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a. Les sanctuaires viṣṇuïtes

Parmi les traditions religieuses hindoues pan-indiennes, le culte viṣṇuïte semble être à Senji le plus ancien et le plus répandu (Carte 10). On dénombre en effet seize sanctuaires implantés sur le territoire qui nous occupe, possédant chacun leur assortiment de structures annexes, et plus d’une dizaine de maṇḍapa et de halls à pilier indépendants qui présentent un décor les rattachant à Viṣṇu ou à l’une de ses incarnations. On rencontre également une multitude de pierres isolées sculptées de reliefs représentant le dieu singe Hanumān, mais le compagnon de Rāma, au statut bien particulier, fera l’objet d’un développement propre.

Outre la distinction qui s’impose entre les sanctuaires et les édifices indépendants portant des marques sectaires, il nous faut différencier aussi les structures qui appartiennent au circuit de circumambulation rituelle du temple de Singavaram et celles qui se trouvent plus au sud, à l’intérieur et à proximité directe de la forteresse. Enfin, une catégorie particulière regroupe les grands complexes du XVIe siècle, considérés comme des fondations Nāyaka.

Peu de choses peuvent être ajoutées à l’analyse du cœur sacré de la capitale qui a déjà été présentée : le temple de Raṅganātha est édifié sur la paroi est de la colline, et marque le point de départ géographique des deux processions rituelles. Contrairement à ce qu’on pouvait présumer, la petite pradakṣiṇā ne ceinture pas le sommet de la colline de Singavaram, son statut symbolique d‘éminence montagneuse n’étant conforté par aucun des repères naturels qui pourrait attester son origine divine. Le circuit court de procession encercle au contraire une faible éminence rocheuse, située à une centaine de mètres directement au-dessus du temple principal, mais au pied de laquelle se trouve un étang naturel qui a été consolidé par la suite. On note également la présence d’une source souterraine sur le chemin. Les deux

maṇḍapa et les deux petits sanctuaires qui jalonnent le circuit s’organisent donc autour de ces

éléments. De même, la grande giripradakṣiṇā observe une logique similaire : les pavillons et les templions annexes sont disposés en fonction des étapes essentielles de la procession, qui comportent presque toujours un point d’eau où sera baignée la divinité. L’état de ruine des vestiges, leur réutilisation et leur remaniement à des fins différentes, et la disparition présumée d’un bon nombre de points d’étape, ne permettent plus de reconstituer un schéma complet de l’organisation des stations, comme cela a pu être fait pour les processions autour de la colline de Tiruvaṇṇāmalai au départ du temple d’Aruṇācaleśvara. Le chemin au pied de

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la colline, précédant l’ascension vers le sommet, est ponctué de huit sanctuaires abritant des

liṅga et évoquant les huit directions cardinales, qui affermissent la représentation de l’axe du

monde figuré par la montagne.

D’un point de vue très général, et si l’on se base uniquement sur les vestiges qui sont encore observables aujourd’hui, les structures de confession viṣṇuïte se concentrent en majeure partie dans la moitié sud de la zone fortifiée, et sont invariablement présents au sommet de chaque colline. Cette configuration d’implantation semble indiquer le choix d’un lieu de culte préexistant, plus ancien que ne le laisse supposer l’architecture du XVIe siècle des édifices qui y sont construits. En effet, les trois temples présents sur Rājagiri et Kṛṣnagiri auraient été fondés à l’époque des rois-bergers Kon, comme le mentionnent les chroniques de Nārāyaṇan Piḷḷai. Le Fort Interne, avec la zone du Palais, ne comporte qu’une seule structure religieuse au pied de la colline, le temple au rocher sculpté de Veṇugopāla. Le Fort Externe accueille quant à lui la plupart des édifices viṣṇuïtes de plus grande dimension, comme le complexe de Veṅkaṭaramaṇa et le groupe de cinq ou sept temples. Nombre de ces constructions sont regroupées autour des deux principaux étangs naturels du site, le Cettikulam et le Cakrakulam. Les exceptions notables à ce principe de disposition sont les temples de Kodaṇḍarāma à l’est de la ville actuelle, et de Patabhirāma au sud de Narasingarayanpettai, dont on expliquera ultérieurement l’éloignement. Les images de culte ayant pour la plupart disparu et les noms actuels des temples ne traduisant pas obligatoirement une attribution d’origine, il est souvent difficile de se référer pour l’analyse à l’identité des divinités tutélaires. Cependant, on relève la présence récurrente de Raṅganātha, la forme couchée de Viṣṇu. Ainsi, les collines de Singavaram, Rājagiri et Kṛṣṇagiri possèdent chacune un à deux sanctuaires dédiés à cette incarnation. D’autres formes de la divinité sont également présentes, tels que Kṛṣṇa et Veṇugopāla, l’un sur Kṛṣṇagiri, l’autre dans l’enceinte du Fort Interne, ainsi que Veṅkaṭeśa, appelé Veṅkaṭaramaṇa, au pied de Chandrayandurgam. Les grandes fondations Nāyaka portent souvent des noms évoquant les héros du Rāmāyaṇa, tels que les sus-cités Paṭṭābhirāma, Kodaṇḍarāma (respectivement « Rāma couronné » et « Rāma à l’arc »), mais également Sītārāma, à Jayankondan.

