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Quelques repères historiques

Chapitre 3 : Les sociabilités littéraires et journalistiques

3.2 Les mœurs journalistiques

Nous reviendrons très brièvement sur les mœurs des journalistes au XIXe siècle puisque nous avons eu l’occasion, à maintes reprises dans les chapitres précédents, d’aborder de façon plus ou moins directe le mode de vie particulier de ces hommes, mais nous croyons qu’il demeure important d’en faire un rappel à ce moment-ci de notre analyse afin de démontrer combien il s’oppose à celui des écrivains, ces créateurs solitaires. Dans son ouvrage Imaginaire médiatique,

histoire et fiction du journal au XIXe siècle, Guillaume Pinson nous rappelle à juste titre qu’il est possible de dégager une constante à travers tous les romans de l’écrivain-journaliste. Le fait d’embrasser cette profession n’est pas un acte consciemment planifié, c’est le fruit du hasard, la conséquence d’une rencontre fortuite : « En somme, on ne devient pas journaliste, on s’acoquine à un milieu de journalistes ou on y entre par recommandation244. » Lorsqu’il fait son entrée dans le monde de la presse escorté par un ami journaliste, le débutant doit d’abord et avant tout chercher à s’intégrer au groupe, se faire accepter par celui-ci. Son baptême journalistique a généralement lieu à l’occasion d’un grand dîner festif où il reçoit l’assentiment de tous. Le journaliste, puisqu’il est, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir, essentiellement un être de relations, fréquente une multitude d’endroits où il peut entrer en contact avec des gens de différents milieux. Marie-Ève Thérenty, dans un article portant sur les sociabilités journalistiques et la production littéraire, écrit : « Cette sociabilité généralement parisienne se décline dans des espaces divers : des lieux consacrés à la fabrication du journal (l’imprimerie, les bureaux du journal), des lieux liés à la recherche de

243 Françoise GRAUBY, Le corps de l’artiste : discours médical et représentations littéraires de l’artiste au XIXe siècle, op. cit., p. 65.

244 Guillaume PINSON, L'imaginaire médiatique : histoire et fiction du journal au XIXe siècle, Paris,

l’information (le théâtre, les salons, les assemblées), des lieux de circulation (la rue, le boulevard) ou des lieux plus équivoques, problématiques au statut complexe à la frontière entre loisirs et vie professionnelle (le café, la brasserie)245. » Son mode de vie est entièrement fondé sur la dépense, dépense d’énergie, d’argent et de talent. Le meilleur exemple de cela se trouve dans le roman

Illusions perdues, roman au sein duquel le protagoniste est littéralement happé par cette société de

dissipateurs qu’est le monde des journalistes : « À travers cette vie où toujours le Lendemain marchait sur les talons de la Veille au milieu d'une orgie et ne trouvait point le travail promis, Lucien poursuivit donc sa pensée principale : il était assidu dans le monde [...] ; il arrivait dans le monde avant une partie de plaisir, après quelque dîner donné par les auteurs ou par les libraires ; il quittait les salons pour un souper, fruit de quelque pari ; les frais de la conversation parisienne et le jeu absorbaient le peu d’idées et de forces que lui laissaient ses excès. » (IP-400) On le voit, à partir du moment où il entre dans le journalisme sa vie ne se résume plus qu’à une succession de rencontres et d’activités mondaines. Souvent décrits comme des viveurs s’adonnant à des excès en tous genres, les journalistes sont de toutes les fêtes, de toutes les réceptions, de toutes les premières de théâtre. Afin de survivre dans le métier, le journaliste doit se bâtir un réseau de connaissances, d’alliés prêts à lui rendre service ou à lui transmettre des informations cruciales, à louanger son talent, à démolir ses ennemis, « c’est par le groupe [...] que fondamentalement le journaliste se reconnaît246 ». Mais ne perdons pas de vue que cette camaraderie quasi fraternelle repose en grande partie sur des liens d’intérêt et qu’elle n’existe bien souvent que dans le seul but de servir des ambitions individuelles : « Lousteau a [...] des motifs égoïstes de faire de Lucien son camarade, ce que le jeune homme naïf n’aperçoit pas : "[...] pouvait-il savoir que, dans l’armée de la Presse, chacun a besoin d’amis, comme les généraux ont besoin de soldats! Lousteau, lui voyant de la résolution, le racolait en espérant l’attacher247." » Être journaliste c’est aussi avoir de l’esprit, « le brillant et la soudaineté de la pensée » (IP-249), c’est savoir placer un bon mot au moment opportun, causer avec charme, être spirituel et moqueur à la fois, pouvoir se prononcer sur les sujets les plus variés, s’adonner à des exercices de haute voltige verbale, etc. Les démonstrations d’éloquence auxquelles se livrent constamment les journalistes ont fréquemment lieu autour d’une table lors d’un dîner : « Les littérateurs ont partie liée avec les plaisirs de la table et les lieux gais de la capitale : des huîtres du Boulevard Montmartre à la soupe à l’oignon des Halles, du cabinet du Moulin-Rouge aux cabarets de canotiers, les journalistes se dispersent et bâfrent. La table constitue

245 Marie-Ève THÉRENTY, « Les “boutiques d’esprit” : sociabilités journalistiques et production littéraire (1830-1870) », dans Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 110 (2010/3), p. 590.

246 Guillaume PINSON, L'imaginaire médiatique : histoire et fiction du journal au XIXe siècle, op. cit., p. 88.

247 Julia CHAMARD-BERGERON, « "Vous croyez aux amis" : l’amitié dans Illusions perdues », art. cit., p. 304.

le point de jonction du code culinaire et du code social, de la consommation des mets et des mots. Dans ces soupers se conjuguent la trivialité et les conversation [sic] les plus spirituelles, le débordement des idées et le relâchement des mœurs248. » Dans Charles Demailly, le narrateur dit du journaliste Nachette qu’il « courait les cafés, les divans, les brasseries, les débauches de l’esprit parisien et ses mauvais lieux, s’aiguillonnant, se fouettant le cerveau, cherchant à retremper et à entraîner sa verve au bruit des mots, au choc des paradoxes, à tous les pugilats de l’ironie. » (CD- 19) Comme le démontre cet extrait, le journaliste a besoin de se retrouver parmi ses confrères pour discuter, échanger des idées, aiguiser sa répartie, sans le tourbillonnement constant de la conversation il a le sentiment que son esprit entre en dormance. Au-delà de ces lieux de plaisir fréquentés par les journalistes, tentons maintenant de voir à quoi ressemble leur lieu de travail et en quoi il est révélateur de leurs activités quotidiennes.