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PARTIE II : LE CORPS L’ŒUVRE

1. Le regard chez Violette Leduc

1.2 Le regard dans le délire

L‘acte de regarder a implications psychiques importantes dans la mesure où il travaille l‘intersubjectivité. Sartre montre le rôle primordial qu‘occupe autrui dans cette activité. L‘expérience d‘être vu implique que je deviens objet en même moment que cet autrui qui me regarde s‘affirme pour moi comme sujet. Ainsi le regard d‘autrui me met à nu, me perturbe. Je ne peux me soustraire à l‘emprise de ce phénomène : je suis vulnérable, ma liberté est en jeu.

L‘analyse sartrienne du regard va plus loin : par le biais du regard « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même. »2 En effet, être vu implique un inconfort qui est dû en réalité à la peur de mon propre jugement sur moi-même, un jugement que je vois se refléter dans les yeux de l‘autre. Autrement dit, ce type de regard me conduit à intérioriser des jugements, à adopter des images de moi-même qu‘autrui me donne car la connaissance que j‘ai de moi-même émane souvent des connaissances qu‘autrui a déjà sur moi. Dès lors, « quoi que je dise de moi, le jugement d‘autrui entre dedans. 3»

Dans L’Affamée, cette théorie sartrienne du regard se réaffirme encore une fois. En effet, les expériences malheureuses du corps réduisent la narratrice de L’Affamée à la laideur de son visage. Dès lors, se voir se réfléchir dans le regard de l‘autre est un véritable drame car tout contact avec l‘autre est anticipé comme préjudiciable. D. Le Breton rappelle comment, dans l‘imaginaire social, en brisant le plaisir du premier contact avec l‘autre, « la laideur est socialement repoussée.4» On suppose une moralité douteuse5 à la personne détenant une désagréable apparence du visage car la beauté est socialement appréhendée comme indice d‘intégrité morale.

1

V. Leduc, L’Affamée, op.cit., p.122.

2

Jean-Paul, Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943, p.260.

3

J.-P., Sartre, Entretien, 1964.

4

D. Le Breton, Des visages, op.cit., p.277.

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109 Pour confronter sa thèse sur les valeurs sociales de la laideur/ la beauté, D. Le Breton rappelle que le diable est toujours représenté comme étant pourvu d‘une enveloppe hideuse et monstrueuse car la laideur, dans l‘imaginaire religieux, est signe du mal. La sorcière aussi bénéficie du même traitement : « le désordre apparent du corps » de la sorcière est perçu comme « témoignage » d‘une nature morale vicieuse œuvrant à la déstabilisation de l‘organisation du monde.

La peur constante du jugement de l‘autre provoque, donc, chez la narratrice de notre roman des hallucinations angoissées. Dans un passage, il nous est raconté comment une soirée passée dans une boite, Le Schubert, devient le théâtre d‘un délire émanant d‘un profond sentiment d‘insécurité. En effet, sur scène, la narratrice se voit enchainée comme « un bœuf » par un artiste déguisé en cow-boy. Et très vite, elle s‘imagine que c‘est sa laideur qui amuse les clients de la boite :

Ma laideur était dans l‘arène (…) Le public détaillait mes traits. Mon visage était un pré où broutait un troupeau de buffles (…) Les femmes sortaient leur mouchoir de leur sac, mais elles se miraient dans mon visage. J‘étais seule au milieu de la piste. On m‘avait fagotée avec des chaines silencieuses (…) la clientèle mâchait et remâchait mon visage. Elle avait trop d‘appétit (…) Un rire m‘abattit. L‘attraction ne fut plus silencieuse pendant une minute. Des rires, des rires (…)1

Ici, la douleur d‘être vue comme laide est décuplée car la narratrice se trouve brutalement face à un public qui n‘a d‘yeux que pour son visage : l‘attraction n‘est pas « le travail2

» du cow-boy, mais bien les insolites aspérités des traits d‘une femme. Le fantasme d‘un troupeau broutant la face traduit bien cette curiosité gloutonne d‘un regard pluriel dépossédant une femme laide de toute féminité, de toute dignité.

