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Vers l'abandon des structures thématiques comme structures lexicales

i) Persistance des notions thématiques dans les théories syntactocentriques

Dans cette partie, nous allons nous efforcer de présenter une théorie syntactocentrique de la structure argumentale. Une théorie syntactocentrique requiert que la génération syntaxique ne soit pas guidée par des exigences lexicales. En ce qui concerne plus particulièrement la structure argumentale, cela signifie que nous devons abolir les exigences de complémentation en termes de rôles thématiques localisés sur des items lexicaux (que ce soit sous forme de traits ou pas). Au contraire, nous devons dériver la structure argumentale de la syntaxe elle- même.

Pourtant, l'approche lexicaliste de la structure argumentale est conservée y compris par des théoriciens dont l'objectif est de définir la syntaxe comme autonome. Ainsi, les rôles thématiques sont conservés par exemple par Hinzen. En effet, Hinzen (2006b) argumente en faveur du maintien des rôles thématiques dans la théorie syntaxique. Il estime que le Critère Theta doit demeurer une contrainte sur les représentations syntaxiques, afin que les phrases suivantes puissent être bloquées pour des raisons grammaticales (p. 131) :

(2) * John stinks the room

Hinzen estime qu'une théorie qui placerait les contraintes interdisant ce type d'énoncés dans le domaine de la performance le ferait sans doute en suggérant que ces phrases posent des problèmes d'intelligibilité et non de grammaticalité. Et il ajoute que ce serait « la mauvaise prédiction ». A l'appui de cette remarque, il propose qu'il serait non pas difficile, mais impossible, de comprendre ce qu'est pour quelqu'un d'aimer sans aimer quelqu'un ou quelque chose, ce qui implique qu'une phrase comportant le verbe to love soit dotée d'un objet direct. Hinzen soutient en conséquence la nécessité de ce type de critère :

« We are stuck, then, with something like the Thematic Criterion, no matter how austere a minimalist framework we would prefer. Minimally, we would have to assume that verbs are idiosyncratically endowed with thematic features that the grammar must respect. » (2006b, p. 131)

Il ajoute le passage suivant :

« If Bill loves receives an interpretation at all, it is the interpretation that Bill loves someone or other. It is not merely hard to understand, that is, but outright impossible for someone to love, although not to love something or someone. » (p. 131)

Il nous semble qu'ici Hinzen justifie les structures argumentales des prédicats à partir de considérations externalistes : en effet, qu'aimer soit une action transitive est de toute évidence une remarque sur les actions externes d'amour. Or, les rôles thématiques ne sont pas supposés refléter les exigences métaphysiques de tel ou tel type d'actions, mais plutôt un sens idiosyncrasique ne retenant, de manière assez arbitraire, qu'une partie de ce qui est instancié dans les actions en question. Ainsi, de telles considérations sont en décalage avec l'approche internaliste que nous cherchons, tout comme Hinzen, à développer.

Quoiqu'il en soit, la question ici n'est pas celle de la justification (externaliste ou internatiste) des rôles thématiques, mais le simple fait qu'ils soient associés à des éléments du lexique. Supposer des exigences de structure argumentale des prédicats qui s'imposeraient la syntaxe nous semble incompatible avec notre projet car en rupture avec le syntactocentrisme. En effet, la dérivation syntaxique est dans ce cas très largement déterminée par des instructions externes et non par des contraintes émergeant de ses propriétés intrinsèques. La question que nous devons poser est alors celle de savoir s'il existe vraiment une quelconque exigence de complémentation de l'item lexical to love. En d'autres termes, nous devons nous

demander s'il est pertinent de considérer que les items lexicaux attribuent des rôles thématiques.

