéter un ordre deux ou trois fois sans recourir à une sanction.

Toute désobéissance serait passible de coups divers et variés qui iraient de la « cabèche246 », aux coups de liane, de bâton ou de pierre, en passant par les coups de ceinture, bien sûr, châtiment de loin le plus répandu.

Pour obtenir des excuses, il serait fréquent que les adultes laissent les enfants à genoux dehors au vu et su de tous, au soleil, avec des poids dans les mains. Si ces poids étaient de pierre, il devrait faire de la poudre avec, ou si c’était autre chose, tenir les bras perpendiculaires au tronc. Cela jusqu’à ce qu’ils disent pardon à l’adulte lorsque ce dernier viendrait près d’eux.

Les ordres accompagnés de sanctions physiques concerneraient le plus souvent un travail à réaliser ou un service à rendre. En tout cas, ce sont ceux qui ont été le plus souvent évoqués (Solange, Marc, André, Charles, Tony*). Cela pourrait être aussi l’emprunt d’un vêtement sans demander la permission (Olivia*), ou le fait de jouer à des jeux de garçon pour une fille (Sophie*), le fait de jouer avec un enfant qu’on n’a pas le droit de cotoyer (Laure*), ou encore parce que l’enfant aurait mis sa vie en danger (Charles*).

Dans le cadre d’une éducation de ce type cette première expérience des rapports domination - obéissance serait radicale.

Il semblerait qu’elle vise une sorte de « désensibilisation » des enfants contre les effets psychiques délétères de la domination et de la violence. Les violences exercées sur les enfants, à la différence de la pédagogie noire d’A. Miller n’auraient pas qu’une vocation « orthopédique » ou correctrice mais aussi une vocation à préparer à la lutte contre la domination. Il s’agit donc d’une vectorisation exactement opposée à celle de la pédagogie noire, ce qui montrerait, une fois de plus, que la violence exercée par l’adulte contre l’enfant n’est pas un message univoque. Tout dépend de la signification « inconsciente » qui, venant de l’adulte, compromet ledit message, d’une part, et de la façon dont l’enfant traduit ce message compromis d’autre part.

Domination et désobéissance

Les coups provoquent chez tous les sujets investigués de la souffrance physique, un sentiment d’humiliation, d’injustice... Dans l’un des cas, la violence est si terrible, qu’elle provoque la peur chez l’enfant concerné et donc plutôt des conduites d’obéissance (Olivia*). Comme nous le disions dans la partie théorique, la plupart des sujets investigués lorsqu’ils étaient enfant, loin d’obéir aveuglément aux adultes, se défendaient très tôt par la désobéissance. Les coups semblaient ne plus avoir de prise sur eux. Ils ne les empêchaient que rarement de « faire leur bêtises ». Ils n’aimaient pas s’excuser non plus, nous leur avons demandé pourquoi ils restaient aussi longtemps à genoux avant de s’excuser. Ils disaient qu’ils avaient déjà pris des coups, qu’on les accusait injustement ou qu’on les empêchait de faire les bêtises qu’ils aimaient et qu’ils n’allaient pas en plus s’excuser.

Désobéissance et faille narcissique

L’absence de tendresse et de dialogue entre les adultes et les enfants créerait cependant une faille narcissique chez ces derniers, conformément à ce que nous avons vu dans la partie théorique. Ainsi la désobéissance, la « dé-soumission » comme dit l’une des personnes investiguées (Patrick*), serait une stratégie de défense individuelle qui a pour vocation de

protéger cette faille narcissisme derrière une carapace dure, dont la dramaturgie passerait par ce ton, et ce regard interdisant à l’autre de poursuivre son incursion dans son moi meurtri.

La liberté s’oppose ainsi à la soumission

Nous avons senti au cours de nos entretiens à quel point les moments de liberté au cours desquels les enfants sillonnaient la campagne à chercher des fruits, pêcher, chasser… étaient importants pour ceux qui avaient la chance d’avoir pu les expérimenter (Solange, Tony, Charles, Patrick*). Ils échappaient alors à l’emprise des adultes et jouissaient en quelque sorte d’une « liberté infantile », c'est-à-dire entre enfants.

