• Aucun résultat trouvé

La contrainte du sens par la syntaxe : exemples préliminaires

L'objet d'une approche syntactocentrique est de montrer que la syntaxe contraint la signification des phrases qu'elle génère. L'étude d'un certains nombre de phénomènes concrets révèle en effet que la syntaxe exerce de nombreuses contraintes sur l'interprétation : ici nous nous pencherons sur les effets interprétatifs révélés par l'« ambiguïté » syntaxique, les Principes de la Théorie du Liage et la portée de quantification.

i) « Ambiguïté » syntaxique

Certaines phrases sont parfois tenues pour « ambiguës » : une phrase ayant un certaine forme de surface peut revêtir une multiplicité de sens. Reinhart (2007) donne l'exemple suivant :

(1) L'investigateur a reçu deux livres d'Oxford

Cette phrase peut en effet signifier que l'investigateur a reçu deux livres, et que ces livres ont été envoyés d'Oxford, ou que les livres eux-mêmes sont « d'Oxford » (publiés par un éditeur d'Oxford par exemple), mais avoir été envoyés par une bibliothèque qui en disposait, par exemple, à Paris (ce type d'interprétation, mais pas la première, se retrouve dans « L'investigateur a perdu deux livres d'Oxford »).

D'où vient cette ambiguïté ? La théorie syntaxique permet de montrer que la structure syntaxique n'est pas elle-même ambiguë : à chacune des interprétations possibles correspond une structure syntaxique particulière, qui simplement ne se réalise pas dans des formes phonétiques distinctes. Ainsi, l'énoncé « L'investigateur a reçu deux livres d'Oxford » peut en fait être l'expression acoustique de deux expressions structurées de manières bien distinctes. En l'occurrence :

(2) [L'investigateur [a reçu [deux livres] [d'Oxford]]] (3) [L'investigateur [a reçu [deux livres [d'Oxford]]]]

En (3), [deux livres [d'Oxford]] forme un constituant inséparable, tandis qu'en (2), [[deux livres] [d'Oxford]] est scindé en deux constituants séparables. C'est pourquoi je peux reformuler (2) en disant « D'Oxford, l'investigateur a reçu deux livres » ou encore « C'est d'Oxford que l'investigateur a reçu deux livres », tandis que ces reformulations sont impossibles en (3). Ces tests font partie de ceux qui permettent de déterminer si tel syntagme est un constituant séparable, comme en (2), ou s'il fait lui-même partie d'un constituant plus large dont il est inséparable comme en (3).

Ainsi, deux configurations hiérarchiques distinctes apparaissent dans les représentations données, et occasionnent des sens différents pour les expressions. Ainsi, en (2), [d'Oxford] apparaît comme un complément de « recevoir » au même titre que « deux livres » : c'est le cas où les livres ont été envoyés depuis Oxford. En (3), en revanche, « d'Oxford » est un complément de « deux livres », et définit donc les livres comme étant « d'Oxford », il les caractérise comme « oxonien », mais ne dit rien sur le lieu d'expédition des ouvrages.

Ainsi, l'interprétation suit de la structure sous-jacente de la phrase, en fonction de ce dont le syntagme « d'Oxford » est un complément, et donc de la position syntaxique relative du syntagme dans la structure hiérarchique de la phrase. On n'est pas en face de « la même phrase » qui serait interprétée différemment pour des raisons sémantiques ou pragmatiques ; on a bien des phrases de structures syntaxiques différentes. Certes, du point de vue de l'auditeur, il s'agit bien d'un seul et même signal acoustique, et il devra sans doute employer des éléments pragmatiques pour déterminer quelle phrase particulière le locuteur vient d'énoncer. Mais il s'agit bien de déterminer laquelle des deux structures possibles est en jeu ; il y a une signification particulière fondée sur la structure qu'il doit attribuer à l'énoncé pour pouvoir être dit l'avoir compris.

ii) Portée du quantificateur

Un autre phénomène intéressant de dépendance de l'interprétation à la structure est celui de la « portée du quantificateur » qui dépend, dans certains cas, d'une « montée du quantificateur ». Les expressions quantifiées sont des expressions comportant un syntagme nominal quantifié, tel que « Tous les hommes marchèrent ».