La très grande majorité des structures indépendantes à piliers, parsemant le territoire, et utilisées comme abris, étapes ou portes de muraille, présentent des marques sectaires viṣṇuïtes. Comme on l’a signalé, le courant dévotionnel durant la domination de la région par les Nāyaka de Senji est essentiellement viṣṇuïte, nonobstant une certaine tolérance. Il apparaît donc évident que les édifices annexes, utilitaires et liés d’une quelconque manière aux constructions défensives, soient marqués de l’empreinte de la religion officielle Pour cette

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raison, et même à défaut de ces signes d’appartenance, les autres sanctuaires, plus réduits et généralement plus élémentaires, ne peuvent être répertoriés que dans la catégorie des « temples viṣṇuïtes » faute d’ indices suffisants permettant une identification plus précise.

Il nous faut enfin dire quelques mots du culte d’Hanumān, dénommé Añjaneya au pays tamoul et en Andhra Pradesh. S’il possède deux sanctuaires construits – dont l’un est édifié autour d’un roc sculpté –, le dieu singe est exclusivement présent sous la forme de relief sculpté à même la roche des collines, tel un motif protecteur. On le trouve en général sur les rochers bordant les chemins, mais également sur des blocs constitutifs des murailles, ou au bord des étangs. Il apparaît bien sûr aussi comme partie intégrante dans les autres édifices viṣṇuïtes, mais il possède un culte indépendant très marqué à cette période, et toujours très vivace de nos jours, comme le confirment les traces de vénération quotidienne.

b. Les sanctuaires śivaïtes

Parmi les divinités pan-indiennes, les incarnations de Śiva sont les moins fréquentes à Senji, dont une dizaine de sanctuaires en tout et pour tout existe encore sur le site129 (Carte

11). Le culte śivaïte est notamment absent du sommet des collines principales, comme des

environs de Singavaram et de sa colline. Mis à part le temple excavé Pallava de Melaccheri et celui de Sītārāma à Jayankondan, respectivement au nord et à l’extrême sud de la zone de prospection, tous les édifices ayant – ou étant supposé avoir eu– pour image de culte un

śivaliṅga se situent à l’intérieur du Fort, et plus particulièrement dans la plaine au centre du

Fort Externe pour les plus important d’entre eux. Ils semblent être regroupés autour de la petite colline de Kuttarisidurgam, sur laquelle est disposé un temple de Śiva en équilibre précaire, et sous laquelle est creusé le temple semi-excavé de Mahāliṅgeśvara, qui conserve une activité réduite. Les deux temples N°70 et 71 s’étendent également à une centaine de mètres au nord-ouest. Il est d’ailleurs probable que l’emplacement des temples les plus récents ait été choisi en fonction de la proximité avec le temple semi-excavé, dont le cœur et l’image de culte paraissent antérieurs à la période Nāyaka. Deux sanctuaires se trouvent dans l’ancien village à l’est de la forteresse, et il faut peut-être en ajouter un troisième si l’on considère que le temple récent d’Arunācaleśvara sur Tiruvalluvar Street (ville actuelle de

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Nous ne comptabilisons pas un temple indéterminé au nord du temple de Paṭṭābhirāma, et les nombreux reliefs indépendants de Gaṇeśa dont il sera fait mention plus tard. Ne rentrent pas non plus en compte les récupérations śivaïtes des lieux de cultes aux déesses de village.

