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Comme suggéré et explicité par Stella Kramrisch107 dans son ouvrage très complet sur le temple hindou à travers la littérature normative, l’acte de construire une demeure pour que la divinité s’incarne dans l’image de culte qu’elle accueille, et pour qu’elle prolonge son séjour dans le monde des vivants, est regardé comme un acte sacrificiel, assurant au commanditaire les mérites nécessaires pour rompre son cycle de réincarnations. Bien qu’il vient d’être précisé que les normes textuelles ne sont pas toujours à l’origine des formes architecturales, certains éléments décrits dans les traités sont considérés comme fondamentaux et forment le cœur de toute structure religieuse hindoue. La pièce la plus sacrée et la plus essentielle est le garbhagṛha, la chambre sainte symbolisant le giron matriciel créateur et reproduisant l’aspect clos, sombre et secret de la caverne. Il accueille la mūrti (dans ce cas, la mūlamūrti, une image fixe du dieu) et les oblations et sacrifices qui lui sont offerts pas les brahmanes. Le garbhagṛha, est magnifié par une superstructure s’élevant vers le ciel tel l’axe du monde, et se situe au centre du chemin de circumambulation rituelle pratiqué dans le sens horaire par les fidèles. Le temple s’organise ensuite logiquement à partir de ce point dénommé vimāna (la combinaison du garbhagṛha et de sa superstructure en élévation, disposés sur une base ou une plate-forme), suivant les directions cardinales et la course des corps célestes, et ses éléments ainsi associés constituent les différentes étapes à traverser pour purifier son âme et atteindre enfin le saint des saints. L’ensemble est également perçu, selon les divers maṇḍala et les diagrammes détaillant le plan du sanctuaire108, comme le corps de l’Homme Cosmique (ou l’Etre Universel : mahāpuruśa). Le ou les halls (maṇḍapa) ont pour fonction de recevoir les pèlerins et les fidèles en prière. Leur nombre, leur taille et leur emploi varieront de manière exponentielle avec le temps et les nouveaux besoins de l’institution religieuse. Le sanctuaire et sa précieuse image sont enclos dans un périmètre délimité lors du choix du site, formant une enceinte sacrée pouvant être matérialisée par un mur (prākāra) et augmentée au fil des siècles. Enfin, les bassins (tīrtha, ou kulam en tamoul) et les étangs sont indispensables à la purification des dévots comme au bain des

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Cf. KRAMRISCH, S.: The Hindu temple. Vol. 1. Motilal Baarsidass. Delhi, 1976 [Calcutta, 1946].

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On en trouve dans la majeure partie des textes normatifs et surtout dans la Bṛhatsamhitā, la plus ancienne source d’information sur la construction des temples, où des correspondances sont établies avec l’astrologie, l’astronomie et la cosmologie.

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images divines lors des processions. Ils sont supposés rappeler les rivières sacrées vers lesquelles conduisent les pèlerinages.

Ces principales composantes sont communes à la majorité des temples d’Inde du Sud, à quelques rares exceptions près. Malgré le grand nombre de prescriptions concernant leur plan, leur forme, leur taille et les images iconographiques secondaires qui les habitent, – et le manque apparent de liberté laissé au constructeur –, chacun des éléments du temple se décline en réalité selon une grande variété de styles et de motifs. Ces derniers peuvent être influencés par une série de facteurs internes et externes : la nature du commanditaire, son statut et ses volontés, la politique religieuse et l’administration propre du temple, l’impact du courant artistique du moment favorisé par la dynastie régnante, les savoir faire maîtrisés par les artisans recrutés, voire la situation géographique.

Si nous avons également pu constater qu’il n’existait vraisemblablement pas de guide concret de construction architecturale parmi la littérature normative, deux notions importantes doivent cependant être retenues à ce sujet lorsque l’on évoque les débuts de l’architecture construite en Inde du sud.

La première concerne l’importance de la sculpture comme partie intégrante du procédé de construction et comme principal langage visuel. Les ratha de Mahābalipuram, tout comme le célèbre temple du Kailāsanātha d’Ellora au Maharastra, ont montré que le sanctuaire était considéré comme un ensemble cohérent et indivisible, élaboré selon une technique uniforme, tant pour dégager des espaces dans la roche que pour faire figurer les images divines en relief dans les niches, ou pour élever une superstructure en forme de tour. Dès les premiers témoignages d’architecture construite, comme nous l’évoquerons bientôt, il apparaît que le temple demeure encore un volume homogène d’un seul tenant, un « amas » de pierres de tailles différentes disposées selon la forme générale voulue, qu’il reste à sculpter pour lui apporter ses détails et ses ornements. Cette pratique perdurera encore longtemps avant l’apparition d’édifices en matériaux mixtes, faisant intervenir des pierres de différente nature, la brique et le stuc.

