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Quelques repères historiques

Chapitre 3 : Les sociabilités littéraires et journalistiques

3.3 La Vie française : un endroit ludique

La salle de rédaction du journal La Vie française nous est décrite comme un endroit ludique, le véritable travail du journaliste se faisant ailleurs, dans « les coulisses des théâtres » (BA- 105) par exemple, les corridors menant à la Chambre des députés ou encore les salons. Pour accéder aux bureaux du journal, il faut emprunter « un escalier luxueux et sale » (BA-52) qui débouche sur un bureau d’allure sérieuse, respectable, mais derrière les portes closes le directeur et ses collaborateurs jouent aux cartes, alors qu’une faune humaine des plus diverses, « des hommes graves, décorés, importants, […] des hommes négligés [et des] femmes » (BA-88), attend d’être reçue, croyant devoir patienter pendant que se règlent des affaires de la plus haute importance alors qu’en réalité il n’en est rien :

Les garçons de bureau, assis sur une banquette, les bras croisés, attendaient, tandis que, derrière une sorte de petite chaire de professeur, un huissier classait la correspondance qui venait d’arriver. La mise en scène était parfaite pour en imposer aux visiteurs. Tout le monde avait de la tenue, de l’allure, de la dignité, du chic, comme il convenait dans l’antichambre d’un grand journal. [On] indiqua [à Duroy] le salon d’attente, déjà plein de monde. […] [Après vingt minutes d’attente, Duroy se décide à aller rejoindre son ami Forestier dans la salle de rédaction afin que ce dernier le conduise jusqu’au bureau de M. Walter et l’y fasse entrer.] Ayant poussé deux portes capitonnées, ils pénétrèrent chez le directeur. La conférence, qui durait depuis une heure, était une partie d’écarté avec quelques-uns de ces messieurs à chapeaux plats que Duroy avait remarqués la veille249. (BA-88-89)

Tout ceci n’est qu’apparence, mise en scène justement, rien ne justifie les longues minutes d’attente imposées à ceux et celles qui désirent avoir un entretien avec le patron ou ses collaborateurs. Le journal La Vie française qui se veut tout et rien à la fois, « qui est officieux, catholique, libéral,

248 Ibid., p. 74. 249Nous soulignons.

républicain, orléaniste, tarte à la crème et boutique à treize, n’a été fondé que pour soutenir [les] opérations de bourse [de M. Walter] et ses entreprises de toute sorte. » (BA-98) Il n’est en réalité qu’une façade. Le portrait a de quoi surprendre le lecteur s’attendant à retrouver dans ce lieu de fabrication du journal des hommes, plumes à la main, travaillant avec assiduité leur article à paraître autour d’une longue table centrale où s’amoncellent les papiers et les journaux, s’échangeant les nouvelles, les opinions et les rumeurs du moment, se répartissant entre eux la besogne. Pensons par exemple au tableau intitulé « La République française250 » peint par Henri Gervex en 1890 où l’on peut voir les principaux rédacteurs du journal et hommes politiques de l’époque, bien mis, vêtus d’habits noirs, réunis dans le bureau du directeur afin de discuter des événements du jour et décider des articles du lendemain dans une atmosphère plutôt sérieuse et formelle251. Souvenons-nous aussi de l’huile sur toile de Jean Béraud représentant la salle de rédaction du Journal des Débats252. Ces représentations picturales n’ont rien à voir avec la description faite par Maupassant de la salle de rédaction de La Vie française. La description de la première arrivée de Duroy devant les bureaux du journal est elle aussi très révélatrice et constitue selon nous une métaphore de la vie de journaliste. Voyons d’abord ce que le roman nous donne à lire : « Au-dessus de la porte s’étalait, comme un appel, en grandes lettres de feu dessinées par des flammes de gaz : La Vie française. Et les promeneurs, passant brusquement dans la clarté que jetaient ces trois mots éclatants, apparaissaient tout à coup en pleine lumière, visibles, clairs et nets comme au milieu du jour, puis rentraient aussitôt dans l’ombre. » (BA-52) L’homme peut être dans la lumière quelque temps grâce à la gloire, la notoriété et la fortune que lui procure le journal, mais il retournera inévitablement dans l’ombre comme ces passants brièvement éclairés par les grandes lettres de feu qui percent la nuit de leur clarté artificielle. Ainsi, le journaliste est voué tôt ou tard à retourner dans l’ombre et ses écrits portant sur des sujets ponctuels et éphémères eux sombreront pour la plupart dans l’oubli.