Notons qu'Hinzen souligne la nécessité de concevoir les rôles thématiques d'une manière configurationnelle, voire de réduire (« deflate ») les notions thématiques à des notions syntaxiques, dans l'esprit de Hale & Keyser (1993, 2002). Mais, ici, il faut indiquer avec Boeckx (2010, note 30) que le projet d'Hale & Keyser est lui-même encore largement lexicaliste (nous reviendrons bientôt sur cette théorie pour le montrer). Ainsi, si nous nous plaçons dans la continuité du projet de Hinzen, nous pensons que la réalisation du projet syntactocentrique dont il est le porteur implique un renversement de perspective sur la question de la structure argumentale. Pour remédier à cela, nous allons présenter à la fin de ce chapitre une théorie qui a pour objectif de construire la structure argumentale dans la syntaxe, et non de la projeter des items lexicaux, de quelque manière que ce soit.

Dans la section suivante nous allons examiner des arguments empiriques pour soutenir l'idée qu'il est nécessaire de supprimer les rôles thématiques de la théorie.

ii) Rôles thématiques et variabilité des relations argumentales

L'attribution par les prédicats de rôles thématiques pose problème non seulement théoriquement, comme on vient de le voir, mais aussi empiriquement, si on les envisage comme ancrés dans le lexique.

En effet, une théorie qui attribue au lexique la responsabilité de l'attribution des rôles thématiques n'autorise a priori pas de variations dans la manière dont se réalise dans des phrases la structure argumentale. C'est le cas plus généralement des théories fondant la structure argumentale sur un « lexique statique » (notion empruntée à Ramchand (2008)), c'est-à-dire un lexique qui n'autorise pas de transformations au sein du lexique avant insertion dans la dérivation syntaxique. Les théories appuyant la structure argumentale des prédicats sur des traits morphosyntaxiques sont, comme on l'a déjà signalé, particulièrement concernées par cette remarque sur la nécessaire rigidité de la structure argumentale. En effet, l'un des intérêts de postuler des traits morphosyntaxiques est de rendre compte de la structuration syntaxique à partir des items lexicaux de manière systématique. Si l'on perd cet avantage, alors les traits lexicaux perdent encore un peu de leur intérêt théorique, dont on a déjà souligné la relativité.

Or, force est de constater que la structure argumentale de nombreux prédicats est tout sauf stable. Il existe des variations multiples de la structure argumentale des prédicats, qui

doivent être expliquées. Examinons ces variations, qui constitueront la pierre de touche de notre discussion sur les différentes théories de la structure argumentale.

Le premier type de variation se manifeste par la variation du nombre d'arguments que peut prendre un prédicat :

(1) a. Jean mange un steak. b. Jean mange.

(2) a. Jean a vendu son vélo à Marie. b. Jean a vendu son vélo.

Il semble ainsi que les arguments des prédicats sont souvent optionnels, qu'ils peuvent être articulés ou pas en position de complément du prédicat sans nuire à l'acceptabilité de la phrase. Or, cela est en contradiction avec l'une des propriétés attachées à la notion même d'argument qui est précisément d'être requis pour que la phrase soit bien formée.

Une autre alternance importante est l'alternance dite causative, présente en anglais par exemple :

(3) a. The glass broke b. Bill broke the glass

Ici, non seulement le nombre d'arguments d'un même verbe varie, mais qui plus est, la position syntaxique de surface de l'argument incarné par « the glass » dans les deux phrases change.

L'anglais montre également une alternance dans les structures à double objets : (4) a. Bill gave a cake to Mary

b. Bill gave Mary a cake

On observe encore que certains verbes autorisent une alternance de l'objet direct et d'une phrase prépositionnelle :

(5) a. Perry hit the fence with the stick.

De plus, la catégorie syntaxique de certains arguments est également variable, comme dans l'exemple déjà donné dans notre discussion de Adger (2003) :

(6) a. Julie felt hot

b. Julie felt he was there c. Julie felt a twinge in her arm

Plus généralement, l'anglais montre un capacité d'alternance argumentale sur beaucoup de ses prédicats tout à fait fascinante, dont une théorie attribuant une structure argumentale aux items lexicaux aurait sans doute la plus grande difficulté à rendre compte. Par exemple, Ramchand (2008) propose le paradigme suivant :

(7) a. John ate the apple. b. John ate at the apple.

c. The sea ate into the coastline. d. John ate me out of house and home. e. John ate.

f. John ate his way into history.

