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Chapitre I État de l’art

2. Les vestiges associés à l’art rupestre

2.3. Panorama des vestiges associés à l’art rupestre

2.3.1. Les vestiges au service de la préparation de la matière picturale

Les macro-outils

Le meulage, le broyage, le concassage ou le raclage des matières colorantes pour produire de la poudre colorante utilisée dans la fabrication de la matière picturale sont des pratiques courantes depuis près de 100 000 ans (Hovers et al., 2003 ; d’Errico et al., 2010 ; Watts, 2010 ; Henshilwood et al., 2011). On distingue deux grandes classes de macro-outils employés pour travailler ces matières colorantes (Salomon, 2009), d’une part, les outils servant à racler tels que les racloirs, les lames et les burins en silex et d’autre part, les outils servant à concasser et à broyer ou sur lesquels les matières colorantes ont été frottées comme les percuteurs, les tables de broyage et broyeurs, les mortiers et pilons, les meules et molettes, les dalles de pierre, etc.

Des vestiges lithiques de type meule ont été découverts dans les « trousses à outils » des premiers humains arrivés sur le continent australien (Fullagar et al., 2008 ; Clarkson et al., 2015 ; Fullagar et al., 2015). Ces meules sont généralement plus répandues dans le mobilier archéologique datant de l’Holocène que dans celui du Pléistocène (Allen, 1974 ; Balme, 1991 ; Balme et al., 2001). Les travaux de Mike Smith (1985) ont permis de séparer les meules en deux grandes catégories selon des critères morphologiques. La première catégorie comprend les meules dites « formelles » utilisées spécialement pour le broyage des céréales, et la seconde réunit les meules dites « amorphes » à usage multifonctionnel servant à transformer des matières d’origines diverses, telles les matières végétales (céréales, fruits, légumes ou fibres végétales), animales (cuir, viande séchée) et minérales (matières colorantes). Ces meules multifonctionnelles sont caractérisées par une surface plate, tandis que les meules destinées à la mouture de céréales présentent généralement une ou deux profondes rainures sur leur surface fonctionnelle (Veth et O’Connor, 1996). Ainsi, la fonction même des meules peut être lue non seulement à travers l’étude des traces d’usure mais aussi par l’étude des différents résidus retrouvés en surface, quelle que soit leur origine, végétale, animale ou minérale. Ces résidus constituent de bons indicateurs de l’usage de ces vestiges lithiques (Fullagar et al., 2008 ; Field et al., 2009 ; Smith et al., 2015 ; Fullagar et al., 2017 ; Hayes et al., sous presse).

Une problématique récurrente concernant les meules est la détermination de leur âge. Plusieurs auteurs ont montré que le changement d’usage des meules pouvait être lié à une adaptation des activités anthropiques cohérentes avec un changement climatique au début de l’Holocène (Allen, 1974 ; Fullagar et Field, 1997 ; Fullagar et al., 2017). Toutefois, des meules recouvertes de traces d’utilisation ont été retrouvées dans des sites plus anciens (Kamminga et Allen, 1973 ; Schrire, 1982 ; Smith, 1985 ; Roberts et al., 1990 ; Fullagar et Field, 1997). Les traces d’usure et les différents résidus associés présents sur ces vestiges lithiques n’ont cependant que très rarement été examinés en détail. Des preuves de transformation de céréales en contexte pléistocène sont néanmoins attestées sur deux sites situés en Nouvelle-Galles du Sud, à Cuddie Springs (Fullagar et al., 2008) et sur le site du lac Mungo (Fullagar et al., 2015).

La présence de taches colorées a été remarquée sur différentes meules en Australie, bien qu’aucune analyse n’ait été réellement entreprise sur ces celles-ci. Balme et al. (2001) notent seulement que de « l’ocre a été observée macroscopiquement » sur une meule découverte dans l’abri de Puntutjarpa dans le Desert Western. De même, des oxydes de fer sont identifiés sur huit meules parmi une cinquantaine retrouvées sur un site de plein air dans la région de Pilbara, en Australie occidentale (Fullagar et al., 2017). À Madjedbebe, Clarkson et al. (2015) observent des traces colorées sur une meule retrouvée dans une strate archéologique datée par thermoluminescence de 52 000 ± 11 000 ans. Ils déduisent que cette découverte fournit une preuve de la transformation de matières minérales pour la production de poudre colorante.

En conclusion, peu d’études sur les résidus colorés présents sur les meules ont été réalisées à ce jour en Australie. La découverte de tels vestiges en contexte stratigraphique alimente les discussions sur l’ancienneté des premières manifestations de l’art rupestre. La détermination de la nature des matières minérales travaillées pour extraire de la poudre colorante et l’étude des stigmates enregistrés lors de cette étape sont autant d’indices qui participent à la reconstitution des savoirs-techniques des premiers artistes australiens.

Les pièces facettées et striées

Les vestiges signalés sous l’appellation générique de « crayons » présentent en général une ou plusieurs facettes, de stries et/ou de polis (Fig. I-12), des stigmates causés par les efforts mis en œuvre lors de l’extraction de poudre. Dans la suite du manuscrit, ces vestiges sont désignés en tant que « pièces facettées et striées ».

