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Bel-Ami ou la déconstruction du héros traditionnel

Quelques repères historiques

1.5 Bel-Ami ou la déconstruction du héros traditionnel

Bel-Ami débute sensiblement de la même façon qu’Illusions perdues alors que Georges

Duroy, lui aussi provincial venu à Paris, sans le sou et sans relations, dans l’espoir d’atteindre gloire et fortune, fait la rencontre d’un ancien ami et camarade de régiment, Charles Forestier, qui travaille à La vie française comme rédacteur et qui l’introduit dans le milieu de la presse où il gravira à une vitesse fulgurante tous les échelons. Dans cette quête de gloire et d’argent, Duroy utilise les femmes qui l’entourent et qu’il parvient facilement à séduire afin d’accélérer son ascension sociale, faisant ainsi de la séduction une forme de spéculation et des femmes, un moyen au service des ses intérêts personnels. On retrouve dans le roman de Maupassant certains thèmes qui ont été développés dans le scénario primitif soit le déracinement du jeune provincial, son errance, sa rencontre avec un

66 Alain CLAVIEN, « Philippe Godet et La Gazette de Lausanne », dans Littérature “bas de page” : le feuilleton et ses enjeux dans la société des 19e et 20e siècles, Lausanne, Antipodes (coll. Les Annuelles -

Histoire et société contemporaines, no 7), 1996, p. 81. 67 Idem.

68 Arthur BUIES, Conférences – La presse canadienne-française et les améliorations de Québec, Québec, Typographie de C. Darveau, 1875, p. 6.

journaliste, l’écriture monnayée, la dégradation morale, etc. Toutefois, avec Bel-Ami nous assistons à la naissance d’un nouveau type de héros qui diffère du jeune homme sans expérience habituellement mis en scène dans les romans d’apprentissage et confronté pour la première fois à un monde dont il ignore toutes les lois, tous les rouages. Duroy est un ancien sous-officier de l’armée coloniale ayant voyagé en Afrique et détenant une certaine expérience de vie et des femmes. Au moment où il fait la rencontre de Forestier, il est depuis six mois à l’emploi des bureaux du chemin de fer du Nord et gagne un maigre salaire. Désireux d’améliorer ses conditions de vie, il songe à devenir écuyer au manège Pellerin, mais Forestier lui déconseille d’emprunter cette voie et lui suggère plutôt de tenter sa chance dans le journalisme, et ce, même s’il a échoué à deux reprises au baccalauréat et n’a aucune aptitude particulière le prédisposant à ce métier, de toute façon comme nous le verrons plus loin ce ne sont pas ses talents d’écrivain qui le mèneront au succès. Pour le convaincre de se lancer dans l’aventure, Forestier lui dit : « Ça n’est pas difficile de passer pour fort, va; le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant délit d’ignorance. On manœuvre, on esquive la difficulté, on tourne l’obstacle, et on colle les autres au moyen d’un dictionnaire. Tous les hommes sont bêtes comme des oies et ignorants comme des carpes. » (BA-51) Ces paroles de Forestier appuient les propos de Joël Malrieu dans sa présentation du roman de Maupassant lorsqu’il affirme que « dans le monde informel et superficiel qu’est celui de Bel-Ami, l’essentiel [au fond] est de savoir concilier le plus grand nombre d’apparences69. » Voilà la clé du succès, parvenir à s’effacer derrière différents masques, neutraliser ce que l’on est pour devenir autre, mais à quel prix? – nous y reviendrons plus tard. Une autre différence que nous pouvons relever concerne la description physique de Duroy qui est fort éloignée de celle des héros que nous avons étudiés précédemment et qui ont en commun une apparence quasi féminine alliant à une beauté angélique, une certaine faiblesse. Bel-Ami est quant à lui un homme sûr de sa force et de sa supériorité, plutôt rude, beau certes, mais « d’une élégance [que le narrateur qualifie d’] un peu commune » (BA-46) et de tapageuse. Il est séduisant comme le sont les prostituées70 trop fardées et exhalant des parfums pénétrants, mais qui ont un je-ne-sais-quoi d’original et d’attirant71 : « Grand, bien fait, blond, d’un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre,

69 Joël MALRIEU, Joël Malrieu présente Bel-Ami de Guy de Maupassant, Paris, Gallimard (coll. Folio classique), 2002, p. 106.

