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Chapitre 4 : La parole des sujets guadeloupéens pour comprendre

4. La société et la reproduction des conduites de résistance

Après avoir analysé comment les sujets guadeloupéens subissent la domination dans le travail et au sein des familles, comment ils tentent de s’en défendre ainsi que le lien qui existe entre cette défense et l’héritage de l’esclavage, nous pouvons revenir à la question de la domination au niveau politique. Nous nous posions en effet les questions suivantes : Existe-t-il un lien entre les différentes formes de domination subies dans les sphères du politique, du travail et de la famille ? Est-il possible de s’émanciper de cette domination lorsqu’elle “ poursuit ” le sujet depuis son enfance au travers de la famille jusqu’à l’âge adulte dans le travail et la société ? L’esclavage allie la domination politique la plus totale (le sujet est considéré comme objet) à une domination dans le travail qui est l’enjeu concret essentiel.

Quelles étaient les implications politiques de la société esclavagiste sur les sujets esclaves ?

Les implications de la domination au niveau politique, sont analysées par Sidi Mohamed Barkat dans : “ Le colonisé comme corps d’exception247 ”.

Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce texte, même s’il traite de la colonisation et non de l’esclavage, c’est le concept de « Corps d’exception ».

« Le corps auquel est réduit le colonisé est précisément d’exception, parce qu’il est soumis à un droit pénal parallèle dérogeant au droit commun à l’égard des seuls colonisés et installé au cœur même du dispositif de la démocratie instituée ».

En effet, l’esclavage a, lui aussi, donné lieu à un régime juridique d’exception en France : le Code Noir. “ Le corps d’exception ” recouvre tout, il est : « un groupe auquel on attribue de manière arbitraire une homogénéité ethnique ou raciale ”248.

247« le colonise comme corps d’exception » sidi mohamed barkat college international de philosophie, paris (1999), p. 2

Ceci était particulièrement vrai de l’esclave qui, en réalité, pouvait être issu de cultures et de statuts sociaux très hétérogènes au départ de l’Afrique et qui, arrivé aux Amériques se retrouvait assimilé à une seule entité, celle d’esclave. Le sujet esclave, puis colonisé voit bien en effet son corps emprisonné dans ce régime d’exception qui lui “ colle à la peau ”. A ce stade, seule la couleur de peau des esclaves était homogène pour les blancs. La couleur de peau s’institue donc au niveau politique comme associée au statut de maître ou d’esclave. Pour mieux justifier ce phénomène, on a d’ailleurs recours à la science et à la naturalité du statut servile pour les Noirs mais également à la religion avec la malédiction des descendants de Cham. Il est vrai, cependant, qu’avec le métissage et les affranchissements, le lien entre le statut et la couleur de peau s’est quelque peu complexifié dans la mesure où un noir pouvait être « libre de couleur » et un mulâtre esclave par exemple.

Ce corps d’exception porte pourtant en lui sa condition spéciale d’existence au sein de la nation, condition de dominé, issu d’un rapport inégal avec le citoyen ordinaire. Au-delà, ce corps peut devenir l’objet de l’arbitraire, et peut être réprimé, brutalisé sans possibilité de recours légal. Pour définir cet aspect particulier de la condition de colonisé, G. Agamben adopte les termes d’homo sacer249: celui que l’on peut mettre à mort sans les formes. Ce terme s’applique aussi aux violences dont les esclaves ont pu faire l’objet. Dans les rares récits d’esclaves, on retrouve d’ailleurs ce déchaînement agressif des maîtres sur leurs esclaves lorsqu’ils les punissent par le fouet, par exemple250.

S.M Barkat termine son texte en constatant que l’existence de ce « corps d’exception » amène à considérer que les exactions des hommes « authentiquement hommes » apparaissent comme une « légitime défense » de ces derniers contre les prétentions de liberté de ceux qui seraient indignes d’être des hommes. Ceci est également vrai pour le système esclavagiste établi en Guadeloupe, puisqu’au moment de son abolition, alors que les horreurs de l’esclavage commençaient à être connues, ce sont les maîtres qui ont été dédommagés, et non

249 Giorgio Agamben, “Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue », Paris, Seuil, 1997 (Coll. “ L’ordre philosophique ”).

