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Dès le premier abord, L’Affamée se présente comme un texte dépouillé d‘indications relatives à l‘organisation des chapitres. Les intertitres thématiques et rhématiques sont absents et aucune table des matières ne vient baliser la lecture. Cette absence d‘intertitres n‘est aucunement gratuite. G. Genette affirme qu‘il existe des œuvres sans intertitres et que cette « absence est aussi significative que la présence.3 » Il semble donc évident que l‘absence d‘intitraison dans L’Affamée est dictée par des impératifs esthétiques et

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Pendant longtemps, La Bâtarde semblait la seule œuvre de Violette Leduc. La critique universitaire a bien noté ce phénomène du « silence » auquel est confrontée l‘œuvre toute entière surtout en France.

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Préface du roman La Bâtarde, Gallimard, 1964.

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63 stylistiques qu‘il s‘agit de découvrir à travers les effets de sens que greffe cette absence sur la masse textuelle.

L’Affamée comporte deux grands chapitres de longueur plus au moins égale, des chapitres aérés par la présence d‘une multitude de blancs typographiques. Le lecteur est dès lors en droit de s‘interroger sur la signification de ces vides cultivés entre les paragraphes car ces pauses se manifestant par la plus grande fréquence travaillent

L’Affamée à recevoir une forme fragmentaire.

Ces fragments de texte sont autant de morceaux de vécu, un ensemble de micro-récits juxtaposés sans lien logique pouvant façonner une histoire en bonne et due forme. En effet, ces micro-récits se forgent comme des unités événementielles autarciques qui exposent l‘état du corps de la narratrice-personnage : chaque morceau est un foyer d‘une tension dramatique où le désir ressenti pour Madame est ressassé et vécu intensément à travers le travail des sens. Aussi les différents moments de la narration sont-ils hantés par les mêmes frustrations du désir, tenaillés par les mêmes fantasmes, rythmés par les mêmes présences/absences de Madame. Très souvent d‘ailleurs, les séquences sont orchestrées par un départ, un retour éminent, un avant ou un après d‘une entrevue avec cette femme désirée :

Elle rentrera demain. Pendant mon insomnie, je crée son pas. Je l‘écoute. Je me mets sur le ventre (…) Devenir toutes les gares pour la recevoir.1

Elle a prolongé ses vacances. Je l‘attends. Je me simplifie un peu chaque jour. Je me resserre. Je suis un insecte plat et noir qui fait le mort lorsqu‘il grille au soleil (…) Je veux déchiffrer son retour sans bouger.2

Elle voyagera pendant trois mois (…) Dans mon réduit, je le répète : « je ne veux pas qu‘elle parte… » (…) Son prochain départ est un cadavre mou que je porte sur mon dos.

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V. Leduc, L’Affamée, op. cit., p.34.

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Elle partira. Je veux me délivrer de son départ. Je veux le cracher dans un égout, dans un ruisseau, dans un soupirail, sur une roue de voiture, sur un enfant…J‘ai essayé. Son départ est monumental (…) Je vomirai son départ.1

Le lecteur serait tenté ainsi de commencer la lecture de L’Affamée par n‘importe quel fragment, à n‘importe quelle page. Cette fragmentation est le corollaire d‘une réalité psychique où seul le « chaos » de la chair dicte ses lois dans l‘agencement du dire. Ainsi le découpage textuel de L’Affamée est-il doté d‘une valeur symbolique puisqu‘il représente l‘intimité d‘un corps en action. Avec une telle fragmentation, Violette Leduc participe à l‘évolution du genre romanesque en affirmant que l‘écriture est avant toute chose « une affaire corporelle ».

Par ailleurs, les blancs typographiques que cultive L’Affamée assure une autre fonction, transcrire du corps ce qui résiste à la nomination. Effectivement, il s‘agit pour Violette Leduc de traduire la difficulté de dire le corporel à travers les prolongements sémantiques que l‘agraphie installe au sein même de l‘écriture. Le corps, cet objet insaisissable, a besoin de ces blancs pour se projeter sur le texte. « La part visuelle du dire 2» est investie donc pour rappeler au lecteur que le corps est toujours présent même s‘il y a absence de la lettre.