En complément de l’exploitation systématique de matières colorantes (Barham, 2002 ; Dayet et al., 2015), la présence de vestiges portant les stigmates d’une utilisation anthropique ou des gravures intentionnelles reflète l’émergence de la modernité comportementale et symbolique, voire du langage des Hommes préhistoriques (Hovers et al., 2003 ; Henshilwood et Dubreuil, 2009). Ces vestiges sont, en effet, porteurs d’informations révélant les connaissances techniques (Hodgskiss, 2010, 2012, 2013 ; Rifkin, 2012 ; Salomon et al., 2015), les capacités cognitives (Henshilwood et al., 2001 ; d’Errico et al., 2010, 2012), ainsi que les conceptions « symboliques » au sens large (Henshilwood et al., 2002 ; Soressi et d’Errico, 2007 ; Henshilwood et al., 2009 ; Watts, 2009 ; d’Errico et Stringer, 2011).

Figure I-12 : « Crayon de Lascaux » (© C2RMF, D. Vigears)

En Terre d’Arnhem, des pièces facettées et striées ont été retrouvées à Madjedbebe dans des couches sédimentaires datées entre 61 000 ± 13 000 et 45 000 ± 9000 ans (Roberts et al., 1990). À Nauwalabila I (Jones et Johnson, 1985a ; Roberts et al., 1994), des pièces facettées et striées ont été

mises au jour dans une couche sédimentaire datée de 53 400 ± 5400 ans. Néanmoins, l’usage de ces

pièces reste indéterminé. En Europe également, la présence de tels vestiges dans des contextes déconnectés de l’art rupestre pose les mêmes questions d’usage (Salomon et al., 2008b). Sur le site de Sandy Creek 1 (Péninsule du Cap York, Australie), une des plus anciennes preuves relative à une activité picturale a été identifiée sous la forme de vestiges montrant des striations et/ou des bords biseautés dans une strate datée de 31 900 ± 700 ans BP (Cole et al., 1995). Dans l’abri adjacent de Sandy Creek 2, des matières colorantes portant des marques d’utilisation ont été retrouvées le long de la séquence stratigraphique d’un carré de fouille allant de la fin du Paléolithique à l’époque moderne (Cole, 2012). Lors des fouilles du site EXF3, compris dans le même complexe de sites d’art rupestre

que Nawarla Gabarnmang – un complexe regroupant plusieurs sites archéologiques –, David et al.

(2017c) relatent la découverte d’un « crayon » de couleur rouge facetté et strié dans une strate sédimentaire datée de 9540 – 9260 ans cal BP, à l’aplomb de peintures représentant deux lignes

superposées d’anthropomorphes de couleur rouge en style Stick, recouvrant une troisième lignée

Figure I-13 : Peintures d’anthropomorphes en style Stick à l’abri EXF3 (Terre d’Arnhem) (© B. David)

Si la présence de tels vestiges dans des couches sédimentaires datant du Paléolithique supérieur permettent d’attester que l’arrivée des premiers Hommes sur le continent australien remonte à une date plus ancienne que celle avancée auparavant (Roberts et al., 1990, 1994), leur étude

physico-chimique n’en demeure qu’à ses premiers balbutiements (David et al., 2017b, 2017c) et à ce jour,

aucune étude tracéologique ou de reconstruction de leur histoire technologique n’a été réalisée. 2.3.2. Les « vestiges déchets » issus de la fabrication de la matière picturale Sous l’appellation « vestiges déchets » sont réunis les résidus de matière, colorante ou non, issus du travail de préparation de la matière picturale par abrasion, raclage, etc. La compréhension des résidus de matières colorantes et colorées considérés comme les déchets, des restes de préparation de matières premières nécessite un examen minutieux du contexte archéologique et du reste du matériel archéologique. Parmi ces vestiges, les matériaux brillants et les résidus osseux sont pris en compte et leur rôle au sein de la chaîne opératoire est examiné.

Les résidus de matière colorante

Les résidus de matière colorante possèdent comme leur nom l’indique un pouvoir colorant. Ils se présentent sous diverses couleurs (jaune, orange, rouge, brun, mauve, blanc, noir), morphologies et sont généralement de petite taille (entre 2 mm et 1 cm). Certains résidus montrent des facettes à bords arrondis tandis que d’autres révèlent des cassures plus ou moins anguleuses, qui constituent des indices potentiels liés à une préparation de la matière picturale à partir d’un bloc de matière colorante de taille plus importante. Dans la majorité des cas, aucune trace d’utilisation ne peut être mise en évidence sur ces résidus de matière colorante trouvés en fouille. Bien que considérés comme des « déchets » liés à la fabrication de la matière picturale, il est cependant délicat de prétendre que ces résidus de matière colorante aient fait l’objet d’une exploitation anthropique. Les résidus de matière colorante peuvent, en effet, se former in situ, si la géochimie du sol d’enfouissement est propice à la

formation in situ de minéraux riches en fer (Cornell et Schwertmann, 2003 ; Triat, 2010). Par ailleurs, l’altération chimique des parois et/ou des plafonds des abris rocheux combinée à des phénomènes de desquamation peuvent être à l’origine de la chute de petits fragments altérés issus de la roche mère sur le sol d’occupation. Les études géochimiques et taphonomiques aident alors à distinguer les matières colorantes formées in situ et celles introduites sur les sites.