Il convient de signaler que « cette souffrance solitaire » de la narratrice de L’Affamée fait dériver irrémédiablement l‘écriture vers le chaos du délire verbal, cette rhétorique du fantasme se contredisant avec l‘illusion réaliste à laquelle le lecteur est habitué. En effet, le roman en sa totalité se présente comme l‘agencement de différents moments déliriels où le

1

V. Leduc, L’Affamée, op.cit., pp.86-87.

2

110 « je » voit des choses qui n‘existent pas. À titre d‘exemple, dans un micro-récit, il nous est raconté comment, sous l‘effet de la souffrance intenable de voir s‘absenter Madame pendant trois mois, la narratrice subit des hallucinations visuelles :

La mort est là. Elle m‘attendait devant ma chambre (…) Elle rêve. Je tousse, je tousse. Elle saura que je suis là (…) je suis au-dessous d‘elle. Je veux qu‘elle me regarde. Nous sommes ensemble. Je veux qu‘elle se décide (…) J‘espère qu‘elle ne me respecte pas (…) Mon cœur bat. Je tiens peut-être mon dernier rendez—vous. J‘attends dans l‘entrée de ma chambre mon épouse en maillon blanc (…) Je me penche sur elle. Je suis sur elle. Mes yeux lui demandent de me prendre (…) Elle s‘est levée. Elle rêve en marchant, en sautant sur mon lit, sur ma table. Ses mollets ressemblent à ceux de la grille d‘égout (…) Elle touche mes photographies. Elle monte sur mon poêle (…) Elle a affaissé mon réduit (…) Elle part. 1

Ici, la narratrice s‘imagine que la mort, personnifiée en femme rêveuse, lui rend visite dans son « réduit ». Elle se voit même en train de la séduire pour la convaincre de la prendre. Cependant, le corps-à-corps qu‘elle lui fait subir à n‘a pu faire advenir la délivrance car après avoir parcouru l‘habitat misérable et effleuré les objets (fauteuil, poêle, photographies, table, lit…) de sa présence macabre, cette « femme crémeuse » refuse de lui accorder le trépas qu‘elle souhaite.

À ce niveau d‘analyse, il est important de savoir si tous les micros-récits de L’Affamée sont des délires, une mise en scène d‘un regard fantasmant sur les êtres et les espaces. Il faut le dire, répondre à une telle question semble une entreprise ardue car aucune indication ne permet de classer les différents fragments suivant ces types de narration : narration onirique, narration délirielle et narration événementielle.

Mireille Brioude2 signale que L’Affamée peut être volontiers lu comme un long récit onirique tellement les frontières entre le rêve, le fantasme et la réalité semblent ténues. Elle rappelle, toutefois, que dans les premiers extraits de ce roman qui sont parus dans Temps

1

V. Leduc, L’Affamée, op.cit., pp. 117-119.

2

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Modernes en 1947, les fragments oniriques sont clairement désignés par les intertitres

« rêve de ».

Quoi qu‘il en soi, notre roman est forgé de moments de lucidité et de moments fantasmatiques et oniriques où la part belle est faite à l‘inconscient. Mais pourquoi un tel excès d‘écriture ? D‘une part, cet égarement de la raison soutenu par le délire narratif est un cri au sens où il fait bruire aux oreilles du lecteur un corps qui tente de purger son mal, de s‘arracher à lui-même à travers une parole qui se déplace constamment entre réalité et imaginaire de la souffrance. D‘autre part, cette écriture qui se nourrit d‘une ambition d‘aller tout près des mouvements indicibles du corps s‘affirme comme insoumise à l‘écriture traditionnelle qui laisse très peu de place à l‘expression authentique des profondeurs insoupçonnées de la nature humaine.

En somme, sous la plume leducienne, l‘amour qui est exacerbé par un regard « phallique », inscrit définitivement du côté du manque. Les appétits du corps dont ce type d‘activité visuelle se trouve le premier révélateur, condamne la narratrice de L’Affamée à une constance recherche de l‘Autre, une recherche où la laideur du visage s‘affirme une entrave à l‘avènement de la relation charnelle souhaitée. Et dans cette impossibilité d‘une rencontre avec l‘autre, les yeux délirent, s‘égarent dans des hallucinations visuelles afin d‘expurger la défaite d‘un corps féminin marginalisé.