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 Comment les personnages féminins se présentent-ils ?  Quel faire leur incombe ?

 Comment la réalité corporelle qui leur est attachée les présentifie-t-elle ?

 Quels sont mécanismes discursifs qui sont conviés pour la matérialisation de la voix ?

 Quelle est la marge de créativité et d‘autonomie que recèle l‘écriture du personnage féminin par rapport à la typification réaliste de la littérature traditionnelle ?

 L‘écriture du personnage féminin est-elle la même dans les deux écritures féminines qui nous intéresse ici ?

Chapitre II :

 Quels sont les procédés travaillant à la féminisation du langage ?

 Comment le style se révèle-t-il chez nos écrivaines comme manifestation d‘un rapport du corps aux mots ?

 Comment l‘expérience scripturaire féminine réussit-elle à s‘affranchir des manques du langage littéraire ?

Chapitre I : Quel personnage pour quel corps ?

Ce chapitre vise à préciser la corrélation qui existe entre le corps et le personnage féminin qu‘il définit. Il ne faut pas oublier que le corps romanesque est ce par quoi le

186 personnage existe et devient lisible pour le lecteur car il n‘est pas seulement organique, déterminé par le portrait et l‘habillement, mais également érotique, pulsionnel, fantasmé, vécu, vocal, social, etc. Mais, malgré l‘importance capitale de cette pluralité du corps dans la construction du récit, celui qui écrit affiche une inaptitude à reconstituer la réalité corporelle en sa totalité1. Dès lors, suivant chaque motivation auctorielle, telle ou telle facette (ou fragment) du corps sera privilégiée, voire même célébrée. Nous allons, voir, donc, les modalités de présentification du personnage féminin au sein de notre corpus.

1. La traitement du personnage chez Violette Leduc

Nous allons commencer notre chapitre par l‘analyse du roman leducien. Pour ce faire, nous traiterons deux points essentiels : d‘une part, le personnage féminin subissant l‘indétermination et d‘autre part, le processus de l‘intériorisation de la voix se produisant, essentiellement, pour contrer, à la fois, l‘isolement du corps et le silence de l‘être aimé.

1.2 Le « je » androgyne

La bâtardise, la laideur et surtout le désamour de la mère sont autant de facteurs qui ont déterminé le sujet autobiographique de L’Affamée. Evoluant dans une économie narcissique déréglée, la narratrice-personnage est dotée d‘une identité sexuelle problématique. Aux antipodes de la beauté féminine désirable, le corps de celle qui dit « je » subit une déféminisation transparaissant en premier lieu à travers un système de onomastique très appauvri : aucun prénom de femme ne vient désigner le personnage afin de lui accorder une identité de genre, plus encore, quand celui-ci traque inlassablement un autre personnage déclaré, dès le départ, comme l‘incarnation de la féminité par excellence : « Madame » dotée d‘une beauté très féminine revoit à celle qui se refuse à la nomination, sa propre disgrâce, sa condition d‘éternelle affamée sans nom patronymique. Ici le personnage est plus enclin à rappeler la bâtardise de Violette Leduc.

Cette dépossession que subit le « je » autobiographique dans notre roman peut s'expliquer aussi par le désir de se protéger du regard de l‘autre. L‘amour que voue Violette

187 Leduc à Simone de Beauvoir n‘est pas un secret, mais la peur du dévoilement à travers l‘écriture, a fait naitre chez l‘écrivaine un besoin incessant de cacher les personnages derrière les masques de l‘anonymat.

Dans sa thèse Violette Leduc : la mise en scène du « je », Mireille Brioude confirme cette hypothèse en affirmant que l‘anonymat des personnages dans ce texte leducien n‘est qu‘un travestissement visant à traduire l‘amour impossible, l‘indifférence de Madame car « la personne (qu‘incarne le pronom elle) est et restera à jamais inaccessible, la nommer serai la posséder. 1»

Pour Anaïs Frantz2, c‘est la pudeur que ressent Violette Leduc vis-à vis de S. de Beauvoir, qui est à l‘origine de l‘effacement du « je » d‘énonciation dans L’Affamée. Plus encore, ce sentiment innerve l‘écriture jusqu‘à en contaminer toutes les strates car c‘est une performance d‘un retrait pudique face à « Madame », elle-même pudique et discrète, qui se met en marche dès le premier geste scripturaire.

