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Ernst Mach rejoint en partie Hofmannsthal dans le contexte du monisme. L’auteur de Chandos aurait assisté aux conférences de Mach en 1897 à l’Université de Vienne et un courrier qu’il adresse à Richard Beer-Hofmann le 5 août 1898 révèle qu’il avait probablement lu les Populärwissenschaftliche Vorlesungen du même auteur (1896) : "Von Büchern in denen “viel tatsächliches” vorkommt, habe ich wenig mit. Populäre Vorträge von Mach, ein Buch über Chemie des täglichen Lebens, und eines über Holland." 163

Si l’on compare maintenant l’état des conceptions de Mach entre les Beiträge zur Analyse der Empfindungen 164 dont il n’y eut pas de réédition, et l’Analyse 165 proprement dite, bien plus

développée et sept fois rééditée de 1902 à 1922, on constate une

évolution sensible de la perception machienne du monisme, qui semble s’achever par une “ remise en ordre ”, après une ouverture

“ chaotique ”.

De 1867 à 1895, Mach a enseigné la physique à Prague. A cette date, âgé de 57 ans, il accepta la chaire de psychologie qu’on lui offrit à Vienne. Depuis fort longtemps, il souhaitait se consacrer à l’étude de la psychologie en fonction des observations qu’il avait eu l’occasion de faire dans le domaine des “ Naturwissenschaften ”. Il publia les

Beiträge qui firent état de ses premières analyses du caractère fictif de la relation observateur/monde. Le traité est bref, novateur, et insiste sur le caractère à la fois englobant et fluctuant du Moi. Englobant d’abord : "Dementsprechend kann das Ich so erweitert werden, daß es schließlich die ganze Welt umfaßt. Das Ich ist nicht scharf abgegrenzt, die Grenze ist ziemlich unbestimmt und verschiebbar." (Beiträge, p.9) Partout et nulle part, le Moi ne peut, dans ces conditions, qu’être “ insauvable ” (unrettbar suivant les termes de l’Analyse). Par ailleurs, lorsque Mauthner parlait de la gravitation permanente du monde

autour de ce prétendu Moi, il insistait, comme Mach, sur la fluctuation conséquente de l’organisme qui est censé le percevoir et exprimer cette perception avec un langage fatalement fragile et même faux : "Grössere Verschiedenheiten im Ich verschiedener Menschen, als im Laufe der Jahre in einem Menschen, kann es kaum geben." (Beiträge, p.3) En

163 Hofmannsthal, H. / Beer-Hofmann, Richard. - Briefwechsel ; hrsg. von E. Weber. Frankfurt, 1972, p. 81

164 Mach, Ernst. - Beiträge zur Analyse der Empfindungen [Die Analyse der Empfindungen, 1. Aufl.] Jena, 1886, p. 3 Ci-après Beiträge

165 Mach, Ernst. - Analyse der Empfindungen und das Verhältnis des Physischen zum Psyschischen [2. vermehrte Auflage]. Jena, 1900. Ci-après Analyse

écho, Hofmannsthal lui répond : "Mein Ich von gestern geht mich so wenig an wie das Ich Napoleons oder Goethes." (Hofmannsthal, Aufzeichnungen [166]) (Eté 1893)

"Wir sind mit unsrem Ich von Vor-zehn-Jahren nicht näher, unmittelbarer eins als mit dem Leib unserer Mutter." (janvier 1894) (Aufzeichnungen, p.107).

Ce serait, en quelque sorte, l’attitude de l’individu en crise. La perte de repères (on en revient à cette notion d’ancrage nécessaire pour dissiper l’angoisse, ces repères pouvant être matérialisés par une faute fictive) va impliquer un désir de remise en ordre. Nous avons vu que l’interprétation de sa crise par Chandos l’avait amené à “ quadriller ” le chaos dont il avait eu la vision soudaine. A prendre conscience d’un contact étroit avec chaque chose, d’un échange tant physique que mental avec chaque élément, même infime. Il s’agit de calmer

l’organisme qui rompt brutalement sa relation tranquille au monde, et l’éprouve dans un bref instant comme un conglomérat de couleurs, de sonorités, d’odeurs, tourbillonantes autour de soi. Perception

effrayante aussi de la relativité du langage et de l’observation lacunaire de ce qui nous entoure. En pensant, nous faisons abstraction et

n’avons donc perpétuellement qu’une vision partielle(c’est de toute façon le cas, vu la limitation de notre champ visuel, et Mach s’exprime de la même manière à propos des non-voyants, de leur connaissance tactile -haptisch- contingente) et une pensée partielle: "Zwar wendet sich beim Abstrahieren von vielen sinnlichen Elementen die