C’est l’une des personnes investiguées, qui nous a permis de comprendre pourquoi ces moments revêtaient autant d’importance. Lorsqu’ils sont à genoux dehors, qu’ils tiennent tête aux adultes en refusant de s’excuser (ce que beaucoup d’entre eux avouent faire : Solange, Marc, André, Sophie*), ils rêveraient de ces escapades dans la nature, ils pensaient aux autres, à ce qu’ils étaient en train de faire, à ce qu’ils feraient lorsqu’ils les rejoindraient aujourd’hui et demain (Patrick*). Cette personne nous disait que ces pensées lui donnaient la force de ne plus tenir les bras perpendiculaires à son buste en l’absence d’un adulte à l’horizon, signe pour lui de sa désobéissance.

Du coup, c’est le concept même de liberté qui serait spécifique à ces héritiers des esclaves. Etre libre, signifierait pour eux « ne pas se soumettre », en aucune circonstance et à qui que ce soit.

La compulsion de répétition de la violence ?

A. Miller défend l’idée que c’est sous l’emprise de la compulsion de répétition, le plus souvent, que les adultes violentent leurs enfants, comme ils ont été eux-mêmes violentés. Or, au moins six sur neuf des personnes interrogées sont en train de rompre avec cette compulsion de répétition, c’est-à-dire qu’ils se sont déclarés déterminés à ne pas ou ne plus recourir à la violence. Ils ont perçu l’inutilité de cette violence, parce qu’enfant ils l’ont trouvée injuste ou parce qu’ils avaient une image dégradée de l’auteur de la violence. Le fait d’avoir à leur côté un adulte qui dialoguait avec eux a été aussi déterminant. D’ailleurs le fait que les jeunes n’adhèrent pas à cette règle sociale qui implique des

rapports durs entre collègues, qui consisterait à jauger de la « solidité » du sujet à l’épreuve de la domination (Voir première partie, p 89) nous conforte dans l’idée que ce type de rapport entre adultes et enfants tend lentement à changer entre la génération des personnes ayant plus de quarante ans (à laquelle appartiennent l’essentiel des personnes avec lesquelles nous avons mené ces investigations) et la génération suivante. Même si la violence subsiste sous des formes euphémisées chez ceux qui perçoivent pourtant son inutilité.

Ceci nous conforte dans l’idée qu’il n’y a pas de répétition compulsive à laquelle le sujet ne saurait résister ni de passivité de l’enfant vis-à-vis des messages des adultes en général et de ceux qui sont empreints de domination et de violence en particulier.

Les personnes investiguées qui se déclaraient toujours prêtes à recourir à la violence invoquent le laxisme actuel, les risques de la délinquance comme le soulignait G. Adin dans son article « Violences éducatives et tradition culturelle ». Mais nous avons rassemblé des arguments pour pouvoir considérer cette explication comme secondaire par rapport à la puissance des ressorts de l’assignation.

Retour sur le travail

Dans le monde du travail salarié, nous avons observé dans la première partie que les sujets seraient encouragés à parler fort, à ne pas se laisser faire face à la domination, à afficher le fait qu’ils soient forts, qu’ils ne vont pas se soumettre à qui que ce soit (chefs, collègues, clients). Au risque de ne pas bénéficier de la reconnaissance de la hiérarchie et des clients et de perdre l’occasion qu’offre le travail de construire son identité.

Dans les entretiens il est apparu que le travail réalisé par les différents membres de la famille élargie jouait aussi un rôle dans la perception qu’avaient les enfants du travail et du rapport à la domination. Si les aïeux étaient indépendants ou syndicalistes ou s’ils avaient été maltraités par les blancs, cela renforcerait le caractère résistant de l’enfant (Tony, Solange, Sophie*). Au contraire, s’ils avaient travaillé pour les blancs et si cela s’était bien passé, cela renforcerait l’implication dans le travail salarié (Laure, Marc*).

Enfin, nous avons vu aussi que certains préjugés qui circulent dans le travail pouvaient être transmis par les parents comme le fameux « nèg pé pa gouvèné nèg ». Mais il a aussi été suggéré que si les nègres ne considéraient pas leurs compatriotes comme capables de les gouverner c’était parce que les « blancs » ne leur donnaient jamais vraiment les moyens de le faire, ils servaient souvent uniquement de « tampon » entre eux et le personnel.