Dans le roman Bel-Ami, sur les heures dites de travail, les journalistes jouent plus souvent qu’autrement au bilboquet ou on les surprend comme « Jacques Rival, étendu tout au long sur un divan, fum[ant] un cigare, les yeux fermés » (BA-90). Les bureaux du journal sont curieusement un lieu où l’on ne travaille presque jamais. Étrange contraste, alors que l’enfant dans ce roman –

250 Musée d’Orsay, Henri Gervex, « La République française », [en ligne]. http://www.musee- orsay.fr/en/collections/index-of-works/notice.html?no_cache=1&nnumid=020390&cHash=71f4edef36, [Site consulté le 5 mai 2014]. Voir en annexe.

251 Nathalie BAYON, Eugène Spuller (1835-1896), itinéraire d'un républicain entre Gambetta et le Ralliement, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 123.

252 Musée d’Orsay, Jean Béraud, « La salle de rédaction », [en ligne]. http://www.musee- orsay.fr/fr/collections/oeuvres-commentees/peinture/commentaire_id/la-salle-de-redaction-

16957.html?tx_commentaire_pi1%5BpidLi%5D=509&tx_commentaire_pi1%5Bfrom%5D=841&cHash=55d b5091e6, [Site consulté le 5 mai 2014]. Voir en annexe.

Laurine de Marelle – ne joue pas ou du moins très peu car comme elle le dit elle-même « les appartements [parisiens] ne sont pas faits pour jouer » (BA-111), les hommes dits sérieux quant à eux s’adonnent, sur leur lieu supposé de travail, à un jeu d’adresse qui connut une grande popularité au XVIIIe siècle253 et un succès un peu plus modeste au siècle suivant, le bilboquet. Mi-sérieux, Duroy dit d’ailleurs à Laurine, ce qui n’est pas sans l’étonner, voire la choquer et l’amuser à la fois : « Je ne suis point sérieux du tout, moi, je joue toute la journée. » (BA-110) Ce que le lecteur peut croire n’être qu’une plaisanterie visant à nouer une certaine complicité avec la jeune fille de sa maîtresse s’avère toutefois assez près de la réalité, Duroy joue au sens propre, se joue des femmes et participe à différentes manœuvres boursières et politiques un peu comme on prend part à un jeu de hasard en espérant gagner gros. Charles Forestier de son côté excelle au bilboquet et en possède d’ailleurs une collection impressionnante, de tailles diverses et faits avec différentes essences de bois. Lorsqu’il se trouve aux bureaux de La Vie française, comme les autres il joue :

Il passa vivement, d’un air important et pressé, comme s’il allait rédiger aussitôt une dépêche de la plus extrême gravité. Dès qu’ils furent rentrés dans la salle de rédaction, Forestier retourna prendre immédiatement son bilboquet […] se remettant à jouer. […] Un des rédacteurs qui avait fini sa besogne prit à son tour un bilboquet dans l’armoire ; c’était un tout petit homme qui avait l’air d’un enfant, bien qu’il fût âgé de trente-cinq ans ; et plusieurs autres journalistes étant entrés, ils allèrent l’un après l’autre chercher le joujou qui leur appartenait. Bientôt ils furent six, côte à côte, le dos au mur, qui lançaient en l’air, d’un mouvement pareil et régulier, les boules rouges, jaunes ou noires, suivant la nature du bois. Et une lutte s’étant établie, les deux rédacteurs qui travaillaient encore se levèrent pour juger les coups254. (BA-91-92)

Il est assez surprenant de voir accolés à l’univers journalistique les mots « jouer », « enfant » et « joujou ». En employant ces mots, Maupassant a peut-être voulu montrer que certains journalistes sont demeurés à un stade infantile, car ils ignorent totalement ou en partie qu’ils sont des marionnettes humaines, des pantins dont les ficelles sont tirées en coulisses par le patron et les hommes politiques, en d’autres mots que ce sont eux qui leur dictent ce qu’ils doivent penser et écrire255. Car « les journaux sont devenus de vastes entreprises qui font de leurs collaborateurs les