70 Nous verrons au chapitre 2 que ce rapprochement avec les prostituées est présent à quelques reprises dans l’œuvre et qu’il n’est pas dénué de sens.

71 À cet égard, pensons à la description de la prostituée nommée Rachel rencontrée aux Folies-Bergère : « Duroy n’écoutait plus. Une de ces femmes, s’étant accoudée à leur loge, le regardait. C’était une grosse brune à la chair blanchie par la pâte, à l’œil noir, allongé, souligné par le crayon, encadré sous des sourcils énormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa robe; et ses lèvres peintes, rouges comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bestial, d’ardent, d’outré, mais qui allumait le désir cependant. » (BA-57-58)

des yeux bleus, clairs, troués d’une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires72. » (BA-46) Un détail présent dans cette description attire notre attention : la couleur de ses cheveux. Cette couleur que le narrateur qualifie de « vaguement roussi[e] » (BA-46) n’est-elle pas révélatrice du caractère du protagoniste, et ce, dès le tout début du roman? La rousseur, longtemps connotée négativement ou jugée suspecte, a été, à partir du Moyen-Âge, associée à « la fausseté, [au] mensonge, [à] la tromperie [et à] la perfidie73 ». Dans l’iconographie chrétienne et dans la littérature, on représente d’ailleurs souvent Judas avec la barbe ainsi que les cheveux roux et vêtu de jaune afin de symboliser sa traîtrise et sa vilenie74. De plus, les personnes rousses sont fréquemment comparées au renard, animal qui, dans l’imaginaire collectif, est conçu comme étant fourbe et hypocrite. Des relents de ces conceptions anciennes se retrouvent dans les œuvres fictionnelles du 19e siècle notamment chez Balzac, pensons aux cheveux rouge brique de Vautrin dans Le Père

Goriot qui révèlent aux pensionnaires de la maison Vauquer sa véritable identité et son caractère

diabolique. Au moment de son arrestation, lorsque sa perruque tombe sur le sol et que tous ont sous les yeux cet être dont le corps et la chevelure semblent « illuminés comme si les feux de l’enfer les eussent éclairés75 », le narrateur décrit Vautrin à l’image d’une bête féroce, un être dangereux à mi- chemin entre l’homme et l’animal, qui bondit sur lui-même avec une force quasi surnaturelle. Il est véritablement l’incarnation du Mal, le tentateur, et à le regarder les personnages éprouvent « une sorte de dégoût mêlé d’effroi76 ». Bel-Ami, quant à lui, est un homme au « tempérament de feu et de désir77 », il a le « sang bouillant » (BA-47) et peut être assez brutal lorsque ses envies ne sont pas rapidement comblées. Il n’a pas non plus l’attachante naïveté d’un Lucien de Rubempré ni cet élan vers l’absolu, cette aspiration vers un idéal élevé, vers des vérités transcendantes bien qu’elle soit, le dénouement de l’histoire nous le confirme, vouée à l’échec, ni cette noblesse de cœur et d’esprit qui caractérisait les personnages d’écrivains-journalistes à l’époque romantique78. Un héros comme Lucien de Rubempré, d’abord candide et ingénu, devient cynique à force de désillusions et de

72 Nous soulignons.

73 Valérie VAN CRUGTEN-ANDRÉ, « Quand l’Autre est roux », dans Les grandes peurs, Genève, Droz, 2003, p. 200. De la même auteure, voir aussi Valérie VAN CRUGTEN-ANDRÉ, Réflexions sur la question rousse : histoire littéraire d’un préjugé, Paris, Tallandier, 2007, 283 p.

74 Marie-Aude ALBERT, « Judas Iscariote ou les Avatars littéraires du douzième apôtre », dans Revue des études slaves, no 71-2 (1999), p. 363. Voi aussi, Paull Franklin BAUM, « Judas’s Red Hair », dans The Journal of English and Germanic Philology, no 3 (juillet 1922), p. 520-529.