250« Après m’avoir traitée de tous les vilains noms qu’il a pu trouver […] il m’a donné des grands coups avec sa main en disant : « Je serai à la maison demain à midi pour te donner une volée de cents coups. » Et il a tenu parole. Oh, pauvre de moi ! Ce n’est pas facile de l’oublier ! Il m’a attachée à une échelle et appliqué de sa propre main cent coups de lanière ; maître Benji [son fils], debout à côté, comptait pour lui. Il m’a frappée pendant un moment, puis s’est assis pour reprendre haleine ; après s’être reposé, il a recommencé à me frapper encore et encore, jusqu’à ce qu’il soit à bout de force. Il faisait très lourd et il avait tellement chaud qu’il s’est écroulé presque évanoui sur sa chaise ». Prince, M. (1831) « La véritable histoire de Mary Prince, esclave antillaise ». Paris : 3ème édition 2000 Albin Michel.p 10, 11.

les esclaves. Ces derniers n’ont eu d’autre choix pour jouir de ce qu’il croyaient être la liberté que celui de fuir dans les montagnes pour vivre de leur jardin et de petit élevage. Mais, très vite, cette jouissance de la liberté impropre à leur nouveau statut de colonisé, leur a été interdite par la mise en place de nouvelles règles et de nouveaux impôts qui rendaient illégal ou ingérable ce mode de vie.

Comment les esclaves ont-ils pu faire face à ces implications ?

Une partie de la réponse nous est donnée dans ce même texte par S.M Barkhat : exposer son corps propre et bien vêtu pour cultiver la ressemblance avec le corps des citoyens reconnus comme tels251. Nous comprenons ici que ceci contribuait à exprimer pour les esclaves : « Un acte positif de liberté»252.

Au temps de l’esclavage, la violence des maîtres et de leur “ hiérarchie ” sur les esclaves, était déclenchée par tous les actes visant l’affirmation de leur égalité ou de leur liberté : insolence vis-à-vis du maître, refus d’obtempérer et surtout la fuite. Celle-ci devait déboucher, après trois tentatives, sur la mort “ sans y mettre les formes ”, même si cet article n’a pas toujours été appliqué à la lettre pour des raisons économiques (un esclave marqué ou mutilé avait moins de valeur marchande).253

Quelles incidences de cet héritage observe-t-on sur les conduites des citoyens guadeloupéens aujourd’hui ?

La violence exercée par les maîtres sur les esclaves était peut-être à la hauteur de la résistance et de la désobéissance exercée par ses derniers. On peut donc imaginer que la désobéissance civile ordinaire observée en Guadeloupe (infractions au code de la route, fraude fiscale ou absence de déclaration, etc.) soit en fait le résultat d’une généralisation à la vie civile de pratiques de désobéissance nées dans le travail au temps de l’esclavage.

251Barkhat, S.M. Ibid, p.9.

252 Ibid

253« Art 38. – L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; et s’il récidive une autre fois à compter pareillement du jour de la dénonciation, aura le jarret coupé et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et la troisième fois il sera puni de mort. » « Le code noir » Edition l’esprit frappeur – 1998, p. 30-31

TROISIEME PARTIE

L’ORGANISATION DU TRAVAIL : UN TERRAIN

D’ACTION PRAGMATIQUE

CHAPITRE 5 : COMMENT COMPRENDRE LA RESISTANCE DANS LA PRATIQUE DE L’INTERVENTION ?

Toute cette investigation dans les milieux de travail de l’hôtellerie et dans les familles de certains salariés de ce secteur, avait pour but de mieux comprendre les conduites de résistance au travail observées en Guadeloupe. Pour cela, il nous a fallu prendre en compte différents niveaux : de la société à la famille en passant par les organisations du travail. A chaque niveau, la situation observée joue un rôle dans l’adoption de ces conduites.