253 Pierre Carlet de Chamblain de MARIVAUX, Le bilboquet, édition critique présentée par Françoise Rubellin, Paris, CNRS éditions, 1995, p. 33. Selon Françoise Rubellin, au XVIIIe siècle l’engouement est tel que certaines actrices, lorsqu’elles n’ont pas à donner la réplique, jouent au bilboquet sur scène. Marie- Madeleine RABECQ-MAILLARD, Histoire du jouet, Paris, Hachette, 1962, 96 p. En ce qui concerne le début du XIXe siècle, Marie-Madeleine Rabecq-Maillard affirme que « l’industrie du bilboquet [est] très florissante, […] on vendit, en 1849, à Paris, pour 39 200 francs de quilles, toupies et bilboquets. » (p. 74) 254 Comme le confirme cette autre citation extraite du roman, il n’est pas rare de croquer sur le vif les journalistes pendant qu’ils jouent au bilboquet : « La longue table du centre appartenait aux rédacteurs volants. Généralement, elle servait de banc pour s’asseoir, soit les jambes pendantes le long des bords, soit à la turque sur le milieu. Ils étaient quelquefois cinq ou six accroupis sur cette table, et jouant au bilboquet avec persévérance. » (BA-153)

255 « Forestier, rédacteur politique, n’était que l’homme de paille de ces hommes d’affaires; l’exécuteur des intentions suggérées par eux. Ils lui soufflaient ses articles de fond qu’il allait toujours écrire chez lui pour être tranquille, disait-il. » (BA-152)

rouages d’une grande machine256. » Autre point important à souligner, plusieurs chercheurs ayant étudié le roman Bel-Ami ont vu dans ce jeu d’adresse qu’est le bilboquet une métaphore de l’acte sexuel entre un homme et une femme, mais l’un d’eux, Christopher Lloyd, croit plutôt que le bilboquet symbolise le plaisir solitaire et que, métaphoriquement grâce à ce jeu, Duroy apprend de quelle façon se fait le journalisme à La Vie française, c’est-à-dire uniquement en fonction des intérêts personnels du patron, des hommes politiques et des journalistes :

But the bilboquet does not seem to be simply an oblique metaphor for sexual prowess or professional virtuosity. Its essentially manipulative nature in any case is more likely to suggest masturbation than fornication […]. Such auto-eroticism is an appropriate symbol for La Vie française, an organ which exists to serve the ends of its own members rather than as a genuine means of communication with the public. We have the sense that Duroy is being initiated into the rules of a self-regulating game, as absurd perhaps as the monotonous movement of cup-and- ball257.

Ce jeu demandant d’exécuter un mouvement répétitif nécessite une certaine habileté, un certain doigté, mais somme toute assez peu de réflexion. C’est encore une fois représentatif de la façon dont Georges Duroy exerce son métier de journaliste, c’est-à-dire qu’il mise davantage sur la réécriture que sur la recherche d’idées originales et nouvelles. Le narrateur nous dit un peu plus loin que « l’adresse au bilboquet conférait vraiment une sorte de supériorité, dans les bureaux [du journal]. » (BA-153) Au fil des semaines et des mois, alors que Duroy découvre de plus en plus les arcanes du métier, il devient d’ailleurs très fort à ce jeu « grâce aux conseils de Saint-Potin » (BA- 153).

Les bureaux de La Vie française ainsi que le jeu auquel les hommes de lettres s’adonnent sont révélateurs de la nature même du journalisme pratiqué dans ce journal, un journalisme de l’autosatisfaction si l’on peut dire détourné de son but premier qui devrait être d’informer le public, l’amener à se questionner, à réfléchir. « Le lieu masculin de La Vie française apparaît donc comme le site de l’inauthentique […] [et] l’écriture journalistique y est une vaste opération de falsification qui ne sert qu’à l’augmentation du profit258. » Parmi les autres lieux marquants dans le cheminement de Georges Duroy, nous ne pouvons passer sous silence les trois salons, tous associés à une femme, qu’il conquiert tour à tour.