75 Honoré de BALZAC, Le Père Goriot, Paris, Gallimard (coll. Folio classique), 2009, p. 263. 76 Ibid., p. 147.

77 Philippe LEHU, Bel-Ami, Guy de Maupassant, Paris, Bordas (coll. L’œuvre au clair), 2003, p. 36.

78 « La vulgarité arrogante qui définit en ce début de roman Georges Duroy l’éloigne définitivement de la noblesse de Rastignac ou de la nature "romantique" indécise de Frédéric Moreau. » Hélène CAMPAIGNOLLE-CATEL, « Modèles picturaux, modèles descriptifs dans Bel-Ami. Une écriture sketchiste », dans Poétique, no 153 (2008/1), p. 97.

déconvenues, tandis que Georges Duroy l’est déjà lorsque l’histoire débute. Il est certes un peu plus timide et incertain au commencement du récit, mais est inscrite en lui cette rouerie naturelle, cette absence de scrupules, cet instinct violent et destructeur qui se développeront par la suite à une vitesse fulgurante, son caractère ainsi que son attitude se durcissant sans cesse au fil de ses expériences et de son évolution. Contrairement à Bel-Ami, « Lucien n’est pas pleinement vicieux, mais seulement faible : c’est pourquoi le lecteur est amené, malgré tous ses méfaits, à le prendre en pitié79. » Georges Duroy n’incarne pas non plus cette figure du génie souffrant d’occuper une place bien inconfortable au carrefour de deux voies opposées, la vertu et le vice. Il ne vit pas de grand déchirement intérieur ou de quête tourmentée. Bel-Ami est le roman d’un arriviste; Duroy n’est ni un romancier, ni un poète, il n’a aucune ambition littéraire80 et aucune qualité pouvant expliquer sa réussite exceptionnelle. Il semble agir sous l’impulsion d’un désir brutal d’ascension sociale, de richesse et de puissance. Calculateur et cynique, pour lui la fin justifie les moyens et il est prêt à tout afin de réussir. Déjà durant ses années au régiment, il s’était promis d’être « un malin, un roublard, un débrouillard. » (BA-78) Il n’hésitera pas à plusieurs reprises au cours de son ascension à utiliser divers moyens afin d’évincer ou tuer métaphoriquement les guides qui sont placés sur son chemin81, pensons entre autres à Forestier qui lui donne sa première chance, mais dont il convoite l’épouse, à Mme de Marelle, sa maîtresse, qu’il abandonne et reconquiert à sa guise sans compter les nombreux dons d’argent qu’elle lui fait, il y a aussi Madeleine Forestier à qui il usurpe, après l’avoir épousée, une partie d’un héritage qui lui était entièrement destiné avant d’élaborer un stratagème pour la surprendre en flagrant délit d’adultère dans le but d’obtenir le divorce et de marier une autre femme qui le mènera plus loin. Après chaque événement qui le fait progresser, Duroy vit toujours un moment de bonheur et de satisfaction totale suivi du sentiment de ne pas en

79 Julia CHAMARD-BERGERON, « "Vous croyez aux amis" : l’amitié dans Illusions perdues », dans L’Année balzacienne, no 10 (2009/1), p. 297.

80 La littérature ne fait aucunement partie des préoccupations de Georges Duroy, contrairement aux héros de Balzac et des frères Goncourt. Le roman de Maupassant n’est donc plus un livre qui s’interroge sur le statut de l’écrivain dans le monde moderne et sur l’avenir de la littérature dans le système médiatique qui se met en place au XIXe siècle. On passe d’un scénario où est dénoncée la marchandisation de l’œuvre littéraire à un roman où, en plus de la marchandisation de l’Art, se sont les rapports humains qui se trouvent réifiés. Un rappel de cette soumission de l’Art aux lois économiques est fait dans Bel-Ami à travers le personnage de M. Walter qui achète des tableaux de valeur, non pour leurs qualités esthétiques ou en raison de son amour de l’Art, mais comme un investissement ou encore comme signe visible de sa richesse et de sa puissance. Dans leur journal, les Goncourt ont eux aussi dénoncé cette transformation de l’art en marchandise : « Les objets d’art, aujourd’hui, ressemblent aux souliers et aux paquets de chandelles du Directoire. Ce n’est plus la chose de l’amateur, du pur collectionneur; c’est un pur agiotage, une valeur qu’on se passe de main en main, une circulation de plus-value parmi des brocanteurs millionnaires. » Edmond et Jules de GONCOURT, Journal : mémoires de la vie littéraire, 1866-1886, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 135-136.

