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Le Cénacle balzacien et la notion d’artiste

Quelques repères historiques

Chapitre 3 : Les sociabilités littéraires et journalistiques

3.1 Le Cénacle balzacien et la notion d’artiste

Il convient tout d’abord de préciser en quoi consiste cette forme de sociabilité très présente tout au long du 19e siècle, mais plus particulièrement durant la période romantique, et qui tend progressivement à remplacer les salons. Vincent Laisney définit les cénacles194 de la manière suivante : « Communautés saintes où les artistes (écrivains, peintres, musiciens, philosophes,

191 Maurice AGULHON, Le cercle dans la France bourgeoise 1810-1848 : étude d’une mutation de sociabilité, Paris, A. Collin, 1977, p. 7.

192 Ibid., p. 11.

193 José-Luis DIAZ, « Présentation », dans Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 110 (2010/3), p. 518. 194 À ce sujet, voir également Anthony GLINOER et Vincent LAISNEY, « De Daniel d'Arthez à Calixte Armel : le cénacle à l'épreuve du roman », dans Tangence, no 80 (hiver 2006), p. 19-40. Anthony GLINOER et Vincent LAISNEY, L’âge des cénacles, Confraternités littéraires et artistiques au XIXe siècle, Paris,

Fayard, 2013, 705 p. Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle donne au mot et au concept de

cénacle cette définition : « Par allusion aux apôtres réunis pour célébrer la Cène, réunion ou parti de gens qui partagent les mêmes idées, ont les mêmes habitudes ou poursuivent un même but. » Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle : tome III, op. cit., p. 697.

sculpteurs), désireux d’échapper à l’isolement fatal ou à la dispersion dangereuse dans la production de masse, vivent pleinement leur art, en marge de la société, débarrassés du souci du succès immédiat, inquiets seulement de la Gloire future195. » Le Cénacle balzacien de la rue des Quatre- Vents correspond bien à cette définition reprenant les deux principales caractéristiques du véritable artiste soit la relation particulière qu’il entretient avec la société et avec les hommes ainsi que sa dévotion totale à l’Art. Formé de neuf membres qui se consacrent entièrement à l’Art et à la Vérité, le Cénacle constitue une microsociété vivant en marge de l’espace social et affirmant son indépendance par rapport aux influences marchandes, institutionnelles, politiques et mondaines, influences jugées susceptibles de détourner le véritable écrivain de sa vocation, de son rôle sacré196 et de l’essence même de la création artistique. L’artiste tel que défini par les membres du Cénacle doit être et demeurer fondamentalement libre; l’argent, le public, les critiques et le succès ne font pas partie de ses préoccupations quotidiennes. Les membres du Cénacle ont choisi une vie de labeur acharné, de rigueur, de droiture, d’honnêteté et d’humilité, système de valeurs se situant aux antipodes des mœurs journalistiques où la camaraderie intéressée fait loi et où, afin de réussir, les duperies et les compromissions de toutes sortes sont autorisées. Toujours selon Vincent Laisney, contrairement aux journalistes qui travaillent individuellement et égoïstement à leur propre gloire, les individus qui composent le Cénacle forment un groupe unitaire à la poursuite d’un but commun. Plutôt que de se satisfaire de glorioles immédiates et du succès matériel instantané mais généralement éphémère, les véritables artistes que sont les membres du Cénacle envisagent leur travail dans une temporalité longue, dans un régime vocationnel où seule importe la reconnaissance future de leurs pairs, ces individus considérés comme des frères et portant tous au front le sceau du génie. Autre espoir qui les habite et les anime, les lecteurs de l’avenir seront peut-être plus sensibles à l’art et mieux à même de comprendre et reconnaître le talent des hommes de lettres qui aujourd’hui demeurent incompris et ignorés du public. Sur le plan matériel, chacun des membres du Cénacle vit dans le plus complet dénuement, la « froide mansarde » (IP-243) où loge Daniel d’Arthez – figure centrale de ce groupe d’artistes – et où l’on peut reconnaître « en toutes choses les symptômes d’une âpre misère » (IP-236) leur sert de lieu de rencontre comme si le génie ne pouvait fleurir qu’en terre aride et au prix d’un grand sacrifice de soi car, sans souffrance semble-t-il, il n’y a pas de véritable grandeur, d’héroïsme. Ce repli sur l’espace intime de la chambre de d’Arthez leur permet de demeurer à l’abri des distractions stériles du dehors, ces distractions qui pourraient avoir

195 Vincent LAISNEY, « Le cénacle est-il une institution littéraire ? », dans L’Écrivain et ses institutions, Genève, Droz (coll. Travaux de littérature), 2006, p. 269.