Enfin, l’hypothèse de l’apport non volontaire, par exemple par l’intermédiaire de boues argileuses riches en fer collées aux pieds des Hommes ou sur les pattes des animaux, est également à considérer.

Les résidus de matière colorée

Les résidus de matière colorée s’apparentent à de petits fragments rocheux dépourvus de pouvoir colorant. Leur coloration peut être naturelle ou résulter de leur mise en contact avec des matières colorantes. Si la littérature archéologique fourmille de descriptions de résidus de poudre

colorante présents sur divers types de matériaux – tels des ossements (Thorne et al., 1999 ;

Delsate et al., 2009), des coquillages (d’Errico et al., 2005), des éléments de parure, des statuettes (Zinnen, 2004) – peu d’attention a été portée aux résidus de matière colorée. Pour cause, comme dans le cas des résidus de matière colorante, en l’absence de trace d’utilisation il est difficile de prétendre qu’ils aient été exploités par les Hommes. Seule une étude minutieuse du contexte archéologique et du reste du matériel archéologique peut permettre de vérifier si ce sont bien des déchets de préparation.

Les matériaux brillants

Des minéraux présentant un éclat brillant sont parfois retrouvés en contexte archéologique. Il est possible qu’ils aient été amenés sur le site en tant que « curiosité », du fait de leur brillance attirant le regard. En effet, l’originalité de ces matériaux conférait-elle une valeur symbolique particulière à ces derniers, les destinant ainsi à un usage spécial ? Salomon (2009) désigne par « curiosités » des objets non modifiés constitués de matières minérales exogènes et rapportés sur les campements et sites d’habitat. Se référant aux écrits de Marcel Otte qui envisage que « leur choix et leur transport manifestent le trouble qu’ils ont provoqué et sont peut-être à l’origine du sens symbolique qui leur fut conféré, comme c’est le cas d’objets analogues dans les sociétés primitives d’aujourd’hui » (dans Salomon, 2009:82), l’auteur énonce que le transport de ces matières a priori non utilitaires évoquerait ainsi une utilisation symbolique. Laure Dayet (2012) émet l’hypothèse que l’aspect spécifique des shales finement laminées, présentant un éclat brillant conféré par leur structure micacée, peut avoir contribué à leur sélection au moment de l’approvisionnement en matières premières par les Préhistoriques. La « brillance » apparaît ainsi, en plus de la couleur, comme un critère potentiel pour expliquer la collecte de tels matériaux et le choix de sources éloignées du site.

Les vestiges osseux

Des ossements humains peints sont parfois découverts dans certains sites archéologiques ; ils sont liés à des rites d’initiation ou des cérémonies funéraires (Thorne et al., 1999 ; Tomasini et al., 2015). Des restes osseux d’animaux ont également été mis au jour, liés à des préparations culinaires. Il n’est donc pas surprenant d’identifier des matériaux caractérisés par une composition chimique avec une teneur élevée en hydroxyapatite (phosphate de calcium), principal constituant minéral des os. Cette phase minérale a, par ailleurs, été détectée dans des peintures rupestres en Europe, ce qui soulève plusieurs hypothèses quant à sa présence. La principale hypothèse repose sur la possibilité que des fragments osseux aient été introduits accidentellement, telle une impureté, lors de la préparation de la matière picturale avec un outil en os ou lors de son application sur le support rocheux (Baffier et al., 1999 ; Chalmin et al., 2002 ; Gárate et al., 2004 ; Chadefaux et al., 2008 ; Arias et al., 2011). Une autre hypothèse suppose que l’hydroxyapatite puisse exister naturellement en mélange avec des argiles ou des matières premières (Lorblanchet et al., 1990). Par ailleurs, des analyses réalisées sur des peintures noires dans des sites postglaciaires du Sud-Est de la France ont mis en évidence une association d’hydroxyapatite et de withlockite, espèce minérale formée lorsque l’os est chauffé vers 600°C (Hameau et al., 2001). De même, la détection à plusieurs reprises de restes de dents dans la matière picturale à Tito Bustillo, en Espagne (de Balbín Berhman et González, 2009) et la présence de bois de renne dans des peintures à Lascaux (Chadefaux et al., 2008) ont contribué à alimenter l’hypothèse selon laquelle des fragments osseux étaient ajoutés intentionnellement dans la matière picturale.

L’étude des « vestiges déchets » peut mettre en exergue les critères de sélection des divers matériaux (matières colorantes, charges et liants) entrant dans la composition des recettes picturales. La quantité et la distribution des matériaux le long de la séquence stratigraphique d’un carré de fouille constituent des indices sur la chronologie et l’intensité d’épisodes artistiques au cours du temps. Par ailleurs, les changements de matériaux au cours du temps peuvent également fournir des informations sur une modification dans les pratiques artistiques, culturelles et/ou d’accès aux sources d’approvisionnement en matières premières.