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L'environnement social

VILLES ET CAMPAGNES

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Foucault rappelait dans son Histoire de la folie à l'âge classique com-bien la campagne à l'époque du romantisme est considérée comme l'anti-dote des maux de la ville. Le calme et l'exercice en plein air sont recom-mandés aux femmes en particulier pour soigner leurs nerfs irrités par les désordres de la ville. Il est vrai qu'à cette époque l'industrialisation ra-pide, l'exploitation des ouvriers et l'insalubrité générale pouvaient sem-bler apocalyptiques. Le thème de la nostalgie de la vie campagnarde, souvent nourrie par certains récits anthropologiques, est reprise en refrain par maints prophètes sociologues de notre siècle. Qu'on se rappelle les mouvements de retour à la terre d'intellectuels inspirés par une idéologie

de vie commune il n'y a pas si longtemps 9. Les sciences sociales aux Etats-Unis ont souvent cherché à renchérir sur un certain nombre de pré-jugés favorables à la vie rurale. Dans un article où il fait la sociologie des sociologues de la première moitié de ce siècle, C. Wright Mills décrit le cursus des auteurs de manuels de psychopathologie sociale qui pourfen-dent la morale de la ville et se complaisent à en décrire la décadence à l'aide des statistiques de criminalité en particulier. Ce sont pour la plupart des chercheurs originaires de petites villes dont le souvenir leur rappelle la simplicité des mœurs en comparaison de laquelle il est tellement ardu de débroussailler les phénomènes de la jungle urbaine. L'École de Chica-go, en mettant en relief la délinquance de certains sous-groupes des gran-des villes, n'a pas toujours été à l'abri de cette vague de moralisme comme le rappelle Webb (1984). L'œuvre de Durkheim sur les suicides, qui accuse la dégradation de la vie sociale dans les villes, son absence de normes et d'autorité, a continué à nourrir les préjugés défavorables au libéralisme bien qu'elle ait signalé, sans trop y insister cependant, les abus de la cohésion étouffante des petits groupes.

Les comparaisons urbain-rural prennent une importance moindre mais encore intéressante alors que plus de 70% de la population vit dans des villes. Quant à l'autre portion, ou elle se partage entre les petits centres satellites de grandes villes dont ils constituent les dortoirs au même titre que les banlieues, ou elle participe à des activités de production indus-trielle gravitant autour d'une usine, d'une mine ou d'un site de construc-tion en milieu éloigné. Le manque de clarté dans la définiconstruc-tion de ce qui est rural gêne beaucoup celui qui veut saisir ce que l'on compare. À quel seuil une ville de taille moyenne est-elle rurale, à quel moment se sous-trait-elle à l'influence de la ville cosmopolite ? Les petits centres ont éga-lement des vocations de plus en plus spécialisées : les villages de monta-gne ou les cités balnéaires deviennent des refuges pour retraités urbains,

9 Ces mouvements ont souvent attiré les désabusés de la vie urbaine dont un certain nombre de personnes qui voulaient y trouver un baume à leur état dépressif. Nous avons, au cours d'une enquête, relevé quelques histoires familiales de parents ayant ainsi quitté la ville pour chercher refuge à la campagne. Or, la solitude est souvent néfaste à de telles tendances dépressives et ne sert souvent qu'à raviver les idées noires. Les voyages des riches Anglais en Italie pour guérir leur mélan-colie ont connu peu de succès. La ville de Key West en Floride sert aujourd'hui de lieu de prédilection à des professionnels paumés qui gonflent les statistiques de troubles psychiques de centres de retraite de cette nature.

d'autres agglomérations se constituent autour d'un hôpital spécialisé en psychiatrie, ou de mégaprojets comme la construction de barrages, tandis que d'autres centres enfin ne renferment que les éléments oubliés sur place des grands mouvements d'afflux vers les villes. C'est la grande la-cune de la plupart des études de ne pouvoir fournir de renseignements suffisamment précis sur la spécificité des zones rurales couvertes par leurs enquêtes.