196 Marie-Ève THÉRENTY, Mosaïques, Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Honoré Champion Éditeur, 2003, p. 205.

comme conséquence de drainer leurs forces vives et les éloigner de l’œuvre qu’ils désirent mettre au monde. Comme l’écrit Thierry Poyet, « on écrit ou on vit, on ne fait pas les deux à la fois197 ».

« L’ultime bastion de l’artiste semble ainsi la foi en l’Art lui-même – l’Art qui, plus que la gloire, justifie à ses yeux l’immolation de son existence entière198. » L’Art est sa façon de vivre, son engagement total, sa religion. Le caractère quasi religieux de la création artistique et l’identification de l’artiste au Christ sont des motifs récurrents au sein de plusieurs romans du XIXe siècle. Balzac, dans un article intitulé « Des Artistes », affirme à ce sujet qu’en faisant « l’analyse des causes qui font réprouver l’artiste, nous en trouv[ons] une qui suffi[t] pour le faire exclure du monde extérieur où il vit. En effet, avant tout, un artiste est l’apôtre de quelque vérité, l’organe du Très-Haut qui se

sert de lui, pour donner un développement nouveau à l’œuvre que nous accomplissons tous aveuglément199. » L’écrivain, en tant que créateur et grand penseur, se perçoit un peu comme le chef

intellectuel de tout un peuple, un guide, un éclaireur. Il a le sentiment d’appartenir à une aristocratie de la pensée et de l’écriture. Dans leur journal, les frères Goncourt écrivent quant à eux : « Une des joies d’orgueil de l’homme de lettres – quand cet homme de lettres est un artiste – c’est de sentir en lui la faculté de pouvoir immortaliser à son gré ce qu’il lui plaît d’immortaliser. Dans ce peu de chose qu’il est, il a comme la conscience d’une divinité créatrice. Dieu crée des existences ; l’homme d’imagination crée des vies fictives, qui laissent dans la mémoire du monde un souvenir plus profond, plus vécu pour ainsi dire200. » Nous retrouvons chez ces deux écrivains cette vision

de l’artiste en démiurge qui crée la vie, sur papier il va sans dire, s’élevant en quelque sorte au rang de Dieu. Selon cette conception, l’écrivain est porteur de quelque chose de plus grand que lui. Mais, l’artiste qui met sa vie de côté pour ne se consacrer qu’à l’art ne vit pas que des moments de grâce et du bonheur, il est confronté à un lot d’épreuves, de sacrifices, de souffrances et de persécutions. Lors de leur première rencontre, Daniel d’Arthez explique à Lucien la nature des difficultés qui attendent tout aspirant écrivain :

On ne peut pas être grand homme à bon marché, lui dit Daniel de sa voix douce. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. […] La Société repousse les talents incomplets comme la Nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. Qui veut s’élever au-dessus des hommes doit

197 Thierry POYET, L’héritage Flaubert Maupassant, Paris, Éditions Kimé, 2000, p. 259.

198 Stéphanie CHAMPEAU, « Les Goncourt et la passion de l’artiste », dans Les frères Goncourt : art et écriture, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1998, p. 213. Dans leur roman Charles Demailly, les frères Goncourt soulignent à nouveau cette foi en l’art qu’a nécessairement tout artiste véritable : « Oui, l’artiste n’a point de foi, et n’a point de patrie ; l’art lui est une foi et une patrie suffisantes, l’effort vers le beau un suffisant dévouement, un suffisant martyre. » (CD-149)

199 Honoré de BALZAC, « Des Artistes », dans Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy éditeur, 1879, p. 152, vol. 22. Nous soulignons.