comportant deux quantificateurs, telles que :

(1) Un médecin a examiné tous les étudiants

(1) peut recevoir deux interprétations : soit c'est le même médecin qui a examiné l'ensemble des étudiants, alors « un médecin » est dit avoir « portée large » sur « tous les étudiants », soit tous les étudiants ont été examinés par un médecin, mais ce médecin n'est pas nécessairement le même pour chaque étudiant, et alors c'est « tous les étudiants » qui a portée large sur « un médecin ».

L'idée est que la portée appropriée se réalise à travers un mouvement qui place le quantificateur dans la position où il aura la portée adéquate. Ainsi, on aura soit :

(2) [Un médecin [a examiné [tous les étudiants]]] (3) [Tous les étudiants [Un médecin [a examiné [t]]]]

Évidemment, ce mouvement n'est pas réalisé phonétiquement, mais l'hypothèse est qu'il existe bel et bien dans la structure syntaxique sous-jacente des expressions. Cela reste néanmoins à démontrer pour qu'on puisse considérer cet effet interprétatif comme un effet suivant réellement de la syntaxe. Fox (2003) donne une série d'arguments en faveur d'un tel mouvement syntaxique.

D'abord, Fox énonce la Contrainte sur la Structure Coordonnée (Coordinate Structure

Constraint) qui énonce qu'un mouvement à partir d'une conjonction est impossible, comme le

montre la phrase suivante pour le cas des syntagmes interrogatifs : (4) a. Which professor does John like t?

b. *Which professor does John [[like t] and [hate the dean]]?

Or on retrouve le même effet pour l'extraction d'un syntagme quantifié, comme dans : (5) a. A (different) student likes every professor. ( > ) ( > )∃ ∀ ∀ ∃

b. A (#different) student [[likes every professor] and [hates the dean]] ( > ) *( > )∃ ∀ ∀ ∃ Tandis que l'ambiguïté de portée apparaît dans (5a), elle n'est pas possible en (5b) où, nécessairement, un seul et même étudiant aime tous les professeurs (ce qu'indique le symbole

#, qui montre que l'ajout du terme « different » est impossible dans le contexte de la phrase (5b), contrairement à ce qui apparaît en (5a)), c'est-à-dire que le quantificateur existentiel prend nécessairement portée haute. La Contrainte sur la Structure Coordonnée implique que le quantificateur universel, dans la mesure où il apparaît dans une conjonction, ne peut s'en extraire pour prendre portée haute. Donc, si la portée du quantificateur dépend effectivement d'un mouvement syntaxique, alors cela permet de rendre compte du fait que l'interprétation avec portée haute de « every professor » est impossible en (5b). Par contraste, cela soutient l'hypothèse que dans (5a) par exemple, il y a un mouvement du quantificateur universel qui permet d'obtenir la lecture avec portée large de « every professor ».

Un autre phénomène exploité par Fox est le phénomène de Suppression de l'Antécédent Contenu (Antecedent Contained Deletion, ou ACD). Ce phénomène est un cas particulier d'ellipse du syntagme verbal (VP-Ellipsis) comme (6), où le segment entre crochets peut être élidé et ne pas être prononcé (mais est néanmoins articulé en syntaxe sous-jacente) :

(6) First, John talked to Mary. Then, Bill did [talk to Mary]

En (6), on ne peut supprimer le VP dans la deuxième phrase et le remplacer par l'elliptique « did » qu'à une condition définie comme le « parallélisme » :

(7) « Parallelism: VP1 can be deleted only if the discourse contains a pronounced VP2

(the antecedent VP) such that VP2 is syntactically identical to VP1. »

En (6), on a effectivement un tel parallélisme entre un VP2 « talked to Mary » et un VP1

« talk to Mary ».

