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"Si l'Autriche veut vivre, elle doit d'abord mourir ..." Ce propos pourrait, sans invraisemblance, être attribué à Joseph Roth, grand prêtre de la Rédemption autrichienne. Il pourrait aussi sortir de la bouche de Esch, "somnambule" notoire du roman de Broch. Mais il n'est pas dû à la plume d'un romancier ou d'un poète : c'est le credo d'un homme politique, prophète d'une idéologie montante,

l'austromarxisme.

Victor Adler émit ces propos lors d'un discours au congrès de son parti, en 1900 1. Il rejoint tous ceux, et nous avons vu qu'ils

étaient nombreux, qui voient le salut de l'Autriche dans sa disparition, même si ce cheminement purificateur et expiatoire passe par la

Guerre.

Adler était, à l'instar de plusieurs écrivains étudiés plus haut, issu d'une famille de Bohême, de la communauté juive de Prague, qui émigra vers Vienne dans la seconde moitié du XIXè siècle. Son

itinéraire personnel présente également des particularités communes avec celui de plusieurs auteurs évoqués jusqu'ici : adhésion au

mouvement national-allemand, à la corporation étudiante extrémiste Arminia, à l'Université de Vienne, en compagnie d'antisémites notoires. Parmi eux : Georg von Schönerer... Il élabore à Linz, en 1882, le

programme du parti progressiste pan-allemand. Ce n'est qu'en 1885 qu'il se sépare de Schönerer lorsque celui-ci ajoute au programme du Parti le dogme de la supériorité de la "race aryenne" et, partant, la neutralisation des Juifs.

Puis ce fut, très rapidement, la genèse de l'austromarxisme, mouvement qui fédérait des tendances très différentes en direction du socialisme. Alfred Pfabigan en relève deux analyses opposées : "Der einflußreiche Austromarxist Max Adler etwa verstand die

Sozialdemokratie als eine Kulturbewegung, die nur durch eine Art historischen Zufalls in der Erscheinungsform einer politischen Partei auftrat. Kraus hingegen unterstellte der Partei eine handlungleitende Doktrin von der Minderwertigkeit der kulturellen Dinge." 2

Adler n'échappe pas à la règle du jüdischer Selbsthaß. Il suit le chemin de Roth et de Kraus en reniant le Judaïsme mais, cette fois, au profit du protestantisme, en 1878. Officiellement, cette conversion est pour lui un exemple d'assimilation des Juifs, assimilation qu'il juge aussi facilitée par le socialisme. Les austro-marxistes ont tendance à identifier capitalisme et judaïsme, à fermer les yeux sur l'affaire

Dreyfus... On se souvient de la réaction de Kraus face au Sionisme, de sa critique de l'exploitation des prolétaires juifs galiciens par leurs coreligionnaires : Adler fut attaqué sur ce point par un militant

galicien, Jakob Brod, au Congrès du Parti social-démocrate de 1897.

1 cit. p. Kreissler, Felix. - "Victor Adler et l'austro- marxisme", in : Vienne 1880-1938 : l'apocalypse joyeuse, catalogue de l'exposition présentée au CNAC Georges Pompidou... pp. 116-123

2 Pfabigan, Alfred. - Karl Kraus als Kritiker des Austro- marxismus, in : Londoner Kraus-Symposium ; München : Text + Kritik ; Kraus-Heft Sonderband, I, 1986, p. 242

En 1907, Otto Bauer dénigre la judéité dans son traité fondamental sur le Problème des nationalités et la social-démocratie, affiche un certain mépris vis-à-vis d'une nation sans histoire, dont la culture est dépourvue de substance par rapport à celle des autres nationalités de l'Empire, et dont l'avenir est visiblement une impasse ...

Les nationalités composantes de l'Empire toléraient mal l'hégémonie national-allemande. Les dissensions qui s'ensuivirent n'épargnèrent pas la social-démocratie autrichienne, dès la fin du siècle dernier.

Victor Adler n'y fut pas indifférent et tenta non sans succès d'en tirer parti afin de faire progresser les revendications ouvrières. Dans le même temps, il avait pour objectif de sauvegarder l'aspect

fondamentalement supranationaliste du parti. Dans sa ligne révolutionnaire mais délibérément modérée, le Congrès de Brünn (1899) a mis au point un Programme des nationalités qui garantissait à celles-ci l'autonomie culturelle et linguistique.

Le congrès de l'année suivante fut marqué par les propos surprenants d'Adler, que nous mentionnions en exergue de ce

chapitre. Il poursuivait : "L'Autriche ne convient à aucun des peuples qui vivent ici, mais nous sommes tous, depuis des temps

immémoriaux, liés à ce sol, liés à cet espace étatique. C'est pourquoi nous voulons conquérir une patrie pour tous ces peuples." 3

La centrifugation des nationalités amena peu à peu le mouvement syndical à se décomposer en sections autonomes

attachées à chacune d'elles. C'est vers 1910 que cette partition se fit sentir avec d'autant plus de dommages que des divergences

apparurent entre ces sections : le caractère supranational, qu'Adler eut tant de mal à préserver, perdit de son authenticité.

Cette décomposition empêcha le parti d'avoir une position de force unitaire à l'encontre des événements qui furent à l'origine de la Première Guerre mondiale. Afin d'éviter les risques de guerre civile qu'aurait pu engendrer un réel mouvement révolutionnaire, Adler se cantonna dans un loyalisme pro-habsbourgeois qui ne lui ressemblait pas. Le fond de sa pensée résidait en ce qu'il préférait la domination de l'Empire austro-hongrois à une victoire de la Russie des Tsars.

L'attitude trop mitigée d'Adler, qui nous semble issue sans détour de ce fameux caractère "viennois" ou prétendu tel, que nous avons esquissé à travers plusieurs citations d'écrivains, -cette attitude ne pouvait qu'attiser les réactions "maximalistes" de partisans plus

sincères de l'austromarxisme. Friedrich, le fils de Victor Adler, pacifiste convaincu, abattit, en guise de représailles, le comte Stürgkh,

Président du Conseil, le 21 octobre 1916.

Miné par ses contradictions, Victor Adler finit par accepter officiellement que son parti approuve les revendications nationalistes. Mais là encore, son attitude n'était pas forcément très claire puisque, ainsi que nous le faisions remarquer plus haut, le parti tirait sa force dans l'opposition populaire à la prépondérance national-allemande. Or, il apparut manifestement que si Victor Adler donnait libre cours aux particularismes nationalistes, c'était dans le secret espoir que la tendance national-allemande finirait par l'emporter pour aboutir à l'Anschluß.

3 Cf. Kreissler, Felix. - "Victor Adler et l'austro- marxisme", op. cit. p. 119

Ainsi, l'éminence grise de l'austromarxisme était-elle aussi favorable à ce que nombre d'Autrichiens ont déploré après l'avoir vigoureusement revendiqué : l'union avec l'Allemagne ... C'est le 21 Octobre 1918 qu'Adler fit son ultime allocution devant une Assemblée constituante qui réunissait des représentants de tendance notoirement national-allemande, majoritaires. Le 12 Novembre, lendemain de sa mort, la République autrichienne, branche sectionnée de l'Empire, vit le jour ...

C

HAPITRE

VII