Finalement, ce sont les femmes qui nous sont apparues comme les plus résistantes. Ceci vient peut-être de leur vécu de la domination qui est double (couleur de peau et genre). Mais nous pensons que ceci pourrait aussi venir du fait qu’aucune des deux femmes choisies pour leur résistance n’avaient pu vraiment profiter de la présence à leur côté d’un adulte plus compréhensif, plus ouvert au dialogue quand elles subissaient la violence et la domination des adultes. Or, le fait que les adultes aient le plus souvent recours à ce type de « traitement » envers les enfants pour la non exécution d’un travail domestique, pourrait expliquer l’adoption par ces femmes de conduites de résistance dans leur travail salarié qui se trouve jsutement être un travail de service. .

Les syndicalistes (hommes) que nous avons rencontrés ont, par contre, déploré le caractère trop systématique de la résistance au travail et des conflits sociaux en particulier, le fait qu’ils ne se soient que rarement avèrés constructifs.

Ils ont dénoncé la prise de pouvoir de certains leaders syndicaux (« les boss ») qui bien souvent servent plus leurs intérêts personnels que ceux des salariés. Mais ils ont précisé que les patrons eux-mêmes poussaient dans cette direction plutôt que de traiter les intérêts collectifs, qui s’avéreraient toujours plus complexes et sûrement plus coûteux à considérer que les intérêts d’un seul individu.

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que ces conduites défensives individuelles et collectives qui étaient adoptées face à toute forme de domination dans le travail salarié étaient toujours liées au fait que les conditions favorables à la mobilisation de l’intelligence dans le travail (La reconnaissance, l’espace de discussion…) n’étaient pas réunies. Lorsqu’au travers de notre action de consultante, nous avons contribué à les mettre en place, ces conduites sont rapidement devenues moins fréquentes ou ont totalement disparu.

Après avoir décrit la forme que pouvait prendre l’éducation des enfants considérés comme des nègres, nous avons pu constater que celle-ci viserait une sorte de « désensibilisation » de ces enfants contre les effets psychiques délétères de la domination et de la violence.

Face à cette forme d’éducation, les enfants développeraient leur capacité à résister, à désobéir pour se préserver. Le fait que certains aient pu jouir parallèlement de moments de « liberté infantile » est apparu déterminant pour leur permette d’exercer cette résistance.

Au bout de ce processus éducatif, il est apparu que c’est le concept même de liberté qui s’avère spécifique chez ces sujets héritiers des esclaves. Pour eux, être libre, ce serait avant tout « ne pas se soumettre ».

Du coup, l’idée que cette forme d’éducation aurait été transmise, ou se serait reproduite par une quelconque compulsion de répétition est caduque. C’est bien les ressorts de l’assignation qui sont en cause. D’ailleurs on peut observer que cette forme d’éducation est en train de changer lentement, plusieurs sujets interrogées en ont témoigné.

Ainsi, cette investigation suggère-t-elle que les conduites de désobéissance, observées actuellement dans le secteur de l’hôtellerie en particulier, pourraient être héritières de stratégies de défenses mises en place pour faire face aux conditions délétères de l’esclavage, tel qu’il a été pratiqué en Guadeloupe.

A partir du constat de la reproduction de génération en génération et de la permanence surprenante de cette reproduction, en dépit du changement radical de la condition sociale, nous sommes remontée à la puissance de la répétition – reproduction – transmission par le truchement des ressorts de l’assignation.

Aussi, avons-nous été amenée à penser que le vécu de l’enfant par rapport à la domination des adultes est déterminant pour l’enfant devenu adulte, vis-à-vis de cette question de la domination sociale.

En revanche, « l’autorité marrone » que nous pressentions au niveau théorique, du fait de la structure matrifocale de « la famille antillaise » qui aurait pu expliquer les conduites de désobéissance, ne s’est pas avérée heuristique. Cette structure matrifocale ne s’est en effet pas révélée si présente dans la vie des sujets investigués.