81 Catherine BOTTEREL-MICHEL, Le mal fin de siècle dans l’œuvre de Maupassant. La tentation de la décadence, thèse de doctorat en lettres, Paris, Université de Paris IV-Sorbonne, 2000, p. 417.

avoir encore assez, d’en mériter plus, c’est pourquoi il continue de transgression en transgression, de ruse en ruse à vouloir améliorer sa situation. Pour ne citer qu’un seul exemple, pensons au moment où Bel-Ami met la main sur la moitié de l’héritage que le comte de Vaudrec a laissé à sa femme : « Il était heureux comme un souverain et cherchait ce qu’ils [Madeleine et lui] pourraient bien faire encore. […] Il s’était cru riche avec les cinq cent mille francs extorqués à sa femme, et maintenant, il se jugeait pauvre, affreusement pauvre, en comparant sa piètre fortune à la pluie de millions tombée autour de lui, sans qu’il eût su en rien ramasser. Sa colère envieuse augmentait chaque jour. » (BA- 313 et 318) Comme l’affirme à juste titre Graham Gargett en parlant du protagoniste du roman de Maupassant : « [He] personif[ies] admirably the disappearance of the traditional type of hero, one whom the reader can admire and seek to emulate82. » En aucun moment, il ne peut être considéré comme un modèle pour le lecteur, car sa réussite repose en grande partie sur des compromissions de toutes sortes ainsi que des transgressions tant en ce qui concerne sa vie amoureuse que professionnelle. Tout au long de l’histoire ces transgressions demeureront impunies et seront même récompensées puisque Duroy parvient à améliorer sa condition sociale et financière grâce à celles-ci, en d’autres mots elles sont la cause de son triomphe. Bel-Ami est un être banal83 que son auteur qualifie de « gredin » (BA-410), c’est comme il le dit lui-même un « aventurier […] affamé d’argent et privé de conscience […] [qui] s'est servi de la Presse comme un voleur se sert d'une échelle » (BA-410-412). Ce n’est pas une victime passive du destin ou un être faible, il se veut une force agissante du moins parce qu’il « tourne à son avantage tous les hasards qui se présentent [à lui] comme autant d’occasions à saisir84. » Il possède cette extraordinaire capacité à s’adapter, à se métamorphoser et à imiter ses initiateurs et initiatrices, camarades masculins et maîtresses, afin de tirer profit de toute nouvelle situation. Sa survie sociale dépend d’ailleurs largement de cette aptitude car dans ce récit de l’ambition, « une forme d’opportunisme [est] conçue comme le principe premier d’adaptation pour la survie sociale85. » Le succès appartient donc à ceux et celles qui savent le mieux s’adapter aux conditions de leur époque et qui connaissent les dessous du jeu social, ce sont eux qui parviennent à se démarquer, à progresser. Et si l’univers dans lequel évolue le protagoniste est caractérisé par une turpitude généralisée, il doit se montrer

82 Graham GARGETT, Heroism and Passion in Literature : Studies in Honour of Moya Longstaffe, Amsterdam, New York, Éditions Rodopi, 2004, p. 14.

83 « Nous entrons dans un monde différent des premiers romans du XIXe siècle où le héros était doué d’une sorte d’aura – Bel-Ami, au contraire, est banal ; il n’a aucune aspiration exceptionnelle, aucun "génie". » Annie GOLDMANN, Rêves d’amour perdus : les femmes dans le roman du XIXe siècle, Paris, Denoël, 1984,

p. 158.