Or, dans les cas d'ACD, il semble que la condition de parallélisme ne soit pas respectée, comme le montrent les exemples en (8), qui sont pourtant tout à fait acceptables :

(8) a. I [VPantecedent read [a book [that you did <read t>]]].

b. I [VPantecedent gave [every book [that you did <give t to Mary>]] to Mary].

c. I [VPantecedent wanted to be in [the city [that you did <wanted to be in t>]]]

Dans ces cas d'ACD, comme le nom du phénomène l'indique, le VP supprimé est contenu dans le VP antécédent. Un sous-constituant ne pouvant pas être identique au constituant qui l'inclut, il n'y a pas possibilité, semble-t-il, de parallélisme.

Mais, si l'on accepte l'hypothèse de la montée du quantificateur, le problème peut être résolu. Dans ce cas en effet, les expressions en (8) aurait les structures sous-jacentes en (9) :

(9) a. [a book [that you did <read t>]] I [VPantecedent read t]

b. [every book [that you did <gave t to Mary>]] I [VPantecedent gave t to Mary].

c. [the city [that you did <wanted to be in t>]] I [VPantecedent wanted to be in t ]

Ici, on extrait le syntagme quantifié du VP antécédent, et ce faisant, on évite qu'il soit contenu dans ce VP antécédent en structure sous-jacente. En conséquence, on peut supprimer un VP à l'intérieur du syntagme quantifié qui est identique au VP antécédent une fois l'extraction accomplie.

Dans ce cadre, la montée du quantificateur n'est plus seulement un moyen de déterminer un certain sens de manière compositionnelle, elle est aussi le moyen indispensable de ne pas trahir une contrainte formelle attestée par ailleurs (le parallélisme).

Une telle hypothèse demanderait à être davantage étayée. Néanmoins, elle permet de rendre compte de la différence de sens d'un énoncé à l'aide d'une différence structurale sous- jacente, et d'un mécanisme (le mouvement) par ailleurs attesté dans l'économie des dérivations syntaxiques.

iii) Les conséquences sémantiques de la c-commande et les principes de la théorie du liage

Des effets sémantiques de la syntaxe particulièrement intéressants sont ceux associés aux principes de la théorie du liage, fondés sur la notion structurale de c-commande. Ces effets sur le sens des expressions sont tout à fait imprévisibles d'un point de vue purement sémantique : aucune raison ne semble les fonder. En conséquence, ils sont de bons indices en faveur du syntactocentrisme, dans la mesure où ils ne peuvent être fondés que sur des causes syntaxiques.

Commençons par définir la relation de c-commande. Adger (2003) définit la c- commande de la façon suivante : un nœud A c-commande un nœud B, ssi a) soit A est la sœur de B ; b) soit la sœur de A contient B. Deux éléments d'une structure syntaxique sont sœurs si elles sont immédiatement dominées par un même nœud. Adger illustre le phénomène de c- commande à l'aide du schéma suivant :

Ici, par exemple, X et Y sont sœurs, et donc se c-commandent réciproquement, mais ne c-commandent que l'autre, et aucun autre constituant. Mais Z par exemple c-commande S qui est sa sœur, mais aussi W et R qui sont contenus dans S, mais il ne commande pas X et Y (qu'il ne fait que dominer). Attention : T n'a pas de sœur, puisqu'il est le nœud dominant l'ensemble de l'arbre, et par conséquent il ne c-commande rien.

On peut définir la c-commande de la façon suivante : « X c-commande Y si X ne domine pas Y et si le premier constituant Z qui domine X domine Y. » (Pollock, 1997)

Venons en maintenant aux conséquences sémantiques de cette relation, qui apparaît être purement structurale et qui ne semble avoir aucune raison d'engendrer quelque effet sémantique que ce soit.

Les conséquences sémantiques les plus connues de cette relation de c-commande sont les

principes de la théorie du liage, et notamment du principe C. Ces principes sont

remarquables car, comme leur nom l'indique, ils sont des principes et ils sont donc universels : on les retrouve dans toutes les « langues » (en français, en japonais, en Swahili, etc.), et dans tous les idiolectes, sans exception connue à ce jour. De plus, des données psycholinguistiques sur de jeunes enfants montrent que ce savoir est inné (Crain & Pietroski (2001)).