Si les indices de santé physique sont habituellement fortement reliés à la santé mentale, du moins au niveau individuel, nul doute que les régions non urbaines sont assez nettement défavorisées du point de vue de la san-té physique, même si l'on tient compte de toute une série de variables so-cio-démographiques (Webb, 1984). Il est à se demander si un niveau si bas de santé physique n'aurait pas un effet sur la santé mentale. Il de-meure vrai toutefois que l'accès aux services peut être un facteur non né-gligeable dans les différences ville-campagne.

Beaucoup d'études révèlent une forte prévalence de maladies mentales en milieu rural. L'étude la plus complète (Leighton et coll., 1983) couvre une grappe de villages relativement peu peuplés de Nouvelle-Écosse si-tués en dehors des circuits des centres urbains 10. Plus du tiers de la po-pulation présente une difficulté de rôle attribuable à une maladie psychia-trique selon la norme utilisée. L'Irlande rurale (voir le chapitre 8) compte un taux impressionnant de personnes hospitalisées en psychiatrie (Walsh, 1968). Brunetti (1978) montre en comparant des régions de la France que la morbidité psychiatrique peut être tantôt faible, tantôt élevée en milieu rural. Une constatation similaire est faite par Brown et Prudo (1986) dans les îles Hébrides où les agents déclencheurs et la dépression sont plus répandus chez les femmes moins traditionnelles en comparaison avec cel-les qui vivent sur cel-les fermes. Au total, cel-les taux de dépression sont nette-ment plus élevés dans certains quartiers ouvriers de Londres que dans les îles Hébrides. Ces différences vont dans le même sens que les données obtenues par le Diagnostic Interview Schedule aux Etats-Unis. La région rurale (sous-échantillon de la Caroline du Sud) présente des taux de

10 L'auteur a visité ces lieux anonymes sans savoir à l'époque qu'ils avaient constitué l'un des plus grands laboratoires d'épidémiologie psychiatrique. Le site est parti-culièrement attrayant et rien ne laisse croire plus d'un quart de siècle après qu'il s'agit d'une région à risque élevé.

pression majeure nettement inférieurs à ceux des autres régions, soit 1,1% alors que les taux des régions urbaines varient entre 2,4 et 3,8%

(Blazer et coll., 1985). Cependant, les taux de désordres dus à l'anxiété pour l'ensemble de l'échantillon de la Caroline du Sud sont, à une excep-tion près, dans une proporexcep-tion double de celle de trois zones urbaines (Regier et col]., 1988). Les taux de prévalence sur une période d'un mois y sont parmi les plus élevés aux Etats-Unis. Au cours de la phase pilote de l'enquête Santé Québec, il a été possible de construire des diagnostics approximatifs de la dépression majeure et de la dysthymie en appliquant un algorithme à l'ensemble des questions des divers instruments (Kovess et coll., 1987). L'avantage de la région rurale pour ces diagnostics est en-core observé bien que ce soit la ville de Rimouski, et non les campagnes éloignées, qui contribue le plus à l'abaissement des taux pour la zone dite rurale. Par exemple, il y a seulement 1,1% de dépressions majeures à Rimouski contre 2,9% dans le reste de la région rurale et 3,7% en zone urbaine. Même si l'on tient compte des états de dysthymie, une forme plus légère mais plus chronique de dépression, les différences demeurent élevées, quoique moindres. Les auteurs se sont demandé si le fait de se sentir isolé émotionnellement ou d'être insatisfait de son réseau social n'expliquerait pas ces différences, mais aucun indice n'a permis de véri-fier cette hypothèse. Des analyses plus fines ont permis d'identivéri-fier deux groupes qui, dans les grandes villes, présentent des taux de dépression plus élevés qu'en zone rurale : ce sont les hommes sans emploi et les femmes sans partenaire. Par ailleurs, la morbidité psychiatrique est parti-culièrement élevée en milieu rural quand on écarte des statistiques les familles propriétaires d'exploitations agricoles (Wagenfeld, 1982).

