• Aucun résultat trouvé

SPÉCIFICITÉ ÉTIOLOGIQUE DES ÉVÉNEMENTS

Les événements stressants et les conditions de vie

SPÉCIFICITÉ ÉTIOLOGIQUE DES ÉVÉNEMENTS

Retour à la table des matières

La perspective théorique implicite d'une grande partie des ouvrages publiés sur les événements de vie postule un effet non spécifique qui pro-duit indifféremment une variété de troubles psychiques ou de maladies somatiques. Il y a eu en fait tellement d'échecs pour prouver empirique-ment toute une série d'hypothèses formulées dans les années 50 et 60 sur les effets différentiels des types de personnalité, des dynamiques de vie familiale ou de modes de vie professionnelle sur les troubles psychoso-matiques que les chercheurs sont devenus de plus en plus sceptiques au sujet de la validité scientifique de telles idées.

L'équipe du Bedford croit cependant à l'étiologie spécifique des trou-bles psychiques. Les premiers travaux de Brown avaient porté sur les émotions exprimées qui ont conduit à une impressionnante série d'autres travaux. Les conclusions révèlent que les rechutes des schizophrènes ré-intégrés dans leur foyer sont souvent attribuables au fait que les familles s'engagent trop émotivement dans la vie de l'ex-patient au lieu de conser-ver une certaine distance affective qui aurait l'avantage de le rassurer. Par la suite, Brown s'est particulièrement intéressé au problème de l'étiologie différentielle de la dépression. Ces travaux (Brown et Harris, 1978), de même que bien d'autres qui sont arrivés à des résultats similaires, mettent en évidence l'importance des pertes, de même que des expériences de dé-sappointement et d'échec dans l'étiologie de la dépression. L'étude d'Islington révèle que la presque totalité de l'échantillon qui a commencé une période de dépression au cours de la deuxième année de l'étude, soit 29 cas sur 32, rapporte un événement de cette nature. Pour 12 de ces cas, il s'agit d'un malheur qui met en doute la compétence d'épouse ou de mère et sur lequel les victimes ont peu de prise dans l'immédiat. L'exem-ple donné est celui d'une femme dont le fils, vivant déjà en dehors du foyer, vient d'être arrêté et accusé d'un acte criminel. Pour huit autres femmes, l'événement les rend prisonnières d'une situation sans issue, ce qui augmente leur désespoir. Deux situations concernent une femme dont le mari devient physiquement handicapé, ce qui la cloue au foyer, et un

autre événement est constitué par une déception extra-conjugale person-nelle alors que le mariage a cessé depuis longtemps d'être satisfaisant. La perte est vécue sous la forme d'un rejet pour six autres cas, à la suite d'une séparation ou d'une brouille de famille. Pour les trois autres, un dé-cès provoque une mise en question de l'identité déjà défaillante du sujet.

La perte, comprise dans un sens relativement large, puisqu'elle concerne à l'occasion une image ou un idéal que l'on se faisait de son rôle, est en quelque sorte la voie privilégiée vers la dépression. Il reste tout de même une faible proportion de femmes qui vivent un événement autre qu'une perte et qui deviennent déprimées (12%, 3/32). En revanche, fait plus im-portant à noter, une faible proportion de femmes qui vivent une perte sé-rieuse entrent dans un épisode de dépression ; il n'y en a en effet que 27%, et on voit que la présence de facteurs de vulnérabilité est impor-tante pour faire agir l'effet de la perte. Les événements qui par ailleurs impliquent une menace mènent davantage vers des états d'anxiété (Fin-ley-Jones et Brown, 1981).

On peut affirmer que les événements majeurs, quels qu'ils soient, im-pliquent à peu près invariablement un élément de perte ou d'échec avec génération d'une réponse de désespoir. D'autres analyses plus subtiles permettront peut-être bientôt de fournir des conclusions plus précises sur les réactions affectives à ces diverses crises, ce qui permettra de mieux définir ce qu'est une perte. Il faut cependant rappeler que les états dépres-sifs sont les plus fréquemment rencontrés dans la population et qu'il ne serait donc pas surprenant qu'une large gamme d'événements y aboutis-sent. De plus plusieurs autres états comme l'alcoolisme et les états d'an-xiété y sont associés (Nadeau, 1988).

L'étude de Camberwell auprès de patientes vient jeter un léger doute sur certaines idées reçues à propos d'une vieille distinction taxonomique en psychiatrie (Brown et Harris, 1978). On ne trouve en effet pas de dif-férences significatives entre les dépressifs « endogènes » et « réactifs » du point de vue de l'étiologie sociale si ce n'est qu'il y a un léger écart entre les psychotiques du groupe des « endogènes » et les névrotiques du groupe des « réactifs ». Les deux tiers du premier groupe rapportent un événement ou une difficulté importante par rapport aux quatre cinquiè-mes du second groupe, différence très faible si l'on considère que le terme de dépression endogène est utilisé pour qualifier les épisodes qui ne s'expliquent habituellement pas à partir d'éléments biographiques