La seconde notion d’importance est celle qui fonde la mise en œuvre de la première : l’architecture religieuse construite de l’Inde du Sud est caractérisée par un système orthogonal qui se développe aussi bien dans les trois dimensions – pour l’implantation et l’élévation des ouvrages –, que dans le procédé constructif des bâtiments eux-mêmes. Les temples s’organisent en effet horizontalement, au niveau du plan, et verticalement, atteignant des sommets avec leurs tours d’entrée et leurs vimāna. Mais ils sont aussi édifiés selon un

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système dit « à poutres et linteaux »109, au contraire d’une architecture à arches qui, elle, apparaît au plus tôt au XVe siècle, issue des traditions musulmanes du nord. La stabilité de l’ensemble est assurée par l’agencement des éléments verticaux, tels que piliers, colonnes et pilastres, avec les poutres et les linteaux horizontaux de poids équivalent, permettant de disposer de larges volumes libres sous des plafonds plats. Chaque impression de courbure et de diagonale dans la structure est suggérée à la fois par l’utilisation des techniques d’encorbellement – notamment au niveau des chapiteaux de piliers qui se projettent de plus en plus loin sous la poutre jusqu’à créer une illusion d’arche – et par la superposition d’éléments horizontaux de taille décroissante. C’est le cas par exemple pour les superstructures en pyramide, dont les degrés s’estompent à mesure que leur nombre augmente, et pour certains plafonds de cellas pour lesquels les caissons carrés se chevauchent avec un mouvement de rotation alternatif de 45° les uns par rapport aux autres, donnant ainsi l’illusion d’une voûte de dôme.

On trouve bien sûr des exemples d’arches et d’arcades dans l’architecture religieuse du sud, mais le système arqué n’est en aucun cas structurel avant l’arrivée du style indo-islamique, comme le prouve l’absence notable de ses composants essentiels comme les voussoirs et les clés de voûte. Ainsi, comme on a pu le constater, certains arcs sont obtenus grâce aux encorbellements des piliers, et d’autres sont simplement décoratifs, sculptés au-dessus des niches extérieures dans une pierre faisant fonction de linteau.

Ce système de construction à poutres et linteaux fait partie des plus anciennes techniques d’édification et, malgré l’apparition de procédés souvent jugés plus élaborés et offrant une plus grande légèreté à l’édifice, le choix des constructeurs indiens privilégie clairement le massif et le solide. Cette prédominance a parfois conduit les historiens à y déceler une forme de conservatisme, trait bien caractéristique de l’architecture de l’Inde du sud, comme nous aurons l’occasion de le voir en examinant le style des temples de Senji.

D’un point de vue archéologique, la transition entre une architecture religieuse excavée et la construction de temples « hors sol » en pierre est généralement datée du règne du Pallava Rājasimha (aussi connu sous le nom de Narasimhavaram II) dans la première moitié du VIIIe siècle. Ce souverain est à l’origine de l’édification du Temple du Rivage, à quelque distance des cinq ratha monolithiques de Mahābalipuram, et ce sanctuaire est considéré comme le prototype des structures construites intégralement en pierre. Il est de peu

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La langue anglaise utilise pour traduire ce procédé le terme de « trabeated system », emprunté au latin trabs, trabes désignant les poutres verticales.

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postérieur au temple de Meguti édifié par le Cālukya Pulakeśin II dans le premier tiers du VIIe siècle à Aihole, au Karnataka. Le temple du Rivage, célèbre pour ses trois cellas et la représentation d’un Viṣṇu couché, autrefois caressé par les vagues, s’inscrit directement dans le style présenté par les ratha les plus récents. Il introduit un déambulatoire autour du sanctuaire principal et attribue une importance certaine à l’entrée principale. Ces caractéristiques architecturales ont été également reprises lors de l’érection du temple śivaïte de Kailāsanātha à Kāñcipuram, qui présente une savante combinaison de grès et de granit (ce dernier étant généralement utilisé pour des zones plus exposées à l’érosion - sols et emmarchements), et où l’enceinte extérieure, protégeant le sanctuaire principal, s’impose avec plus d’affirmation. Si le Kailāsanātha est reconnu comme le chef d’œuvre de Rājasimha, qui ne verra pas son achèvement, le temple viṣṇuïte de Vaikuntha Perumāḷ, construit quelques décennies plus tard, exprime quant à lui la maturité des nouvelles techniques architecturales Pallava au Tamil Nadu : le hall à piliers, qui sera par la suite démultiplié sous forme de nombreux maṇḍapa aux fonctions diverses, jouxte un garbhagṛha de plan carré et son chemin de déambulation. Les traits remarquables du style « dravidien » poursuivent à Kāñcipuram leur évolution vers une complexité croissante d’éléments individuels et de leurs combinaisons.