Les études faites à partir d'enquêtes sur la santé mentale fournissent des résultats peu concluants sur les avantages respectifs de la ville ou de la campagne. Srole (1972) est d'opinion que la prévalence de cas est moins élevée à Manhattan que dans le Stirling County en Nouvelle-Écosse. L'étude très souvent citée des Dohrenwend (1974) conclut au contraire à un avantage des régions rurales sur les régions urbaines tandis que Webb (1984) fait remarquer avec à-propos que les régions urbaines dans ces comparaisons sont souvent représentées par des villes de moins de 100 000 habitants à l'époque de l'étude, comme Reykjavik en Islande ou Abeokuta au Nigeria. Une synthèse plus récente de Barquero et coll.

(1982) montre que les zones rurales, évaluées sur la base des mêmes ins-truments que les zones urbaines, sont défavorisées du point de vue de la

santé mentale. L'enquête nationale de Veroff et coll. (1981) aux Etats-Unis rapporte que si les urbains sont un peu moins heureux dans l'ensem-ble, ils manifestent par ailleurs moins de symptômes d'anxiété que les ruraux.

Trois études conduites au Québec comparent, avec les mêmes instru-ments, des zones rurales à des zones urbanisées. L'enquête d'Engelsmann et coll. (1972) couvre 875 personnes dont un échantillon provenant des Laurentides, un autre du centre-ville de Montréal et un autre de la ban-lieue de Montréal. La région rurale obtient les scores les moins élevés et la banlieue les scores les plus élevés. Une autre étude contemporaine de la première (Denis et coll., 1973) porte sur la région sud-est de la pro-vince (Estrie). Des cinq secteurs, c'est Mégantic, le plus défavorisé et le plus rural, qui obtient la moyenne la plus élevée, alors que la ville de Sherbrooke, qui compte environ 100 000 habitants, se situe dans la moyenne de l'échantillon total. Plus récemment, une comparaison entre un territoire situé au sud-est de Montréal (ville + banlieue) (N = 1 213) et une région éloignée du Bas-Saint-Laurent (Rimouski) (N = 1737) avan-tage la région rurale (Tousignant et Kovess, 1985). Il ne faut cependant pas généraliser à l'ensemble des régions car l'échantillon couvre 11 sec-teurs et celui qui obtient la seconde place pour ce qui est de la moyenne est situé en zone rurale.

Le profil est similaire en ce qui concerne les taux de suicide réussis au Québec. Ils sont généralement plus élevés pour les zones métropolitaines que pour les zones excentriques, mais encore ici la prudence est de ri-gueur car la région de l'Abitibi-Témiscamingue, située dans les territoires éloignés du nord-ouest, présente par une bonne marge les taux les plus élevés de toute la province (Charron, 1981).

En conclusion, il est évident que les zones rurales sont loin d'être un havre de protection contre les troubles psychiques. Si les troubles dépres-sifs y sont en général moins fréquents, cela n'est pas vrai pour l'ensemble des troubles psychiques. Les ruraux ne sont pas épargnés sur le plan des épreuves de la vie et de la psychopathologie qui peut en résulter. Certains des préjugés sont fondés sur la croyance que le soutien social serait plus accessible ou plus spontané dans les campagnes que dans les villes. Cela n'est pas nécessairement vrai pour l'ensemble de la population. Il faudra donc à l'avenir savoir établir des différences plus subtiles sur la nature

des régions et des sous-régions étudiées, en s'appuyant de préférence sur des observations de type anthropologique, et identifier également les sous-groupes qui rendent compte des différences interrégionales. Enfin, dans les régions où des mouvements de population récents ont eu lieu, il faut évaluer la contribution du facteur sélection dans le processus de mi-gration.