ré-cents. Ce sont les facteurs de vulnérabilité qui distingueraient davantage les deux groupes. Dans cet échantillon, les dépressifs les plus psychoti-ques rapportent relativement plus souvent l'événements de perte de la mère par décès que les dépressifs névrotiques, alors que ces derniers ont vécu plus souvent la perte par séparation. L'âge ne semble pas un facteur intermédiaire important - les psychotiques étant plus âgés - parce que la perte par décès s'est produite au cours de l'enfance, bien qu'un effet de cohorte ou de génération puisse intervenir en ce sens que devenir orphe-lin de mère durant la Seconde Guerre mondiale peut avoir des effet diffé-rents que de le devenir dans la période de l'après-guerre. Nous ne som-mes donc pas en présence d'un facteur étiologique proprement dit, mais d'une condition de vie qui oriente l'interprétation des symptômes dans une certaine direction si les circonstances pour le déclenchement d'une dépression sont réunies.

Les recherches amènent toutefois à distinguer entre les dépressions survenant pendant une grossesse et les dépressions post-partum. Ces der-nières ne sont pas reliées à des circonstances de vie (Martin et coll., 1988) contrairement aux premières où les problèmes sociaux sont beau-coup plus fréquents. La symptomatologie demeure par ailleurs similaire dans les deux cas.

La reprise de l'étude de Camberwell dans les îles Hébrides de North Uist et de Lewis, a produit des résultats fort intéressants (Prudo et coll., 1981). Ces territoires comprennent deux types de population dont seule-ment les femmes, ici encore, font l'objet. D'un côté, nous retrouvons les femmes habitant les fermes (crofts) et fortement imprégnées de la reli-gion calviniste fondée sur la crainte de l'enfer et, de l'autre, les résidentes des villages, moins intégrées à la vie culturelle traditionnelle. Du point de vue de la classification psychiatrique, l'équipe du Bedford College a trouvé a posteriori une distinction entre les circonstances différentes qui mènent aux états dépressifs purs, aux états d'anxiété purs et aux états mixtes anxiété-dépression. Comme prévu dans le protocole de recherche, on retrouve une plus grande fréquence de cas de dépression chez les femmes des villages plus isolés culturellement que chez les femmes tradi-tionnelles (18% versus 8%), ce qui ne demeure pas vrai pour les cas d'an-xiété/ phobie, plus fréquents chez le sous-groupe des femmes vivant dans les fermes. On observe aussi que ces dernières entretiennent générale-ment des relations très étroites avec leur famille et que ce ne sont pas des

événements associés à une perte qui précèdent ces états d'anxiété/ phobie, mais davantage des incidents de diverses natures comme le fait d'avoir à prendre soin d'un vieillard ou d'un parent malade, des problèmes de santé, des accidents de la route et autres expériences aussi diverses. Il a fallu plusieurs mois pour commencer à comprendre la cause de la plus grande fréquence de cas d'anxiété/phobie chez la population agricole. Tout d'abord, ce sont les cas chroniques et non les nouveaux cas qui expliquent la différence entre les femmes traditionnelles et les femmes des villages.

Autrement dit, une part à peu près égale de femmes fermières et villa-geoises expérimentent des états mixtes d'anxiété /dépression à la suite de circonstances diverses, mais les femmes originaires des fermes persistent plus longtemps dans leurs états d'anxiété. La particularité du tableau évo-lutif de ces femmes est que l'anxiété débute avec la mort d'un parent, tout comme avec l'autre groupe de femmes, mais qu'elle ne s'atténue pas dans les mois qui suivent. Les auteurs laissent entendre que les parents, dans cette culture, ont un rôle extrêmement important à jouer dans la protec-tion de leur fille et ce, tout au cours de sa vie. Dans certains cas, celle-là peut même continuer de vivre avec eux pendant quelque temps après la cérémonie du mariage et, si des difficultés matrimoniales ou avec la belle-famille se présentent, la solution de revenir dans la maison pater-nelle demeure toujours ouverte. La disparition du père enlève donc défi-nitivement la possibilité d'un refuge permanent, d'où éventuellement, la persistance des états d'anxiété.

Une série d'autres analyses comparatives sur cet échantillon écossais procède à une classification des événements en trois catégories : les régu-liers, soit ceux qui sont associés avec le cycle normal de la vie (mariages, décès) ; les irréguliers, concernant des changements plutôt liés à certains parcours mais exigeant généralement des efforts d'adaptation moindres (perte d'emploi, déménagement) ; et les événements de dérèglement so-cial comme un vol, un divorce ou un scandale dans l'entourage. Les évé-nements de dérèglement social sont plus fréquents dans le groupe de Camberwell (quelle que soit la classe sociale) que dans le groupe des îles écossaises et, à l'intérieur de ce territoire, ils se retrouvent davantage chez les femmes des villages que chez les femmes traditionnelles. Ils seraient apparemment la cause du surplus des cas de dépression dans ces deux premiers sous-groupes.