La contribution de la dynastie Coḷa dans les apports stylistiques et structurels à l’architecture religieuse peut difficilement être sous-estimée. Du IXe

siècle au XIIe siècle, les souverains régnant sur une grande partie de l’Inde du Sud initient des grands projets de construction, et les temples de cette période, en exprimant une nouvelle manière d’imposer un pouvoir, attestent d’une concentration considérable de richesses et confirment la constitution et le développement d’un véritable canon artistique. Outre les grands programmes dynastiques, les rois successifs engagent et poursuivent une politique de reconstruction et de transformation des structures religieuses de briques préexistant sur leur territoire en bâtiments de pierre pérennes, tout en conservant notamment les inscriptions lapidaires ou en les recopiant sur les bases des nouvelles constructions110. Les exemples les plus marquants de ce nouveau monumentalisme sont assurément les temples dynastiques qui ont fait la gloire des Coḷa et de l’Inde du Sud, tels que les temples de Rājarājeśvara de Tañjāvūr (plus connu sous le nom de Bṛhadīśvara) commencé par Rājarāja Ier et achevé durant le premier quart du XIe siècle, et de Gongaikondacoḷapuram, non loin du précédent, édifié par Rajendra Ier, fils de Rājarāja Ier, ainsi que l’Airāvateśvara de Dārāsuram, et le Kampaheśvara de Tribhūvanam,

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Voir à ce sujet BALASUBRAHMANYAM, S. R. : Early Chola Art. Part One. Asia Publishing House. Bombay,1966, p. 256.

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datant tous deux du XIIe siècle. Ces édifices se démarquent des anciennes structures directement héritées des Pallava par l’accentuation verticale du vimāna, qui atteint alors des hauteurs encore inégalées malgré une réalisation intégrale en pierre et un poids considérable, et qui se parent d’un foisonnement de sculptures divines et de motifs propres à la dynastie. On assiste, au travers de ces constructions, à l’apparition embryonnaire de la porte d’entrée monumentalisée, que l’on connaît aujourd’hui comme le gopura.

La dynastie Coḷa est l’une des dernières à véritablement innover, tant dans la nature des structures qui composent le temple que dans leur style, avant que ce mouvement soit interrompu par les troubles des XIVe - XVe siècles, la destruction systématique d’un grand nombre d’édifices au Tamil Nadu par les armées des sultanats de Delhi, et la période d’incertitude politique qui précède l’arrivée de la dynastie Vijayanagar. La dynastie Pāṇḍya basée à Madurai, dont la contribution architecturale demeure importante, a toutefois longtemps été éclipsée par les Coḷa et, durant le déclin de ces derniers, a dû lutter pour le pouvoir au Tamil Nadu contre les Hoysaḷa de l’ouest du Karnataka. L’architecture religieuse de la période Pāṇḍya reprend globalement les codes établis jusqu’ici, à l’exception de l’inversion d’un de ses principes. En effet, alors que le gopura d’entrée devient un trait caractéristique des temples du sud sous le règne des Pāṇḍya au XIIe

siècle, le vimāna et sa superstructure des temples d’Etat, exaltés sous les Coḷa, tend à perdre de son importance111. Ce sont alors les entrées du temple qui sont agrandies et rehaussées de tours, tandis que le marqueur visuel du saint des saints retrouve une taille réduite. Ces tours monumentales sont réalisées selon le même principe de conception que les vimāna, en présentant une succession de faux étages décroissant ornés de miniaturisations d’architectures, et font alors office de point de repère d’un lieu saint dans le paysage.

Avec l’apparition de l’empire de Vijayanagara qui assoit son hégémonie, et la montée en puissance des souverains Nāyaka au Tamil Nadu, l’évolution stylistique et structurelle de l’architecture religieuse adopte une règle simple, que l’on retrouve généralement appliquée à chacune des étapes de son développement et qui s’étend à tout le sous-continent : il s’agit de l’expansion. D’un point de vue très général, on pourrait considérer que l’évolution des principes de la construction des édifices sacrés en Inde se base alors sur l’élargissement, à toutes les échelles et dans les trois dimensions, de chacun de ses éléments constitutifs: la hauteur des tours, l’espace des maṇḍapa, le nombre et la largeur de leur piliers, leur

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Il s’agit ici essentiellement de la hauteur et de l’aspect massif de la tour située au-dessus de la cella. Son caractère sacré n’en est pas moins conservé et on voit encore beaucoup de couvertures simples et basses mais dorées à la feuille, comme c’est le cas par exemple à Cidambaram.

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diversification croissante, l’étalement du plan au sol, la multiplication des enceintes et des structures… Comme nous pourrons le constater, ce phénomène transparaît également dans le domaine stylistique avec la reproduction et la répétition continuelle de modules ou d’édicules, et de motifs décoratifs. Ce gigantisme va souvent de pair avec la nature et les ambitions des commanditaires, et apparaît indissociable du contexte politique et social.