200 Edmond et Jules de GONCOURT, Journal : mémoires de la vie littéraire. 1866-1886, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 132.

se préparer à une lutte, ne reculer devant aucune difficulté. Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout. [...] [Il faut s’attendre] à des épreuves en tout genre, à la calomnie, à la trahison, à l’injustice de [nos] rivaux; aux effronteries, aux ruses, à l’âpreté du commerce… (IP-234-235)

Là encore il semble s’opérer une forme de sélection naturelle, seuls les êtres les plus forts, les plus complets sauront résister aux sirènes du monde et de la vie de leur temps. Comme l’a à juste titre souligné Pascal Brissette201 dans sa monographie retraçant les origines du mythe de la malédiction littéraire, les difficultés matérielles et la souffrance agissent en tant que gage de l’authenticité du poète, l’écrivain désintéressé des biens terrestres étant apparemment mieux disposé au travail intellectuel et artistique. Selon cette logique, le capital symbolique associé à un auteur et à son œuvre se révèle inversement proportionnel à sa réussite économique, la pauvreté, la misère et la persécution ayant un pouvoir bénéfique sur la création. En d’autres termes, comme l’affirme ce même auteur, le mythe de la malédiction littéraire permet que se produise « une transvaluation des signes de l’échec ou de la douleur en signes de réussite202», souffrance et gloire étant apparemment indissociables. À l’image de l’albatros de Baudelaire203 dont les ailes trop grandes le rendent gauche sur la terre ferme parmi les hommes alors qu’au moment où il s’élève dans les cieux il est le roi, le véritable écrivain, cet être d’exception, afin d’accomplir sa mission n’a d’autre choix que d’évoluer dans un espace relativement clos et privé loin des clameurs du dehors, car la société s’avère inapte à le comprendre, à le soutenir et surtout prête à le corrompre à tout moment, ce qui est pire encore. Le véritable artiste, le génie authentique est en décalage par rapport à son époque et à ses contemporains. Il est en rupture avec un monde vulgaire et factice duquel il se sent d’ailleurs étranger. L’artiste ressent profondément cette étrangeté au monde et aux hommes, il se trouve condamné à une solitude qui est à la fois choisie et imposée, douloureuse et bénéfique. Comme l’écrit Stéphanie Champeau, « l’artiste, c’est cet être qui à la fois gémit de la platitude de sa vie, et qui, épouvanté à l’idée qu’on puisse l’arracher à son travail, ferme sa porte, et ne se promène qu’à onze heures du soir, pour être certain de ne rencontrer personne204. » C’est le cas de Charles Demailly qui, enfermé chez lui tout le jour à travailler et n’acceptant que de très rares visites, ne fait qu’une promenade de digestion le soir après son dîner alors qu’il est fin seul sur les boulevards extérieurs afin qu’aucune distraction ne le sorte de cet état particulier dans lequel il doit se plonger

201 À ce sujet, voir Pascal BRISSETTE, La malédiction littéraire : du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (coll. Socius), 2005, 410 p. Un article savant du même auteur enrichi de nouvelles réflexions sur le sujet résume bien le topos de la malédiction littéraire. Voir Pascal BRISSETTE, « Poète malheureux, poète maudit, malédiction littéraire », dans COnTEXTES : revue de sociologie de la littérature, [en ligne]. http://contextes.revues.org/index1392.html [Texte consulté le 6 avril 2012].

202 Pascal BRISSETTE, « Poète malheureux, poète maudit, malédiction littéraire », art. cit., p. 14.

203 Charles BAUDELAIRE, « L’Albatros», dans Les Fleurs du mal et Le Spleen de Paris : choix de poèmes, Groupe Beauchemin éditeur (coll. Parcours d’une œuvre), 2000, p. 11.

pour créer. Paradoxalement, il craint la solitude, l’ennui et se sait incapable de développer ses idées sans « l’excitation et le stimulant de la société » (CD-158), sans cet esprit vif et léger qu’on rencontre partout à Paris205. Voilà d’ailleurs sa faiblesse. Il n’a pas su trouver la force de s’isoler et de puiser uniquement en lui-même toute la matière de son œuvre :