CONCLUSION

Retour à la table des matières

La littérature consacrée aux événements de vie courait le risque d'en-trer dans un cul-de-sac théorique n'eût été la contribution remarquable de l'équipe du Bedford College qui a fourni les éléments indispensables à une approche globale du problème. Un tel échec dans une période où les théories biologiques sont en faveur eût été catastrophique pour l'ensemble des sciences sociales et des écoles thérapeutiques qui accordent une large part au social. Mais cette crédibilité acquise envers les thèses de l'étiolo-gie sociale se conquiert de haute lutte par un effort qui doit faire place aux complexités de la réalité. Il faut au départ une théorie des mécanis-mes en jeu et une explication qui sache illustrer comment les facteurs so-ciaux, loin de demeurer simplement des bornes de relais d'un fluide cor-rélationnel, s'imbriquent dans des processus qui s'accordent avec la lec-ture détaillée des récits de vie et qui leur empruntent une signification autant qu'ils leur en apportent une.

Une telle entreprise implique donc une patiente recherche qui s'appuie sur des instruments qui différencient les populations où existe un facteur de vulnérabilité et celles chez qui il est absent. Y a-t-il vraiment eu failles graves dans l'éducation au cours de l'enfance et de l'adolescence ? Une difficulté est-elle réelle et chronique ? Quel est le contexte sur lequel se profile un drame humain ? Aucune de ces interrogations ne peut trouver de réponse par un rapide questionnaire où le sujet rassemble quelques perceptions furtives sans parfois comprendre le sens de certaines formu-lations et où il peut être gagné par l'ennui à mi-chemin. Les solutions exi-geront des efforts prolongés autant de la part des investigateurs que des informateurs. Ces premiers auront besoin de concevoir des dictionnaires de codification sur plusieurs années parfois. La durée des entrevues cou-vrant parfois une demi-journée, les échantillons sont nécessairement res-treints, dépassant rarement 250 sujets, et il faut attendre l'application des schèmes de recherche à d'autres échantillons avant de rendre des conclu-sions définitives. Les systèmes de codage doivent être également très stricts si l'on veut éviter que les hypothèses ne soient pas confirmées et

aussi parce que les regards sceptiques sont d'une sévérité étonnante à l'égard de tout ce qui est qualitatif malgré des précautions qui vont bien au-delà des quelques tests rapides et stéréotypés qui servent à valider les échelles à questions fermées et à procurer un faux sens de sécurité. La stabilité des réponses est à cet égard très prometteuse pour les entrevues semi-dirigées. Mais ce qui doit fournir le test final d'un modèle, c'est peut-être moins les qualités psychométriques des instruments, encore qu'elles soient essentielles, que le pouvoir de prédiction des variables in-dépendantes sur l'apparition des troubles psychiques. Et, encore plus im-portant, le pouvoir d'explication. On aura beau construire une belle struc-ture de corrélations, utilisant les méthodes multivariées au besoin, il faut à la fin comprendre pourquoi un facteur en influence un autre. L'analyse attentive des éléments étiologiques tels qu'ils se présentent dans les récits de vie permet de produire de telles conclusions à la condition évidente de pouvoir être reprise par des chercheurs indépendants qui ne partent pas obligatoirement des mêmes hypothèses. Le mérite des entrevues semi-dirigées est aussi d'être réanalysables à partir d'autres échelles dévelop-pées ultérieurement sur la base d'intuitions obtenues en cours de recher-che. Par exemple, quelques échelles de l'instrument concernant la carence de soins parentaux ont été élaborées a posteriori et appliquées après coup aux données. Autre avantage de l'instrument ouvert, c'est qu'il n'a pas à être adapté à diverses populations. C'est le système de codification qui a surtout besoin d'être remanie parce que les exemples seront différents comme dans le cas des adolescents ou des personnes âgées. Les change-ments mineurs apportés aux instruchange-ments permettent donc une accumula-tion des connaissances. Il est ainsi possible d'opérer une synthèse des tra-vaux inspirés par le Bedford College alors que les autres efforts, portant sur des échantillons bien plus volumineux, donnent l'impression d'un émiettement de la recherche et de l'absence d'un fil conducteur qui va bien au-delà des simples différences d'instruments et qui touche davan-tage à l'absence de théorie au départ.

Les coûts des études qualitatives scientifiques qui font sourciller avec raison les bailleurs de fonds peuvent faire réaliser des économies d'échelle appréciables. Les diverses analyses du Bedford College n'ont pas touché plus de deux mille sujets en quinze ans si l'on excepte les tra-vaux parallèles s'inspirant des mêmes méthodes. Pourtant, ils ont permis de répondre à de nombreuses questions fondamentales en étiologie so-ciale concernant les rapports complexes entre événements, difficultés et

facteurs de vulnérabilité, leur rôle dans la formation des symptômes, le difficile débat sur l'effet de sommation, le rôle des circonstances de vie de l'enfance, la place de l'estime de soi comme facteur intermédiaire entre certains facteurs de vulnérabilité, les événements majeurs et la dépres-sion. Il faut bien sûr indiquer que toutes ces questions étaient à l'ordre du jour dans la conceptualisation des schèmes de recherche et qu'il ne faudra pas confondre l'encouragement àcette méthode avec un chèque en blanc fourni à des aventuriers dont l'enthousiasme n'a d'égal que l'aveuglement.

Les origines sociales et culturelles des troubles psychologiques

Chapitre III.