Aufmerksamkeit ab, dafür aber andern sinnlichen Elementen zu, und das letzte ist gerade wesentlich." (Beiträge, p.152-153)

Nous voudrions, à ce stade de la réflexion, accentuer le parallèle entre l’attitude de Chandos qui -effrayé par sa vision du chaos- tente d’y mettre bon ordre (on a vu la disposition de tous les éléments du tableau dans le jardin) et Mach qui va développer dans l’Analyse der Empfindungen une coordination des Elemente, très effacée dans les Beiträge.

Le monisme quelque peu “ sauvage ” des Beiträge soulignait le caractère insauvable du Moi, bien que cette notion fondamentale ne fût clairement exprimée en toutes lettres que dans l’Analyse. Le livre était assez bref, bousculait quelques préjugés et reflétait peut-être

l’empressement ou l’impatience de l’auteur à exprimer un certain

nombre d’idées relatives à l’empirio-criticisme auxquelles il avait songé pendant toutes les années où la physique (et même les

Naturwissenschaften au sens large, car la biologie est là très présente) l’avaient occupé... Les Beiträge ont présenté un aspect quelque peu révolutionnaire qui n’a pas laissé indifférentes les mentalités du moment. Un certain nombre de réactions ont pu l’amener à expliciter son analyse. L’ajout de chapitres sur l’Espace et le Temps est

significatif à cet égard. Car cette expression de la relativité, tant

physique que psychique, dont Einstein 167 aussi bien que Freud sont hautement redevables, désemparait. Les points d’ancrage venaient à manquer : il fallait trouver un lien pour stabiliser un milieu en

turbulence perpétuelle, vis-à-vis duquel les sensations "bilden nur eine zusammenhängende Masse, welche an jedem Element angefaßt ganz

166 Hofmannsthal, H. - Aufzeichnungen ; hrsg. von Herbert Steiner. Frankfurt, 1959, p. 93. Ci-après Aufzeichnungen.

167 Einstein, Albert. - Ernst Mach, in : Physikalische Zeitschrift, 1916, vol. 17, n°7, pp. 101-104. Einstein y fait très clairement l’aveu d’une dette envers Mach par rapport à la théorie de la relativité, cf. p.103

in Bewegung gerät." (Beiträge, p.12). Le développement générateur d’équilibre est apporté dans l’Analyse qui suggère "die Materie nicht als absolut Beständige zu betrachten, und statt dessen ein festes Verbindungsgesetz von Elementen, welche an sich sehr flüchtig

scheinen, als das Beständige anzusehen." (Analyse, p.270-271). Cette Verbindungsgesetz nuance de façon sensiblement significative le

jugement des Beiträge. C’est, toutes proportions gardées, la sérénité retrouvée de Chandos. Celle de l’ordre des éléments.

Mais ceux-ci, quels sont-ils ? On en retrouve une définition dans Erkenntnis und Irrtum 168, compilation de 25 essais, publiée en 1905, à partir des cours dispensés en 1895-1896. L’ensemble ordonné d’éléments est circonscrit dans le chapitre XXII consacré au Temps et à l’Espace en physique :

Au point de vue physiologique, le temps et l’espace sont des systèmes de sensations d’orientation qui, à côté des sensations proprement dites, mettent en jeu des réactions convenables à

l’adaptation biologique. Au point de vue physique, le temps et l’espace sont des relations particulières des éléments physiques entre eux. La première preuve en est que les nombres qui mesurent le temps et l’espace interviennent dans toutes les équations de la physique, et que nous acquérons les concepts chronométriques par la comparaison des phénomènes physiques entre eux, les concepts géométriques par la comparaison des corps physiques entre eux. 169

Ces relations particulières sont complétées par la notion de liaison associée aux corps : “ L’observation naïve montre

immédiatement que les éléments sensibles d’un point de l’espace et du temps sont étroitement liés entre eux, que l’on entende espace et

temps au sens physiologique ou au sens physique de ces mots. Nous nommons cette liaison un corps. ” (ibid. p. 360)