Oui, autrefois peut-être, il y a eu des gens assez forts pour tirer d’eux-mêmes la fièvre de leur œuvre; de ces hommes, véritables microcosmes, portant tout en eux, et dont le feu était un feu divin, brûlant de soi sans que rien du dehors ne le nourrît ou ne l’avivât. Peut-être, encore même dans ce temps-ci, vous en trouverez quelques-uns assez fortement taillés pour se suffire, se soutenir, s’accoucher seuls, et vivre dans la solitude de quelque grande chose. Mais je ne suis pas de ceux-là, et ceux-là ne sont pas de leur siècle. (CD-158)

Ce contact inévitable avec le monde l’amène à rencontrer sa femme qui deviendra en grande partie l’instrument de son malheur. Selon les frères Goncourt, le célibat est le seul mode de vie véritablement en accord avec l’existence de l’écrivain et avec la religion de l’art, cette idée on la retrouve d’ailleurs chez Charles Demailly, bien qu’il se laisse prendre dans les filets de l’amour206 : « Nous ne pouvons faire des maris… Un homme qui passe sa vie à attraper des papillons dans un encrier est un homme hors la loi sociale, hors la règle conjugale… D’ailleurs, le célibat est nécessaire à la pensée… » (CD-197) Seules les maîtresses et les prostituées peuvent à l’occasion permettre de tromper l’ennui durant quelques heures. Autre argument que brandissent les écrivains en faveur de la chasteté et d’une vie en solitaire, les relations sexuelles auraient pour effet d’affaiblir l’organisme et de faire perdre à l’homme un peu du fluide vital nécessaire à la création artistique207. Est présente chez certains hommes de lettres une véritable « hantise de la dépense, de l’usure de l’énergie dans l’amour au détriment de [l’œuvre à faire]208. » Les frères Goncourt formulent cette pensée de la façon suivante : « Les émotions [de manière générale, mais

205 Selon Marie-Claire Bancquart, Maupassant éprouve lui aussi cette dualité : « L’artiste a besoin de Paris pour s’épanouir : Maupassant l’a répété à propos de son maître Bouilhet, dévoré, dit-il, par la mesquinerie de la province. Mais si l’artiste veut survivre, à Paris, il est nécessaire qu’il s’isole. Nous trouvons là une ultime aporie, celle qui fait le plus souffrir Maupassant. » Marie-Claire BANCQUART, « Maupassant et Paris », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, no 5 (septembre - octobre 1994), p. 799.

206 La même idée est présente dans le roman Manette Salomon : « Coriolis s'était promis de ne pas se marier, non qu'il eût de la répugnance contre le mariage ; mais le mariage lui semblait un bonheur refusé à l'artiste. Le travail de l'art, la poursuite de l'invention, l'incubation silencieuse de l'œuvre, la concentration de l'effort lui paraissaient impossibles avec la vie conjugale, aux côtés d'une jeune femme caressante et distrayante, ayant contre l'art la jalousie d'une chose plus aimée qu'elle, faisant autour du travailleur le bruit d'un enfant, brisant ses idées, lui prenant son temps, le rappelant au fonctionnarisme du mariage, à ses devoirs, à ses plaisirs, à la famille, au monde, essayant de reprendre à tout moment l'époux et l'homme dans cette espèce de sauvage et de monstre social qu'est un vrai artiste. Selon lui, le célibat était le seul état qui laissât à l’artiste sa liberté, ses forces, son cerveau, sa conscience. » Edmond de GONCOURT, Manette Salomon, Paris, G. Charpentier éditeur, 1877, p. 140. Par contre, Coriolis, tout comme Charles Demailly, se dit incapable de se suffire à lui- même et a besoin d’une présence à ses côtés.

207 Dans leur journal, les frères Goncourt rappellent que Balzac après avoir eu une relation sexuelle plus tôt dans la journée s’était écrié en arrivant chez son ami Henri de Latouche: « J’ai perdu un livre, ce matin ! ». Edmond et Jules de GONCOURT, Journal : mémoires de la vie littéraire. 1866-1886, op. cit., p. 639.

