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Chapitre II : La présence de femme dans l’espace

1. Le traitement de l’espace chez Violette Leduc

1.3 La ville/La compagne

Dans notre roman, un autre espace diégétique est mis en scène : la ville. En effet, c‘est la ville de Paris qui constitue le cadre général des actions de celle qui dit « je ». Et malgré que cet espace ne soit décrit que rarement, - la ville garde un caractère anonyme tout le long du roman, seul le toponyme « Paris » vient indiquer qu‘il s‘agit bien d‘une ville connue- il ne reste pas moins qu‘il symbolise par la mobilité du corps qu‘il implique, l‘errance intérieure que subit la narratrice-personnage.

Effectivement, dans Paris, la narratrice-personnage va et vient pour épier ou recevoir Madame après chaque retour de celle-ci. Cette ville n‘est pas seulement un espace public, la spatialité où s‘exercent le regard de l‘autre, mais surtout un espace où se pratique une expérience pédestre motivée le plus souvent par la présence de l‘être aimé. « Je veux rester dans sa ville. 1» déclare, à maintes reprises, celle qui dit « je » pour souligner sa dépendance à l‘égard de cet espace qui est définitivement associé au ressenti de son corps amoureux.

Toutefois, l‘absence de Madame déclenche aussi les déplacements de cette marcheuse invétérée. En effet, à chaque voyage, la narratrice se met à sillonner la ville à la recherche d‘un apaisement (« Son départ est un cadavre que je porte sur le dos. 2

») Elle se rend, par exemple, au pied de l‘immeuble où habite Madame : en épiant de loin, elle espère retrouver la présence de celle qu‘elle attend. Plus loin, on la voit trainer sans but dans des lieux publics parisiens (squares, cafés, rues) et découragée comme à chaque fois, elle continue sa marche inlassable : « Quand j‘ai desséché un endroit, je m‘en vais.3»

À cause de cette absence, même le déplacement devient fantasmatique. Dans un micro-récit (pages : 43, 44, 45, 46), la narratrice se rend à un hôpital croyant que Madame a eu un accident. L‘inquiétude est telle qu‘elle sombre rapidement dans une rêverie douloureuse. Après avoir parcouru touts les endroits et recoins de l‘hôpital à la recherche de l‘être aimé, elle s‘introduit dans la salle B, la morgue. Ce lieu ralentit longuement sa progression dans la spatialité car l‘inertie relative à la mort conduit son esprit à se perdre

1

V. Leduc, L’Affamée, op. cit., p.10.

2

Ibid., p.109.

3

145 dans une projection en ce sens qu‘il y a déplacement du sentiment de malaise sur cet espace mortuaire :

J‘arrive dans la salle B. Je ralentis. Je vois les formes. Je ne vois pas les mouvements (…) Je possède quarante lits avec quarante disciplines définitives (…) Ma vie est devenue si fluette qu‘elle passerait dans un trou d‘aiguille (…) Je les attends encore. Ils me découragent : ils ont trop d‘avance sur moi. Leur soumission me navre. 1

Cette errance au cœur de Paris est perçue donc comme une expérience hautement dysphorique. Le corps est tellement ébranlé par la douleur, qu‘il croit être attiré par les endroits délabrés. Dès lors, le corps et la spatialité malheureuse s‘interpénètrent au point de devenir une même chair :

Mon square est un incompris. Jusqu‘à dix heures du matin il n‘aura que moi. Je ne me fais pas prier par les endroits déshérités. Je me colle à lui. Nous sommes nés ensemble. Il n‘est pas animé, pas parfumé, pas gracieux. Les oiseaux fuient ses marronniers. Les bancs sont inconfortables.2

Par ailleurs, une autre spécialité est convoquée dans notre roman, il s‘agit de la compagne. En effet, dans cette incapacité de se défaire de l‘aphasie de la communication amoureuse, celle qui dit « je » quitte souvent la ville de Paris pour se rendre dans le monde rural. Et ce déplacement est réalisé que quand Madame est absente. En effet, quand celle-ci voyage ou ne fréquente pas le café pendant une durée plus au moins longue, la narratrice va au village pour essayer d‘oublier sa solitude : « Je veux rester dans sa ville. Le vendredi je cours à la compagne. Je voyage en camion. 3»

Le caractère apaisant de la compagne possède une résonance indiscutable chez les âmes en peine. Chez la narratrice de L’Affamée, non seulement le village est le lieu où s‘opère la fuite momentanée loin des tourments de l‘amour, mais aussi, se réalise la fusion heureuse d‘avec la nature. Si de son réduit, elle se rendait compte « qu‘aucun bruit (de

1

V. Leduc, L’Affamée, op. cit., pp. 44-45.

2

Ibid., p. 252.

