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Le titre du poème sanskrit Viśvaguṇādarśacampū se traduit par « Miroir de toutes les qualités ». Son auteur est un brahmane Śrī-vaiṣṇava, tamoul orthodoxe du XIVe siècle, probablement originaire de la région de Kāñci, et il imagine dans son récit le voyage de deux

gandharva à travers le sud de l’Inde et en particulier au Tamil Nadu. Les musiciens célestes

quittent le ciel d’Indra pour observer depuis le ciel les cités et la population que les compose, traversant la péninsule d’ouest en est depuis Udupi jusqu’à Tirupati, puis descendent plein sud en passant par Senji, Śṛīraṅgam, Setu, jusqu’à Alvatirunagiri, entre autres villes.

Les deux protagonistes devisent sur leurs observations, et leur dialogue est alimenté par leur deux personnalités radicalement opposées : Viśvāvasu est un optimiste bienveillant et innocent, ne décelant que le bon dans ce qu’il voit, au contraire de Kṛśānu, pessimiste insensible et désabusé. Le poème est donc composé d’une alternance de commentaires, entre vifs réquisitoires et éloges sur des sujets variés. Ce type de construction permet à l’auteur une satire de la société contemporaine et une analyse des mentalités de l’époque. On relève, selon les thèmes développés, l’expression d’un régionalisme apparent – les régions d’Andhra Pradesh, du Maharastra et du Karnataka sont largement privilégiées –, et une profonde connaissance des élites guerrières d’origine télugu, qui suppose que l’auteur ait été familier des Nāyaka des régions nord du Tamil Nadu, et plus particulièrement de la cour de Senji46

. Les gandharva produisent d’ailleurs une description de la ville et des hommes qui la peuplent, insistant sur les notions d’héroïsme, l’idéologie de la jeunesse, marquée par une atmosphère érotique et sensuelle, comparant la mort du héros à une expérience amoureuse, mais également sur le sang et la violence qui imprègnent les lieux, le stupre et la luxure des guerriers Nāyaka, leur amour démesuré pour la nourriture et les femmes…

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Si ce type de poème ne nous apporte que peu d’indications sur l’aspect physique de la ville et du Fort, ou une idée de son histoire, il est intéressant de s’y référer afin de mieux comprendre la mentalité de ses dirigeants, et de cette partie de la population venue des régions nord et d’Andhra Pradesh, qui conserve un pan de sa culture d’origine lors de son arrivée dans le pays tamoul et sa prise de fonction en tant que réserve armée de l’empire.

2.2. Les témoignages étrangers

A partir de la fin du XVIe siècle, les relations entre le nord du pays tamoul et les voyageurs étrangers s’intensifie. C’est en effet à cette période que la ville de Senji, alors encore à son apogée militaire et culturelle, reçoit la visite d’Européens, de passage pour une durée plus ou moins longue dans la capitale.

Le père jésuite Nicolau Pimenta, d’origine portugaise, est envoyé par le superieur général de la Société de Jésus Claudius Aquaviva pour visiter les missions indiennes47. D’abord accueilli à Tañjāvūr, Pimenta fait une halte au temple de Cidambaram où il assiste à la supervision des travaux du sanctuaire de Govindarāja par Muttu Kṛṣṇappa Nāyaka. Sachant que se trouve une mission jésuite dans les environ de Senji, il décide d’aller rendre hommage au souverain qui lui avait demandé de venir construire une église pour la population chrétienne de la nouvelle cité qu’il est en train de fonder à Kṛṣṇappatnam (aujourd’hui connue sous le nom de Porto Novo, sur la côte). Lorsque Pimenta arrive à Senji en 1597, il est émerveillé par la taille et la densité de la ville qu’il compare à Lisbonne et dont il dit qu’elle est la plus grande ville fortifiée d’Inde. Il s‘étend d’ailleurs essentiellement sur les parties défensives, les démonstrations de pouvoir et les manœuvres militaires opérées par le souverain. Il éclaire également quelques points de l’histoire tourmentée du Nāyaka, et délaisse complètement, dans sont rapport, l’architecture religieuse pour se concentrer par exemple sur la description du palais.

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Pour un rapport des écrits de N. Pimenta, voir Purchas S. : Purchas and his Pilgrims. Vol. X, ch. VII, Glasgow 1905, pp. 205-222.