208 Luce CZYBA, Écrire au XIXe siècle : recueil d’articles offert par ses amis, collègues et disciples, Paris,

principalement l’amour] sont contraires à la gestation des œuvres. Ceux qui imaginent ne doivent pas vivre. […] Les gens qui se dépensent trop dans la passion ou dans le tressautement d’une existence nerveuse, ne feront pas d’œuvre et auront épuisé leur vie à vivre209. » Vie et écriture semblent donc, selon eux, irrémédiablement irréconciliables. Dans le roman Charles Demailly, la déchéance du protagoniste n’est pas causée par le fait qu’il se consacre à la fois à une écriture journalistique et une écriture littéraire, elle est plutôt due à la femme, elle tue métaphoriquement l’artiste, elle exerce une influence néfaste sur sa vie intellectuelle et artistique. Alors qu’il n’avait qu’une seule passion, soit la littérature, l’amour et le mariage l’en ont détourné. Lorsqu’un artiste tombe dans le piège de l’amour, il s’établit presque inévitablement une sorte de triangle amoureux entre l’homme, la femme et l’art. Après avoir aperçu sur scène la comédienne qui deviendra plus tard son épouse, Charles est troublé, il est incapable de travailler à son manuscrit, la vision fantasmée de Marthe s’interposant sans cesse entre son œuvre et lui. Charles devient quasi instantanément amoureux de cette jeune actrice, car elle est pour lui l’incarnation du personnage principal de la pièce de théâtre qu’il est en train d’écrire, comme si le produit de son imagination s’était fait chair et était venu à sa rencontre. Marthe, comme le dit si justement Domenica De Falco à propos d’un personnage d’une autre œuvre des frères Goncourt, « instille dans l’âme de l’artiste la confusion fatale à son talent, et à son existence toute entière210 ». Le lecteur nous permettra ici de s’arrêter quelques instants à la figure de l’actrice, car elle est, tout comme l’écrivain-journaliste, un personnage double et ambigu. L’actrice, à l’image du journaliste, n’a, quand elle entre dans le métier, généralement ni argent, ni naissance et on l’accuse bien souvent de vénalité. La femme de théâtre symbolise le rêve, elle incarne un certain idéal féminin inaccessible et « exerc[e] à volonté la fascination sur les hommes » (IP-304) en raison de sa beauté et de son corps, véritable outil de travail qu’elle offre aux regards sans pudeur, et qui bien souvent fait sa gloire211, mais elle est également, dans la plupart des cas, une courtisane, une femme entretenue, une prostituée. Encore une fois, il semble que cet amalgame du haut et du bas dans un même être contribue à le rendre des plus attirants, comme s’il fallait absolument que l’or côtoie la boue pour qu’il ait aux yeux de tous

209 Edmond et Jules de GONCOURT, Journal : mémoires de la vie littéraire. 1851-1865, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 260.

210 Domenica DE FALCO, La Femme et les personnages féminins chez les Goncourt, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2012, p. 122.

211 Pensons au personnage de Nana chez qui la voix fausse et le manque de talent se trouvent rapidement éclipsés par sa « gorge d’amazone » et « ses larges hanches qui roul[ent] dans un balancement voluptueux ». Émile ZOLA, Nana, Paris, G. Charpentier éditeur, 1880, p. 31-32. Chez Balzac, « Coralie, sans esprit malgré son ironie de coulisses, sans instruction malgré son expérience de boudoir, n’avait que l’esprit des sens et la bonté des femmes amoureuses. Pouvait-on d’ailleurs s’occuper du moral, quand elle éblouissait le regard avec ses bras ronds et polis, ses doigts tournés en fuseau, ses épaules dorées, avec la gorge chantée par le Cantique des cantiques, avec un col mobile et recourbé, avec des jambes d’une élégance adorable, et chaussées en soie rouge? […] Coralie faisait la joie de la salle où tous les yeux serraient sa taille bien prise dans sa basquine, et flattaient sa croupe andalouse qui imprimait des torsions lascives à la jupe. » (IP-304)

une véritable valeur. Dans Illusions perdues, Florine et Coralie sont protégées et entretenues par leurs riches amants qui ne reculent devant aucune dépense pour leur procurer voitures, logement,