C‘est, donc, dans cet anonymat brutal des personnages que le roman s‘éloigne de toute attache référentielle. Et même si des personnages nouveaux surgissent, ici, et, là dans le récit, ce n‘est que pour les engloutir vite dans un flou d‘identité les écartant de toute référence au réel. En effet, pour remplacer une onomastique révélatrice, celle qui dit « je » se contente de désigner les personnages par les types qu‘ils incarnent dans la diégèse : le patron du café, les deux femmes du café, l‘ouvrier, le charbonnier, le vieillard, la concierge, l‘ouvrier, les clients, le vendeur des jouets automatiques, etc.

Cette dénomination des personnages secondaires trouve sa cause logique dans le travail onirique et déliriel. Effectivement, surgissant subitement du monde fantasmatique, ces personnages n‘ont qu‘une existence brève les empêchant d‘avoir une nomination en bonne et due forme. Ces inconnus de l‘inconscient n‘intéressent Violette Leduc que parce qu‘ils sont le produit du ressassement de la faim charnelle d‘un corps indésirable. Observons cet exemple :

1

Mireille, Brioude, Violette Leduc : la mise en scène du « je », Rodopi, Amsterdam, 2000, p.51.

2

Anaïs, Frantz, « Les retours de la pudeur : dans L‘Affamée de Violette Leduc », Protée, vol. 38, n° 3, 2010, p. 81-90. URI: http://id.erudit.org/iderudit/045619ar, consulté le 12/03/2015 à 23.12.

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Dans le métro, les trains, tous les trains roulent sur l‘événement. Puis je plane avec l‘événement. Un ouvrier dort allongé sur un banc de quai (…) L‘ouvrier est couché sur le dos. Je m‘allongerai sur lui, je poserai toutes mes lèvres sur lui, toutes mes lèvres seront nourries (…) Il a frissonné. Je me sauve dans la voiture, ma tête est à l‘événement. 1

Dans ce passage, prise d‘un délire, la narratrice-personnage s‘imagine approcher d‘un ouvrier qu‘elle ne connait guère pour lui communiquer avec son corps un peu de chaleur humaine. Cet inconnu, dénommé l‘ouvrier, est la figure du manque par excellence, par l‘entremise duquel parvient à s‘affirmer l‘insatiabilité d‘une femme esseulée.

Cet affaiblissement de l‘effet du réel induit par l‘absence du nom, est renforcé par la disposition d‘un portait physique des plus insolites. En analysant le regard (page103), nous avons justement remarqué l‘image incongrue que dessine la description du corps de la narratrice-personnage. Tantôt désignée comme « gueule 2» d‘un animal, tantôt comme un objet indésirable («un abat-jour invendable3»), le visage de celle qui dit « je » se désintègre. Car, cette déféminisation tend à faire de cette femme qui souffre un spécimen unique, hors de toute catégorisation sexuelle. Cette perte d‘identité sexuelle, vécue à la faveur de la laideur contre-nature, va même se prolonger par un sentiment d‘une perte encore plus tragique, celle de l‘estime de soi, celle de sa propre humanité :

Tu le sais, personne n‘a besoin de toi, ou bien crève-toi les yeux. Mets-toi en sang (…) Sers dans les restaurants, mange les assiettes sales, nettoie les chambres d‘hôtel, couche-toi dans les draps qui conservent les érections (…) Ouvre les draps des maisons de passe, pose ta main sur toutes les taches, hume les poubelles, plonge tes bras dans leurs ordures. Je ne rattraperai pas le genre humain.4

Ici, dans une série interminable d‘actions violentes contre le corps, la femme subit une dépossession de toute dignité. Aussi cette dépossession relègue-t-elle celle qui se flagelle intentionnellement au rang de sous-femme qui n‘a pas encore pu « rattraper le genre

1

Violette, Leduc, L’Affamée, Gallimard, Paris, pp.13-14.

2

Ibid., p.20.

3

Ibid., p.21.

4

189 humain ». Il s‘agit de montrer comment un corps déféminisée et insatisfait devient à fois exilé de lui-même et des autres.

Cette désintégration du personnage féminin œuvre, à l‘instar des écritures contemporaines, à l‘escamotage du modèle consacré du héros romanesque hérité des temps passés. Il faut savoir que l‘Occident, depuis l‘antiquité, est connu pour l‘hypervalorisation dont font l‘objet les figures de personnages incarnant la puissance, la gloire et les hautes valeurs. Todorov a bien résumé ce phénomène en disant que « sans récit qui le glorifie, le héros n‘est plus un héros. 1

» Autrement dit, sans actions valorisantes pour le héros, celui-ci perd vite sa raison d‘être.