3

146 l‘immeuble) n‘est pour (elle)1

», ici, dans le village, les bruits sont avenants. L‘espace devient donc ouvert et se laisse convoiter par cette femme qui cherche inlassablement un refuge :

À la compagne, pendant que je m‘endors, je pense à cet espace qui entoure la maison. C‘est une perspective réchauffante. Quand je marche seule, l‘espace est mon faste. Il faut quitter la ville, il faut vivre dans ce village où sont les bruits de bêtes et bruits d‘arbres. À la compagne, la nuit ne cesse de palpiter.2

Plus encore, c‘est la compagne qui s‘oppose à la ville. La nuit dans le monde citadin est douloureuse et cahoteuse car elle est « courtisée par la mort 3», une mort que les hommes et leurs bruits, appellent par leur réveil triste et froid de chaque matin. Au village, par contre, l‘univers sonore (mugissement de bêtes, bruits de sabots, envol d‘oiseaux…) réconcilie le corps avec lui-même car justement la nature par sa coloration audible détourne le Moi des tendances masochistes qui l‘accablaient en ville. En d‘autres termes, la compagne devient un dérivatif empêchant le corps de se complaindre dans la rumination du mal qui le ronge.

1.3. Rêver la chute

Dans L’Affamée, la rue est un espace de la marge par excellence. Espace médian entre l‘intériorité du café et l‘intériorité du réduit, la rue est non seulement le théâtre du regard de l‘autre, mais également le lieu où s‘exerce péniblement une recherche inlassable en vue de revoir Madame. Dès lors, nombreux déplacements qui animent la narratrice-personnage dans cette spécialité horizontale s‘entrecroisent avec une descente dans une spécialité verticale hautement dangereuse. Observons cet exemple :

Dans la rue étroite, j‘ai dit (à Madame) : « J‘ai perdu quelque chose. » J‘ai ralenti. Je jouais une comédie. Les distances sont moins longues quand je la quitte. Elle m‘attendait. Elle lisait (…) Je suis tombé dans un trou. J‘ai mis du temps à pénétrer la masse de la boue. Je m‘accrochais au trottoir avec mes mains. Je me retenais dans l‘orifice de l‘égout (…) La boue était un manteau

1

V. Leduc, L’Affamée, op. cit., p.95.

2

Ibid., p.96.

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froid. Je ne pouvais pas poser mes pieds (…) la boue me serrait (…) sur le trottoir celle qui lisait me cherchait (…) Elle passait à côté du trou (…) J‘ai desserré mes lèvres. L‘ordure est rentrée (…) la boue a végété dans mes dents. Derrière j‘avais l‘eau de l‘égout (…) J‘ai craché. Son goût je le connaissais, puisque je mange toujours seule (…) J‘ai glissé encore. J‘ai pénétré la boue (…) J‘avais une bouche plein de cheveux (…) Je ne pouvais plus lui dire ce que je voudrais lui dire.1

Ici, pendant que celle qui dit « je » marche côte à côte avec Madame, elle ralentit et se voit engloutie par la boue. En effet, un trou en plein rue l‘avale forçant son corps à lutter contre une asphyxie des plus pénibles : la boue qui devient de plus en plus tenace attaque l‘orifice buccal et s‘y engouffre implacablement. Ce scénario fantasmatique qui est déclenché par l‘échec d‘avoir une bouche qui a du mal à vocaliser, à mettre en mots le ressenti amoureux (« Je ne pouvais plus lui dire ce que je voudrais lui dire »), dessine une image de la chute (le trou et l‘imaginaire d‘immondices), une spatialité en rupture, une rupture qui annule tout espoir de communication horizontale avec l‘être aimé.

Cette scène de descente dans la profondeur gloutonne de la terre qui est animée par une forte pulsion de mort, n‘est pas un cas isolé dans notre roman. D‘autres fragments relatent justement cette chute (du haut en bas) que vit la narratrice-personnage quand elle affronte ses démons intérieurs. Observons un exemple :

J‘abreuve la bouche de l‘égout suivant mes capacités. Je suis la chose vivante et laide qui peut se soulever de terre (…) Je retrousse ma manche (…) j‘introduis mon bras dans la bouche d‘égout. L‘acte se fait trente fois. Se supprimer trente fois (…)2

Ici, cette plongée répétitive (« L‘acte se fait trente fois ») dans l‘abîme de l‘ordure est significative du sens que se fait la narratrice de l‘espace de la marginalité. En effet, elle perçoit la spatialité du bas comme une déchéance pouvant traduire fidèlement l‘étouffement de son être, l‘écart irrémédiable se creusant entre elle, la femme laide qu‘elle est, et Madame, l‘être aimé, venant d‘une hauteur inaccessible.

1

V. Leduc, L’Affamée, op. cit., p.56.

2

148 En somme, dans L’Affamée, l‘écriture de l‘espace n‘est pas anodine. L‘espace est tel qu‘il devient un véritable personnage au même titre que la femme qui l‘investit : le café, le réduit, la ville et la compagne ne sont pas de simples toponymes, mais des corps d‘affects et de fantasmes pour le corps indésirable et malheureux de la femme qui essaye de les posséder pour compenser la dépossession de l‘amour qu‘elle subit. Et cette interpénétration entre l‘espace et la femme est un piège même pour le mouvement, la mobilité car, les déplacements vers l‘être aimé, se doublent d‘une descente, d‘une chute mutilatrice pour le corps.