Commençons par définir la notion de domaine syntaxique, par rapport à laquelle sont définis les principes qui nous intéressent : « le domaine syntaxique d'un terme X est l'ensemble des constituants que X c-commande. » (Pollock, 1997)

Cela permet de définir le principe C de la théorie du liage : ce principe établit que « un syntagme nominal pleinement référentiel ou expression-R comme Jean, l'homme, etc., ne peut être dans le domaine d'un terme portant le même indice. » (Pollock 1997), c'est-à-dire que ce syntagme ne peut être c-commandé par un terme de même indice. Ici la notion d'« indice » renvoie à l'indexation d'un terme contraignant sa « référence » : deux termes coindexés devront avoir la même « référence » dans l'interprétation (mais « référence » ne doit pas être comprise en un sens externaliste). Ainsi, comme on va le voir, on a des

contraintes fortes sur la coindexation et donc la « coréférence », donc des contraintes sur le

sens, qui émanent de relations fondamentalement syntaxiques. Ainsi, le principe C qu'on vient

d'énoncer explique le paradigme suivant :

(1) a. * Ili trouve que Jeani est intelligent

b. Jeani trouve qu'ili est intelligent

c. La femme qu'ili aime trouve que Jeani est intelligent

d. Sai mère trouve que Jeani est intelligent

Ce paradigme est tout à fait remarquable. On pourrait penser à partir du seul exemple (1a) qu'un nom propre ne peut pas suivre linéairement un pronom coindexé. Mais cela est contredit par (1c) et (1d), où des pronoms précèdent le nom propre sans que cela pose le moindre problème. Par conséquent, on doit faire appel à des notions hiérarchiques et non

linéaires pour rendre compte du phénomène. En l'occurrence, on doit recourir au principe C,

qui est lui-même fondé sur la notion de c-commande.

En effet, selon le principe C fondé sur la notion de domaine et de c-commande, Jean est c-commandé par le pronom et se trouve donc dans son domaine dans la seule phrase (1a). Partout ailleurs, le pronom se trouve enfoui au sein d'un constituant c-commandant le nom propre Jean, et par conséquent ne le c-commande pas lui-même.

On appelle un tel principe un principe de la « théorie du liage » car on appelle la relation entre un élément et un autre, qui est dans son domaine en position d'argument (objet, sujet...) et coindexé avec lui, une relation de liage : ainsi on peut reformuler le principe C en disant qu'une « expression-R ne peut être liée » (Pollock 1997), où « expression-R » signifie « expression référentielle », dont le cas paradigmatique est le nom propre.

Il existe deux autres principes de la théorie du liage, les principes A et B, touchant respectivement aux « anaphores » (les pronoms réflexifs) et les pronominaux.

Ces principes sont illustrés par le paradigme suivant : (2) a. Jeani espère que Marie lei trouve beau

b. * Jeani espère que Marie sei trouve beau

c. * Jeani lei voit dans la glace.

d. Jeani sei voit dans la glace.

ce paradigme. On peut en rendre compte à travers les deux principes suivants : Principe A : une anaphore [= un réflexif] doit être liée dans un domaine local Principe B : un pronominal doit être libre dans un domaine local

Ici encore, certaines interprétations sont bloquées en fonction de la position syntaxique de certains pronoms au sein d'une structure de phrase. Nous avons donc, là encore, des effets sémantiques corrélés à des structures syntaxiques.

iv) Conclusions

A travers ces différents exemples on constate que des phénomènes syntaxiques contraignent des aspects de l'interprétation des expressions : la structuration d'une expression restreint l'espace possible de ses interprétations. Cela indique que la thèse d'autonomie de la syntaxe, que Jackendoff (2002) concevait comme l'absence de tout lien entre syntaxe et sémantique, doit être vue comme la thèse selon laquelle la syntaxe n'a pas de cause sémantique, mais qu'elle peut avoir en revanche des effets sémantiques. Or, une telle configuration, où la syntaxe est non déterminée mais déterminante sémantiquement, ouvre la voie à la notion de syntactocentrisme qui affirme la centralité de la syntaxe au sein de l'architecture du langage.