Cependant, au XX siècle, le personnage qui était nanti des privilèges de la puissance au XIX siècle, s‘est vu dépouillé au fur et à mesure de son aura de perfection. En fait, comme l‘a si bien expliqué Nathalie Sarraute dans L’Ère du soupçon, une double méfiance a remis en cause le personnage traditionnel : « non seulement le romancier ne croit plus à ses personnages, mais aussi le lecteur de son côté n‘arrive plus à y croire. 2» Et l‘auteure de

continuer que ce discrédit va faire perdre irrémédiablement au personnage tous ses attributs et prérogatives (état civil, biens, vêtements et bien sûr son caractère) qui le préparaient à s‘arroger abusivement le devant de la scène.

En refusant, donc, au personnage une identité de genre précise et des actions gratifiantes, Violette Leduc va justement perdurer cette méfiance qu‘a eu les romanciers du XX siècle vis-à-vis du héros : dans un corps anonyme et malheureux, le personnage principal de L’Affamée ne peut que se muer en anti héros dont les actions sont le théâtre d‘une véritable aliénation.

Cette aliénation se traduit principalement à travers la répétitivité des actions entreprises dans la diégèse. Certes, nous pouvons facilement reconstituer les expériences corporelles et le faire qui font de la narratrice-personnage un sujet, dans une quête amoureuse, au sens que donnent à ce terme les travaux sur le schéma actanciel, mais il ne reste pas moins, que cette répétitivité maladive des actions (la fréquentation du « café de Madame », diner ou

1

Tzvetan, Todorov, Face à l’extrême, Seuil, Paris, 1994, p.53.

2

190 déjeuner en compagnie de Madame, errer dans les rues, s‘isoler dans le réduit…) exprime la détresse qu‘éprouve un individu coincé dans un labyrinthe, un labyrinthe dans lequel on parcourt un interminable espace sans pour autant cesser de revenir au point de départ. Autrement dit, à force de ressasser « l‘évènement » dans chaque action et de le tourner et le retourner dans tous les sens, l‘histoire se perd dans sa propre circularité. Et l‘objet de la quête amoureuse pour le quel le personnage se démène inlassablement ne sera jamais atteint.

2.2 De la volubilité intérieure à la recherche des autres en soi

À la faveur d‘une focalisation interne poussée à l‘extrême, L’Affamée peut être lu comme un long monologue intérieur. En effet, la performance continue du langage endophasique de la narratrice-personnage, offre une représentation d‘une conscience en plein action, une énonciation d‘une pensée-parole en train de se faire. Aussi le lecteur a-t- il « l‘illusion d‘être à l‘intérieur d‘un esprit» : il assiste au même moment que celle qui dit « je » à la lente et épouvantable détresse qui est ressentie face à l‘indifférence de Madame et apprend, de cette façon, comment sont survenues les images délirielles et oniriques. Il s‘agit d‘abolir la distance qui pourrait éloigner le lecteur des événements racontés : le monologue intérieur est un lieu de contact efficient entre la conscience du lecteur et la conscience mise en scène. F. Van Rossum-Guyon nous rappelle justement les vertus du monologue intérieur : « On ne résume pas ce qui se passe dans la conscience de personnage mais on nous le montre « en représentant les processus psychologiques…précisément tels qu‘ils existent aux différents niveaux de la conscience.1 »

Ce discours silencieux répond surtout au désir impérieux d‘une voix féminine espérant se soulager en se racontant. Plus encore, cette voix intérieure veut se faire entendre tel un cri strident cherchant à résonner fortement aux oreilles du lecteur en poussant à l‘extrême le dévoilement de l‘intimité d‘une conscience sujette à toutes sortes de mouvements fantasmatiques. Ici, L’Affamée brosse une image authentique de ce qu‘a été Violette Leduc. Ne pouvant plus supporter l‘insoutenable solitude qu‘elle vivait à cause de ses relations amoureuses ambigües et frustrantes, l‘écrivaine est devenue très portée sur le ressassement et le dévoilement cru de son propre malaise. Ceux qui l‘ont côtoyée rapportent, justement,

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