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Senji) a été édifié sur des bases anciennes. Pour autant que l’édifice originel soit contemporain de l’époque des Nāyaka, il était relativement excentré et en bordure de la zone agricole.

La présence de la tradition śivaïte sur le territoire est bien sûr visible à travers les sanctuaires, dont certains ont bénéficié d’une attention royale, mais également, voire surtout, par l’image de Gaṇeśa, souvent rencontrée au détour des voies de communication et des passages, sculptée sur des rochers isolés, des murs de structures indépendantes, ou encore sur la paroi des collines. Le dieu est également présent comme gardien devant les lieux de culte des divinités féminines, qu’ils aient ou non l’objet d’une récupération śivaïte.

c. La répartition des grandes fondations dynastiques

Nous avons choisi de traiter ces édifices de manière indépendante, car les temples dynastiques, ou « grandes fondations Nāyaka » dessinent un schéma particulier sur le territoire de Senji (Carte 8). Rappelons qu’ils sont classés sous cette appellation en raison des caractéristiques qui les distinguent des autres sanctuaires : leurs principales singularités portent d’une part sur leur plan au sol, nettement plus large et plus étendu que les temples ne possédant qu’un garbhagṛha et un ou deux maṇḍapa, et d’autre part sur la présence – réelle ou supposée – d’une, voire deux enceintes, dont l’entrée est architecturalement marquée.

Six édifices répondent à ces critères. Les quatre principaux sont connus pour être représentatifs d’un style de la période, et deux d’entre eux sont les mieux conservés du site. Il s’agit du temple de Veṅkaṭramaṇa dans le Fort Externe, du Paṭṭābhirāma au sud du village de Narasingarayanpettai, du temple de Sītārāma à Jayankondan et du temple de Kodaṇḍarāma ou Śamkhacakraperumāḷ sur la rive de la Sankaraparanī à l’est. Les deux autres temples de cette catégorie sont situés l’un dans l’ancien village à l’est de la forteresse, et l’autre au pied du temple de Raṅganātha de Singavaram. Le premier, le temple de Śiva N°89, est dans un tel état de ruines remaniées qu’il est difficile de tirer des conclusions à partir de son architecture et il constitue un cas un peu à part ; quant au second, probablement inachevé, il ne porte pas de nom connu, et ce qu’il en reste gît dans l’ombre du temple d’origine Pallava.

Outre l’analyse détaillée de leur architecture et des éléments qui déterminent leur spécificité, la répartition de ces temples révèle les ambitions des souverains de la dynastie régnante. Les six édifices sont en effet relativement éloignés les uns des autres, mais les quatre temples les plus excentrés semblent tracer les limites est de la ville, bordant la frontière avec la zone agricole. Plus concrètement, et c’est semble-t-il là leur véritable fonction, chacun

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d’eux est assigné à un secteur de la capitale, voire à un quartier bien précis. Chaque partie de la ville peut posséder un certain nombre de lieux de culte, mais elle est généralement dotée d’un établissement principal, tant d’un point de vue religieux qu’administratif et économique130.

Le temple de Veṅkaṭramaṇa est l’institution religieuse dynastique du Fort par excellence. Aucun des autres édifices n’égale ses dimensions et ses attributs décoratifs, même ceux dont le site d’implantation bénéficie d’une fonction religieuse antérieure. L’intention royale est, pour son emplacement, suffisamment explicite : le Fort nécessitait un lieu de culte emblématique de la grandeur Nāyaka et c’est avec ce temple qu’elle s’exprime.

A l’est des murailles, le temple de Śiva N°89, est situé au sud de l’ancien Village Est, appartenant à la zone résidentielle intermédiaire, et approximativement délimité au nord par l’ancienne route d’accès à la forteresse via la porte de Pondichéry et le bord sud du Pi Eri. La limite sud, et la séparation d’avec Narasingarayampettai est moins visible, mais peut être retrouvée au niveau des restes de la clôture de l’ « ancien pettai » du plan de Jean Deloche131

. Seul monument de cette ampleur à l’intérieur du quartier, ce temple aurait donc pu faire office d’institution religieuse principale, malgré le doute qui subsiste sur la présence potentielle d’un

gopura d’un prākāra autour de l’édifice.