Pour illustrer notre propos, nous allons examiner de plus près une des cassures typographiques de notre corpus qui nous semble pertinente. À la page 157, un blanc de quatre lignes est installé au beau milieu d‘un paragraphe compact. De plus, ce vide se démarque car il divise une phase en deux segments :

Celle qui lisait dans le restaurant m‘attendait. J‘ai retroussé mes manches. La hache a tournoyé au-dessus de ma tète. J‘ai bondi dans le restaurant. Me voici :

[Blanc typographique de quatre lignes]

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V. Leduc, L’Affamée, op.cit., p.126.

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Henri, Meschonic, Critique du rythme : Anthropologie historique du langage, Verdier- Lagrasse, 1982, p.304.

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[Alinéa] j‘ai vingt ans. Je suis le bucheron. Je suis beau. Les enfants me l‘ont appris avec leurs mains. Elle lit.1

La lecture de l‘intégralité de L’Affamée nous révèle que cet usage spécifique du blanc typographique est un cas unique. Pourquoi Violette Leduc a-t-elle fait un tel usage de ce vide ? Quelle est la portée symbolique qui en découle ? D‘abord, nous avons remarqué que cette pause intervient pour signaler au lecteur le passage du plan de la narration au plan du discours (monologue intérieur). Avant le blanc, le personnage qui dit « je » raconte le déroulement d‘un déjeuner avec Madame et le récit se déploie très vite comme des hallucinations verbales : l‘indifférence de Madame est vécue péniblement et c‘est à travers la visualisation d‘une hache, objet contondant, que ce mal est représenté (« J‘avais une hache prête entre mes jambes pendant que je déjeunais avec elle (…) », « Si je avais laissé tomber (la hache) sur mon pied, je l‘aurais soulagée »2). D‘ailleurs, pour se soustraire à

l‘emprise de cette douleur intenable, la narratrice-personnage décide de « se retirer dans les lavabos3 », mais rien n‘y fait car les glaces sont là pour lui rappeler sa condition de femme laide et malheureuse. Et c‘est au moment du retour au restaurant que la cassure typographique est insérée pour délimiter visuellement le monologue intérieur auquel va se livrer cette voix.

Au regard de Violette Leduc, ce discours intérieur mérite plus d‘attention de la part du lecteur car la teneur dramatique y est très importante. Il relate comment la voix narratrice qui est exacerbée par l‘indifférence de celle qui lit (Madame), se voit le corps métamorphosé en celui d‘un bucheron fort, beau, jeune et en plein effort physique. Le désir de plaire, d‘attirer l‘attention de l‘être aimé se mue rapidement chez le bucheron en une autodestruction où la phrase lapidaire « Elle lit » scande l‘effort meurtrier :

Elle lit. Je serre la hache. Je l‘envoie dans l‘arbre. Je la retire. Je recommence. Les éclats s‘envolent de la blessure que j‘agrandis. Elle lit (…) Je ne pourrais pas épargner mes petits chardonnerets. Elle lit (…) Elle

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V. Leduc, L’Affamée, op. cit., p.157.

2

Ibid., p.158.

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lit. Je lui ai présenté mes poignets, ma force, ma beauté, ma tuerie verte mais elle lit.1

Le rôle du blanc typographique est donc de mettre en exergue la révolte silencieuse qu‘engendre l‘indifférence de l‘être aimé. Nous pouvons même assimiler ce vide de l‘écriture à une balise pouvant signaler au lecteur qu‘à ce niveau-là de cet espace textuel, un drame affectif est en train de se produire.

En somme, l‘image du texte que nous offre L’Affamée démontre que la disposition typographique n‘est, pour Violette Leduc, qu‘un des territoires potentiels où peuvent se déplacer les non-dits du corps charnel. En effet, l‘arrangement matériel de ce roman est façonné de manière à insister sur le malaise du corps de la narratrice-personnage et c‘est le ressassement qui semble orchestrer les fragments textuels et donner ainsi de nouvelles possibilités de sens aux mots.