84 Voir Valérie STIÉNON, « Penser la querelle par la sélection naturelle », dans COnTEXTES, [en ligne]. http://contextes.revues.org/4999?lang=en [Texte consulté le 1er mai 2013]. L’auteure décrit les héros de ce genre comme « des virtuoses de l’action ponctuelle orientée vers une fin à court terme ».

autant sinon plus corrompu que les gens qui l’entourent, car « derrière tout homme riche et puissant, il y a un voleur, un spéculateur, un maître-chanteur86 » et Duroy semble être pleinement conscient de cela. Il sait que sa gloire et sa fortune ne peuvent être acquises qu’à force de ruse, d’impostures et par des moyens peu moraux. Comme l’affirme Gérard Delaisement, « lire Bel-Ami, c’est assister à l’irrésistible progression […] d’un de ces pirates modernes qui prospèrent dans un monde de trafiquants et de flibustiers, dans une société corrompue87. » Le caractère subversif de cette œuvre repose entre autres sur le fait que la société permet à un tel type d’individus de parvenir, elle cautionne en quelque sorte son ascension sociale en lui fournissant un environnement et un climat propices à sa réussite. On se demande alors comment un tel être peut atteindre une pareille gloire sans être démasqué, sans que sa médiocrité ne soit mise au jour et dénoncée? Pour Jean-Paul Sartre le protagoniste du roman n’est qu’« un ludion dont la montée témoigne de l’effondrement d’une société88 », un homme médiocre autant que l’est le monde qui l’a vu naître. « Son ascension présente le versant cynique et désabusé d’un succès qui pourrait passer pour l’orgueil de la démocratie : devenir quelqu’un en partant de rien89 », mais cette gloire perd de son lustre lorsqu’on s’intéresse aux moyens pris par le héros pour y parvenir. Soulignons également toute l’ironie de la scène finale marquant l’apothéose de l’ascension sociale du protagoniste alors que Duroy épouse Suzanne Walter, la fille de son patron, qu’il a d’abord enlevée durant quelques jours ce qui a eu pour effet de la compromettre et de forcer son père à concéder cette union pour éviter un scandale. Il importe d’observer la foule venue acclamer ce nouvel homme-dieu, elle est composée, outre le peuple de Paris massé à la sortie de l’église de la Madeleine, de « gens connus dans l’entremonde » (BA-368), des «cousins éloignés des riches parvenus, gentilshommes déclassés, ruinés, tachés » (BA-368). Cette gloire est célébrée par des gens peu honorables, par les débris d’une société en décadence. On peut alors se demander que valent la reconnaissance et l’« acquiescement des médiocres90 ». L’ironie naît entre autres du fait que se côtoient dans un même passage la vision euphorique de Duroy par rapport à l’événement qu’il est en train de vivre et le discours dévalorisant du narrateur lorsqu’il décrit les individus venus saluer son triomphe. Devant cette mer humaine qui n’a d’yeux que pour lui et qui applaudit sa réussite, Bel-Ami se sent au-dessus de tout, presque invincible. Alors même qu’il vient d’épouser Suzanne Walter et qu’il rêve d’une carrière à la Chambre des députés – dernier lieu à conquérir –, le roman se clôt sur une allusion à des désirs charnels, sur l’image de sa maîtresse, Clotilde de Marelle, replaçant ses cheveux défaits au sortir du

86 Francis MARCOIN, Les romans de Maupassant : six voyages dans le bleu, Paris, Éditions du temps, 1999, p. 45.

87 Gérard DELAISEMENT, Bel-Ami par Maupassant; analyse critique, op. cit., p. 6. 88 Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature, Paris, Gallimard, 1948, p. 163. 89 Mariane BURY, Le roman d’apprentissage au XIXe siècle, op. cit., p. 59.

lit. Cette dernière scène n’est pas une fin en soi, elle laisse à penser que Duroy reproduira dans le futur les mêmes transgressions qui l’ont mené où il se trouve présentement et délaissera plus ou moins rapidement sa jeune épouse. Bien que le roman paraisse adopter une trajectoire linéaire et ascensionnelle, nous sommes plutôt d’avis que Bel-Ami se présente comme un récit dont la structure est cyclique, il obéit à une mécanique de la répétition, c’est-à-dire que Duroy reprend les mêmes manœuvres, notamment avec les femmes, à chacune des étapes de son ascension, il n’est capable que de répéter les actions qui ont déjà été couronnées de succès, actions qui pour la plupart lui ont été suggérées par l’un ou l’autre de ses guides91. Son parcours est également parsemé de moments de piétinement, de paliers et la possibilité de tomber semble toujours présente. Chez Balzac, l’idéal