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Chapitre 4 : La parole des sujets guadeloupéens pour comprendre

3. La famille

L’assignation

Nous avons découvert en investigant la famille, que les adultes adressaient aux enfants des messages différents en fonction de leur couleur de peau, et comparativement à celle des autres enfants de la fratrie, notamment. Ces messages seraient pré-conscients, conscients et contaminés par l’inconscient des adultes qui les formulent.

Les enfants qui seraient considérés, à leur naissance, par leur entourage, comme des « nègres » recevraient des messages, voir un bombardement de messages, emprunts de domination et de violence. Ils seraient aussi, électivement choisis pour réaliser les travaux domestiques de la maisonnée. Tandis que ceux qui seraient considérés comme des « blancs » ou des « chabins » recevraient des messages différents emprunts de valorisation. Ils seraient exemptés du travail domestique par exemple, incités à poursuivre des études et à épouser une personne de couleur claire.

Il apparaît que ces messages constitueraient au bout du compte une véritable assignation. Mais cette assignation serait une assignation par la couleur de peau dans la mesure où c’est à partir de signes phénotypiques considérés comme propres aux nègres ou aux blancs, et comparativement au reste des membres du socius, que cette assignation serait mise en œuvre par les adultes.

Jean Laplanche insiste sur le caractère binaire de l’assignation du genre mais l’assignation par la couleur de peau est beaucoup plus complexe : d’une part, elle renvoie à des différences et non à une différence ; d’autre part ces différences sont instables car l’assignation d’un enfant à une couleur de peau plutôt qu’à une autre serait variable selon l’adulte dont elle émane. Enfin ces différenciations participent de l’assignation à une place plus ou moins privilégiée dans un ordre social, issu de l’esclavage, donc particulièrement douloureux.

Les enfants considérés comme des nègres seraient ainsi amenés inconsciemment par les adultes à s’endurcir, à résister à la domination pour se défendre de la souffrance qu’elle génère en eux. La conception même de la liberté pour ces sujets s’en trouverait transformée. Au bout de ce processus, la liberté pour ces sujets serait de ne pas se soumettre. Cette capacité de résistance à la domination acquise dans l’enfance ne s’avèrerait pas sans conséquence sur le vécu des rapports sociaux de domination en général et dans le travail en particulier. C’est comme cela que nous pouvons sans doute expliquer la reproduction des conduites de résistance (que nous pourrions du coup qualifier de réactions « épidermiques ») des travailleurs guadeloupéens face à ce qu’ils ressentent comme une tentative de domination à leur égard dans le monde du travail salarié.

CHAPITRE 6 : PERSPECTIVES D’ACTION OFFERTES PAR CETTE ANALYSE

Les conduites de résistance et de désobéissance au travail, observées et analysées en Guadeloupe, recèlent en elles un potentiel d’action vis-à-vis de l’évolution des rapports sociaux :

- Elles opposent un réel contre-pouvoir de résistance aux nouvelles formes de management,

- Elles permettraient aux sujets de se défendre de la souffrance que provoque chez eux le fait de devoir se soumettre.

Le contre-pouvoir ainsi constitué devrait amener à revoir l’organisation du travail, pour corriger les effets négatifs que ces conduites ont sur la productivité et la qualité. Mais cette résistance, à elle seule, ne semble pas favoriser les progrés en matière de management et d’organisation du travail.

De surcroit, nous avons souvent constaté dans ces investigations, que les conduites de désobéissance, (en particulier celles qui consistaient à renverser en son contraire un rapport vécu comme trop dominateur), pouvaient parfois revêtir un caractère compulsif qui nuisait à l’efficacité de la résistance. Les personnes investiguées se sont souvent révélées déçues des résultats concrets obtenus en terme d’organisation du travail après tant d’années de résistance individuelle et collective.

Nous proposons donc d’analyser les actions qu’il faudrait envisager pour améliorer les conditions actuelles à tous les niveaux : la société, le travail et la famille. Si ces conditions changent, cela permettrait aux salariés guadeloupéens qui adoptent ces conduites défensives, de « baisser un peu la garde ». Cela permettrait donc à ces sujets de mieux construire leur identité dans leur travail, et de mieux construire, corrélativement, la société dans laquelle ils s’insèrent.

1. Lutter contre les discriminations au sein de la société

Nous l’avons vu, il subsiste au sein de la société des discriminations liées à la couleur de peau. Il faut lutter contre elles en permettant à de plus en plus de Guadeloupéens d’accéder aux postes à responsabilité, que ce soit dans les organisations politiques ou de travail, sans tenir compte de leur couleur de peau et en leur donnant les moyens d’assumer des responsabilités : par exemple en leur affectant un budget et la responsabilité de le gérer conformément aux règles en vigueur dans l’organisation concernée. Dans l’hôtellerie, nous avons toujours eu à déplorer que les chefs de service guadeloupéens ne bénéficient pas de cette liberté de fonctionnement, ce qui amputait considérablement leur pouvoir d’action et les décrédibilisait aux yeux de tous.