Un peu plus au sud, le temple de Paṭṭābhirāma est affecté au quartier de Narasingarayanpettai, et on l’imagine aisément constituer le point de rassemblement religieux principal des habitants de cette zone, tout en illustrant le prestige royal. Selon Nārāyaṇan Piḷḷai, les villages d’Ankarayanallur et Jayankondan étaient administrativement liés à ce temple132. Si cela ne peut être vérifié pour le premier hameau, qui n’est aujourd’hui qu’une bourgade anecdotique dans le paysage, rien n’est non plus moins assuré pour ce qui concerne le second. En effet, le temple de Sītārāma semble avoir été construit lors de la fondation du village de Jayankondan ou de son rattachement à la capitale. En raison de ses caractéristiques clairement spécifiques des fondations dynastiques, et malgré une tentative de complète récupération par le culte musulman, il est possible que ce temple – dont le nom évoque l’épouse du héros avatar de Viṣṇu, mais qui est dédié à Śiva – ait représenté la volonté des souverains du XVIe siècle de doter le village d’un complexe important mais d’obédience

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On identifie généralement ce type de temple principal par l’étude de l’épigraphie mentionnant l’édifice et détaillant les terres et les villages qui lui appartiennent, éléments d’information dont Senji est malheureusement dépourvu, hormis quelques très rares exceptions qui, par ailleurs, ne donnent aucun renseignement à ce sujet.

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Cf.DELOCHE, J. : Op. cit., 2000, plan général détachable du Fort de Senji, N°84.

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śivaïte afin, peut-être, de manifester une certaine bienveillance religieuse, et de former un pendant – dans un registre néanmoins nettement inférieur – au temple de Paṭṭābhirāma.

Le temple de Kodaṇḍarāma, ou Śankhacakraperumāḷ jouit d’une position stratégique au bord de la rivière, bien qu’excentré par rapport aux centres royal et sacré de la capitale et situé sur la bordure de la zone agricole, certainement assez peu peuplée. Les trois maṇḍapa qui l’accompagnent, disposés sur des rochers émergeant de l’eau, l’identifient comme un édifice où la procession rituelle de la divinité présente une importance particulière. L’épigraphie semble mentionner son appartenance au circuit de Raṇganātha autour de la colline de Singavaram, désignant le temple comme une étape intermittente de la circumambulation rituelle.

Enfin, il nous faut mentionner les vestiges d’un ensemble d’édifices appartenant à cette catégorie, mais qui n’apparaissent pas dans les descriptions de l’étendue du sanctuaire de Singavaram, et qui n’ont jamais été pris en considération dans l’étude de l’architecture Nāyaka de Senji. Leur apport n’est bien sûr pas très conséquent, en raison de l’état de ruine et, semblerait-il, d’inachèvement des bâtiments, mais un examen attentif permet de constater malgré tout qu’il s’agit bien là d’une fondation dynastique. Placé au pied de la colline au relief sculpté, ce complexe a été éclipsé par la renommée de la grotte Pallava et de ses additions tardives, notamment le sanctuaire annexe de Varāha (ou Ādi Varāha), d’une grande qualité architecturale. Si Singavaram constituait le cœur sacré de la capitale Nāyaka, l’installation de cet ensemble anonyme n’a pas été motivée par la nécessité de fournir un lieu de culte emblématique à un quartier nouvellement créé, ou qui en était dépourvu, mais vraisemblablement par l’intention d’ajouter une signature architecturale dynastique propre à un site sacré datant d’une époque antérieure, et arborant encore le prestige des puissants royaumes précédents. Sans tenter de supplanter le culte installé par les Pallava, les rois Nāyaka se sont associés à une tradition ancienne, en faisant montre d’ une certaine allégeance, mais ont ajouté l’empreinte propre de leur dynastie à la notoriété dont disposait déjà le centre religieux de la capitale sur cette partie de la zone intermédiaire résidentielle et le « Vieux Senji », avec la construction d’un monument reconnaissable et inclus dans un ensemble cohérent de temples installés sur le reste du territoire.

Ainsi, la répartition des grandes fondations Nāyaka met en lumière une appropriation de la région par l’implantation de temples emblématiques dans des lieux permettant d’exprimer efficacement leur influence dans chaque secteur, tant d’un point de vue religieux que politique.

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