Ne perçoit-on pas ici, sous-jacente, une question de “ point de vue ” ? Gesichtpunkt dans lequel interviennent à des degrés divers la physique, la biologie... bref, les Naturwissenschaften. Pour reprendre les propos d’Einstein : “ Nach Mach ist Wissenschaft nichts anderes, als Vergleichung und Ordnung der uns tatsächliche gegebenen

Bewusstseinsinhalte nach gewissen, von uns allmählich ertasteten Gesichtspunkten und Methoden. Physik und Psychologie

unterscheiden sich also voneinander nicht in dem Gegenstande,

sondern nur in den Gesichtspunkten der Anordnung und Verknüpfung des Stoffes. ” 170

Or, cette Vergleichung, cette Ordnung ne “ sont ” que par le langage.

Mauthner parlait de Spielmarken, tandis que Mach mentionne des Merkzeichnen : "die Worte der Vulgärsprache sind einfach geläufige Merkzeichnen, welche ebenso geläufige Denkwohnheiten auslösen." (Analyse, p.266) Mais au-dessus du langage vulgaire se dessine un langage spécialisé dont la teneur semble empreinte de l’équilibre évoqué plus haut. Dans le chapitre intitulé Der Begriff d’Erkenntnis und Irrtum, Mach précise que la série de réactions animales, issue d’associations de représentations, se retrouve dans l’homme. Mais celui-ci doit développer d’autres réactions, d’un genre supérieur,

168 Mach, E. - Erkenntnis und Irrtum. Skizzen zur Psychologie der Forschung. Leipzig, 1905

169 Mach, E. - La Connaissance et l’erreur ; trad. Marcel Dufour. Paris : Flammarion, II, 1913, p. 351

résultant de la classification (“ das Tatsächliche begrifflich zu

klassifizieren ” [Erkenntnis und Irrtum, p. 128]). Cette classification se traduit dans les mots. Elle trouve son prolongement dans la

spécialisation du vocabulaire technico-professionnel, constitué à la suite d’une longue série d’expériences et de réactions qui a pu, parfois, durer plusieurs siècles, et se communiquer dans le tissu social grâce au langage. Par la classification, le langage dépasse les réactions du stade biologique, souvent limitées à une expérience momentanée, dans le monde animal. Pour Mach, une définition, acquise une fois pour toutes, n’aura pas à être répétée chaque fois. Elle induit, en l’incluant, la réaction appropriée. Wittgenstein tiendra, dans les Untersuchungen des propos à peu près identiques.

On retrouve chez Hofmannsthal cette opposition entre le langage vulgaire et celui, plus équilibré, qui résulte d’un quadrillage, reposant lui-même sur l’harmonie des “ éléments ”. D’un côté : "Das allgemeine Gerede der Menschen aber (auch das viele

nidergeschriebene Gerede) ist so, wie wenn falsch nachgesungene wirkliche Musik mit dem Knarren von Wagen und vielerlei

undeutlichem Straßenlärm durcheinanderklingt. Dabei kann einem bestenfalls zufällig etwas einfallen." (Lettre à Bebenburg, 18/6/1895

[171] ): c’est la fluctuation, la perception partielle, parasitée (le

parasitage exerçant une action désintégrante sur l’homme), cumulée à l’abstraction (par laquelle l’homme parasite sa propre perception en isolant quelques éléments de celle-ci). De l’autre côté, le langage poétique apparaît comme le medium déjà décrit précédemment ; ses mots sont d'"unzerstörbare Symbole des ewigen Daseins." [ibid.] Symboles de ce qui ne peut qu’être montré ; encore est-il impossible (on l’a “ vu ”) de montrer l’être du Logos...

* * *

La caricature serait abusive si l'on envisageait le dernier Hofmannsthal sous l'aspect d'un écrivain en état d'échec, d'un

librettiste d'opérette viennoise. Les dernières notes s'évanouissent, les premier obus pleuvent. La Guerre. Dans la tourmente, un héritier de Mach et Mauthner va donner naissance à une synthèse qui elle-même sera soumise à la "question" par son propre instigateur : Ludwig

Wittgenstein. Sur le chemin de l'entre-deux guerres, Musil et Broch le rencontreront. C'est une nouvelle étape dans le voyage autrichien que nous aborderons maintenant avec lui.

171 Hofmannsthal, H. / Bebenburg, Edgar Karg von. - Briefwechsel ; hrsg. von M.E. Gilbert. Frankfurt, 1966

C

HAPITRE

VI

Wittgenstein et la problématique