Borer (2005) propose un paradigme présentant le même type d'alternances : (8) a. The factory horns sirened throughout the raid

b. The factory horns sirened midday and everyone broke for lunch c. The police car sirened the Porsche to a stop

d. The police car sirened up to the accident site e. The police car sirened the daylight out of me

Deux choses doivent être soulignées ici. D'une part, les phénomènes décrits fonctionnent bien pour l'anglais, beaucoup moins pour d'autres langues, comme le français. Est-il alors justifié de s'appuyer sur cette langue pour en conclure à la possibilité d'une grande variation de la structure argumentale et à son autonomie vis-à-vis de l'information lexicale ? Il nous semble que oui : d'une part, une hypothèse tout à fait légitime est que si l'anglais autorise une si grande variation, c'est que la Faculté de Langage l'autorise. Que le français n'instancie pas

des potentialités de variations aussi grandes peut avoir des raisons diverses, reposant par exemple sur une plus grande fixation conventionnelle des structures (voir la fin de notre partie III à ce propos). Notons par ailleurs que le français autorise un éventail de variations également considérable, sinon aussi large que l'anglais.

Ainsi les causatives anglaises se retrouvent dans des structures réflexives en français, ou dans des structures impliquant le verbe faire, comme dans :

(9) a. Pierre a cassé le verre. b. Le verre s'est cassé. c. L'eau a bouilli.

d. Pierre a fait bouillir l'eau.

On retrouve également le phénomène d'inversion de l'objet et de la phrase prépositionnelle :

(10) a. Pierre a tapé son frère avec le bâton. b. Pierre a tapé le bâton sur son frère.

Même le phénomène en (7) et (8) se retrouve partiellement en français, avec par exemple le verbe courir :

(11) a. Pierre court.

b. Pierre court le marathon. c. Pierre court les filles/les bars.

(11c) rappelle les structures en (7)/(8), instanciant une transitivisation distincte de celle présente en (11b).

Néanmoins, l'anglais comme le français n'autorisent pas de variations argumentales totalement libres, comme l'indiquent les exemples de variations apparemment impossibles :

(12) a. John arrived. b. * Bill arrived John. (13) a. Mary weighs 100 pounds.

b. * Mary weighs. (14) a. Pierre pèse 100kg. b. * Pierre pèse.

iii) Conclusions : exigences pour une théorie de la structure argumentale

Une théorie adéquate de la structure argumentale doit, en conséquence, satisfaire deux exigences : d'une part, la théorie doit rendre compte de la variabilité des structures argumentales qu'on vient de montrer, d'autre part, elle doit rendre compte des limitations de cette variabilité. La stratégie de certains syntacticiens, que nous reprendrons à notre compte et tenterons de développer dans la partie III, est de récuser toute contrainte syntaxique sur la structure argumentale et de reporter les limitations dans le domaine de la « connaissance du monde » (notion qui intervenait déjà dans le cadre de la présentation de la notion de stratégie d'interface à la fin de la première partie). Nous étudierons cette conception dans cette partie et surtout dans la suivante. Plusieurs théories existent néanmoins pour rendre compte de la variabilité : certaines s'appuient sur la sémantique lexicale, et se revendiquent par conséquent sémanticocentrées (section C) ; d'autres modifient la conception de la projection argumentale en associant aux items lexicaux, non une structure thématique, mais d'emblée une structure syntaxique, au sein de laquelle des transformations peuvent s'accomplir, ce qui permet en principe de rendre compte des variations (section D). Un théoricien comme Hinzen se place clairement dans cette dernière perspective, qui consiste fondamentalement à syntactiser les structures argumentales tout en continuant à les rattacher aux items lexicaux. Nous présenterons pour terminer une théorie plus radicale qui ne postule pas de relations systématiques entre structures syntaxiques argumentales et items lexicaux, mais conçoit les items lexicaux comme des éléments qui, syntaxiquement parlant, sont librement insérables dans les structures syntaxiques (section E).

C) Rendre compte la variation de structure argumentale par la