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Les lettres du père jésuite sont les plus réputées concernant l’histoire du XIVe - XIVe siècle de cette partie du pays tamoul, et si elles ont permis, notamment, de disposer d’une idée très fidèle du système défensif et des murailles, elles demeurent assez sélectives dans leurs descriptions.

Le témoignage le plus évocateur sur la ville est le rapport du Hollandais Samuel Kindt, représentant de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales. Ici aussi, la ville de Senji, fief de Muttu Kṛṣṇappa Nāyaka, qu’il visite en 1614-1615 est comparée à une capitale européenne, Amsterdam dans ce cas. Cependant, il concentre lui aussi son attention sur l’ouvrage défensif et s’attache à détailler précisément la configuration des fortifications entre et au sommet des collines, et évoque le centre palatial entouré de jardins et protégés par des cannons48.

Il existe quelques autres exemples de ce type de relation sur la ville de Senji, comme par exemple le rapport du père jésuite Proenza, qui visite la région en 1659 et témoigne de l’état désastreux de la forteresse après sa prise par les forces Bijāpuri, en soulignant les actes de pillage auxquels se livrent les soldats musulmans dans le royaume Nāyaka, qu’il considère sinon comme le plus puissant mais du moins le plus riche49. Cette description de la destruction partielle de la capitale et de sa rapide dégradation pendant le règne des envahisseurs est reprise par André Freire, de la mission jésuite de Madurai en 1666, puis en 1678, décrivant les ruines que laissent derrière eux les musulmans et l’aggravation de la situation sous les Marathes, conduisant à une famine et à de nouveaux sacs.

Les périodes suivantes sont abondamment décrites dans les correspondances militaires des officiers français en poste à Senji et à Pondichery, comme les écrits de François Martin, (vers 1678) alors gouverneur de Pondichéry, ou de Dupleix (1750-1754), gouverneur général des établissements français en Inde, qui fournissent un grand nombre de cartes d’époque permettant de reconstituer certaines phases de construction du Fort, documents aujourd’hui disparus.

De manière générale, les témoignages européens constituent la source principale utilisée par les historiens pour l’étude des dernières années de la lignée des Nāyaka de Senji et des périodes suivant la chute de la capitale. La correspondance jésuite s’attache d’abord à décrire les us et coutumes des autochtones à des fins d’analyse pour servir les objectifs de conversion et de propagation de la « vraie foi » dans le pays tamoul, et délaisse souvent le

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Cf. HILTEBEITEL, A.: The cult of Draupadī.1. Mythologies: from Gingee to Kurukṣetra. Motilal Banarsidas Publishers. Delhi, 1991, p. 22.

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paysage religieux en tant que tel. Si les idoles et les pratiques rituelles qui leur sont liées sont évoquées, l’architecture n’est que vaguement considérée, et celle de Senji n’a apparemment retenue l’attention d’aucun des missionnaires présents avant l’abandon progressif des temples.

2.3. Le Karṇāṭaka rājākkaḷ cavistāra carittiram de Nārāyaṇan

Piḷḷai

Dans les recherches et les travaux actuels, l’histoire du Fort et de la ville de Senji est, avant tout tirée d’une chronique intitulée le Karṇāṭaka rājākkaḷ cavistāra carittiram, soit « l’Histoire des souverains du Carnatic », rédigée au début du XVIIIe siècle par Nārāyaṇan Piḷḷai, originaire de la région. Ce texte est le seul à présenter une chronologie des souverains et des évènements antérieurs au XVIe siècle, si bien que les informations qui y sont présentées font aujourd’hui partie des assertions historiques établies, et il est non seulement cité comme unique source, mais rarement remis en cause.