Il faudrait continuer à valoriser la culture « nègre », le créole, la musique et les instruments, la mode, les bijoux, la cuisine, la littérature, l’architecture, la technique, le cinéma et le théâtre etc… Ceci, au sein des hôtels notamment et au niveau de la prestation qui est proposée aux clients, en particulier.

2. Lutter contre la violence éducative au sein des familles

Si l’on considère la théorie du sujet qu’implique la séduction généralisée, il est à craindre que l’assignation, constituée d’une multitude de messages énigmatiques, eux-mêmes compromis par l’inconscient des adultes qui les transmettent aux enfants, soit difficile à corriger.

En effet, la traduction que fera l’enfant de ce à quoi il a été assigné est constitutive du « moi » et il lui devient très difficile de s’en émanciper. Il est donc presque impossible que l’assignation ne se répète pas dans le rapport du sujet avec ses propres enfants.

L’assignation s’avère être un processus à la fois entièrement subjectif et entièrement construit. Elle s’inscrit dans le corps du sujet et est d’une stabilité incroyable. C’est ce qui amène à penser que c’est naturel et inné, alors que cela a été implanté par les adultes et en l’occurrence par la violence. Il est presque impossible qu’elle ne se répète pas, mais pas totalement impossible, elle peut revêtir des formes de plus en plus diffuses, où la violence a moins sa place. Cela est apparu nettement pour tous les sujets investigués (sauf Charles*) et ceci représente, donc, une première voie d’action. Mais cette voie est fragile, difficile et de très longue haleine.

Il est, cependant, important de multiplier les messages en faveur d’une éducation moins violente plus propice à l’épanouissement des enfants en tant que sujets singuliers. Lors d’un récent colloque255 des psychologues de la Guadeloupe, notre groupe de travail évoquait le fait que ces messages devraient proposer aux parents des alternatives. En effet, il semblerait qu’actuellement la réaction des parents face à des messages dénonçant la violence envers les enfants, serait de laisser-faire totalement les enfants, sans leur donner de règle, ni de limite, ce qui a également des conséquences regrettables sur le développement de l’enfant. De ce fait, les adultes ont tendance à se déclarer nostalgique d’une forme d’éducation plus violente. Il est rarement envisagé des compromis entre la violence et le « laisser faire », comme le fait de définir les règles, de les expliquer aux enfants et de veiller à ce qu’elles soient appliquées par tous de manière équitable au sein de la fratrie, par exemple.

Mais au-delà, il appartient à chacun de faire un travail sur soi, pour s’émanciper, s’arracher, autant que faire se peut de l’assignation (par la couleur de peau notamment) dont il a été l’objet. Dans un article256 nous avons désigné257 cet arrachement par l’expression : « Traverser le miroir ». Dans ce texte, pour illustrer cette idée, nous nous sommes appuyée sur la biographie de Monnereau, blanc créole martiniquais, qui s’était battu au côté de Delgrès en 1802 contre le rétablissement de l’esclavage.

255 Actes Colloque(à paraître) de l’association des psychologues de la Guadeloupe « Les violences

psychologiques : symptômes fous », Atelier 2 : « Violences en famille : un mode d’existence », Le Gosier, 2006

256 Ganem. V « La traversée du miroir », in « cahiers des anneaux de la mémoire N° 8, Nantes, 2005, p. 315

257 C’est en fait, Sidi Mohamed Barkhat qui baptisait ainsi cet arrachement lors de nos rencontres de préparation de notre intervention à son séminaire sur l’esclave dont est tiré l’article « La traversée du miroir ».

3. Lutter sur le terrain de l’organisation du travail

Le rapport subjectif au travail n’est jamais neutre. Soit ce rapport au travail ouvre la voie à la santé, soit il contribue à la déstabilisation et à la maladie. Le travail peut générer le pire et aggraver les défenses. C’est ce qui semble se produire dans les exemples retenus ici. Mais le travail peut aussi constituer une opportunité irremplaçable de transformation des rapports sociaux. Pour profiter de ce potentiel qu’offre le travail et transformer l’organisation du travail en conséquence, il faut admettre que les conduites de résistance observées ont un sens.

Ouvrir des espaces de discussion sur l’organisation du travail

Dans pratiquement toutes les organisations dans lesquelles nous avons eu l’occasion d’intervenir, il n’y avait pas d’espace de discussion au sens où nous l’entendons en psychodynamique du travail. Ceux-ci sont pourchassés actuellement par ceux qui pratiquent les nouvelles formes de management. Or, en l’absence de ces espaces, il n’est pas possible :

- d’analyser le sens des conduites des travailleurs,

- d’améliorer l’organisation du travail pour une meilleure prise en compte des difficultés réelles de ceux qui sont sur le terrain,

- de reconnaître les efforts d’ingéniosité et de coopération réalisés.

La déconstruction des conduites de résistance et de désobéissance par les travailleurs passe par ces espaces de discussion, les expériences rapportées ici en témoignent.