Le contexte de la création du Karṇāṭaka rājākkaḷ cavistāra carittiram se situe à l’époque ou Sir William Bentick est gouverneur de Madras et que le colonel William MacLeod occupe la position de Commissaire d’Arcot. C’est à la demande ce dernier, à des fins de connaissances historiques et culturelles sur la région, que le colonel Colin Mackenzie, alors inspecteur à Mysore, entreprend un voyage à travers toutes les villes importantes et influentes du sud de l’Inde50

. Il semble débuter son périple en vers 1800, recueillant un grand nombre de manuscrits et de rédactions de faits locaux, mais également – et principalement – beaucoup de légendes et de mythes liés aux sites sacrés tels que les sthālapurāṇa des temples. Pour ce faire, il est accompagné par des assistants locaux qui assurent les traductions et les recherches. L’un d’entre eux est un secrétaire local d’origine tamoule dénommé Nārāyaṇan Piḷḷai. L’homme s’emploie à traduire les documents et les témoignages et va les compiler pour créer une chronique sur la succession des rois du sud de l’Inde, en particulier du pays tamoul car il est originaire de la ville de Senji. Fils de Kalaha Rāma Raṅga Piḷḷai, un prétendu descendant des premiers occupants du site, il se présente comme le plus à même de connaître

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Cf. DIAGOU, G.: Histoire détaillée des souverains du Carnatic par Narayanampoullé. Traduction française annotée. Société de l’Histoire de l’Inde Française. Pondichéry, 1939, p. 1-10.

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l’histoire de Senji et de sa région. L’œuvre est écrite entre 1802 et 1803, intégralement en tamoul, dans un style qui sera qualifié par William Taylor, dans sa description des manuscrits de Mackenzie51, comme un « tamoul de bazar », à l’expression assez grossière, teintée de termes administratifs dérivés d’autres langues, et démontrant selon lui que l’auteur ne semble pas être un natif du pays tamoul de noble descendance comme il le soutient.

La chronique semble en effet être composée de plusieurs parties indépendantes, au style parfois différent, faisant naître quelques doutes quant à la paternité totale de l’œuvre revendiquée par Nārāyaṇan Piḷḷai. Le Karṇāṭaka rājākkaḷ cavistāra carittiram et les plus de trois milles manuscrits et inscriptions qui forment la collection de Colin Mackenzie sont achetés par le Marquis de Hastings en 1822, à la mort du colonel, et sont aujourd’hui répartis entre l’Inde et l’Angleterre. Le manuscrit de Nārāyaṇan Pillai se trouve dans la partie de la collection conservée à la Government Oriental Manuscript Library de Chennai. Il a fait l’objet d’une traduction française annotée par G. Diagou en 193952, à partir d’une copie du manuscrit découverte en 1937 dans les archives d’Armand Gallois de Montbrun, puis d’une édition à partir du texte tamoul de Chennai par Ramachandra Dikshitar V. R. en 195253. S. C. Srinivasachari54 rédige en 1943 une histoire de Senji et de ses souverains dans laquelle il confronte le manuscrit de Piḷḷai aux sources épigraphiques et historiques afin de retracer l’histoire du Fort de sa fondation jusqu’à sa chute et son abandon définitif.

Le rapport sur les rois de Senji et de sa région se trouve dans la huitième section de la chronique et traite du « bas Carnatic ». Son apport est inestimable, considérant la rareté des sources directement liées au site à cette période, surtout pour la période ancienne, mais, bien qu’il constitue souvent la base des travaux sur l’histoire de Senji, l’intégralité des auteurs s’accorde à souligner la nécessité d’une utilisation extrêmement prudente. En effet, les circonstances de la compilation de ces éléments historiques est mystérieuse, et il est du reste évident qu’à la lecture, la généalogie des souverains s’appuie en grande partie sur des mythes de fondation. On n’exclue pas non plus une réorientation des sources pour faire l’éloge des ancêtres présumés de l’auteur. Les dates données en années Fasli, du système musulman, et le mélange constant de faits historiques et de légendes locales induisent une chronologie imprécise et parfois erronée. Il demeure cependant intéressant d’effectuer un travail de

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Cf. TAYLOR,W.: A catalogue raisonné of Oriental manuscripts. Vol. 3. Government Oriental Manuscripts Library. Madras, 1862.

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Cf. DIAGOU,G.,Op. cit. 1939.

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Cf.NARAYANAN PILLAI : Karṇāṭaka rājākkaḷ cavistāra carittiram éd. par Ramachandra Dikshita V. R., Madras, 1959.

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comparaison notamment en ce qui concerne l’architecture du site. C’est d’ailleurs essentiellement de cette façon qu’il est utilisé dans l’ouvrage sur le Fort de Senji de Jean Deloche, et c’est également de cette manière qu’il sera cité dans cette étude.

2.4. Les traditions et la mémoire locales