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Chapitre 3 – Autres manuscrits

3.2 Troisième témoin : le manuscrit de Turin, BNU, L II 14

3.2.3 La Vengeance dans le manuscrit G

Il semble que dans ce manuscrit également, la Vengeance Nostre Seigneur occupe une place de premier plan : d’abord, elle sert directement de lien narratif entre les textes de l’histoire sainte et les cycles épiques grâce au personnage de saint Seurin ; de plus, elle clôt la section de textes religieux dans le recueil et sa place n’est pas choisie au hasard puisque du point de vue générique, ce texte relève à la fois du domaine épique et du domaine religieux. C’est cette histoire qui reste en tête lorsque le lecteur se plonge dans les aventures des Lorrains et la chanson de geste peut ainsi servir de pont entre les deux parties principales du recueil, la section sur l’histoire sacrée et la section épique. La Vengeance est le texte parfait pour jouer ce rôle, puisque nous avons montré précédemment que ses attaches génériques lui permettent de se fondre dans les deux catégories. De plus, le récit des batailles des empereurs romains pour la vengeance du Christ ne pourrait être mieux choisi en termes de contenu. Les matériaux exploités dans cette chanson s’adaptent parfaitement entre les deux grandes sections du recueil.

Comme dans les deux autres manuscrits, on observe que la Vengeance Nostre Seigneur a un comportement particulier : pour la troisième fois, un récit de la vengeance du Christ se retrouve dans un autre des textes du recueil. Ici, il s’agit d’un passage à la fin de la Vie de Judas où le narrateur rappelle les conséquences qu’aura plus tard la trahison de Judas, notamment sur Jérusalem qui sera détruite par Vespasien et Titus. La Vie de Judas suit directement dans le manuscrit une Vie de Pilate en vers (unicum de ce manuscrit) qui fait le récit de la vie de Pilate en rappelant fortement la version qu’on trouve dans le manuscrit de Paris, BnF, fr. 1553 (Si

comme Pylates fu engenrés en la fille un mannier), si ce n’est qu’elle ne fait aucune mention de la

vengeance de Vespasien et de la guérison de l’empereur par le voile de Véronique. Le récit s’arrête à la Passion du Christ, qui n’est pas élaborée : « De se mort, de se passion, / Ne ferai mie

mention ; / Conment il morut cesques / Asses de fois oit l’aues.162 » (v. 479-482). Les divers éléments de la vie de Pilate sont toutefois les mêmes : ses parents sont Pyle, la fille d’un meunier appelé Atus, et Tirus, le roi de Mayence (la demoiselle ne connaissant pas le nom du père de l’enfant, elle lui donne son nom combiné au nom de son père à elle : Pylatus) ; il est envoyé à la cour du roi où, pendant son enfance, il tue son frère, fils de la reine, par jalousie ; il est ensuite envoyé à Rome où il tue le fils du roi de France ; il quitte Rome pour le Pont (d’où Ponce Pilate) puis devient préfet de Jérusalem, où il s’associe à Hérode et condamne Jésus à mort.

Dans ce cas, c’est la Vie de Judas, qui suit de façon très naturelle la Vie de Pilate, qui se chargera de rappeler la conclusion de ce récit, déjà élaborée dans la Vengeance Nostre Seigneur. Les deux textes se font écho principalement en ce qui a trait aux motifs littéraires convoqués. L’histoire de Judas raconte ceci : au temps où Hérode régnait sur la Galilée et Pilate sur la Judée, un homme du nom de Ruben, de la lignée de Judas, était mariée à une femme appelée Chiboire. Une nuit, la femme rêve qu’elle aura un fils mauvais qui causera la honte et la souffrance du peuple juif. Elle raconte son rêve à son mari, qui prévoit tuer l’enfant s’il vient à naître. Quand sa femme donne naissance, Ruben n’ose pas tuer le nourrisson ; il le dépose dans un panier qu’il laisse aller dans la mer. Le panier se rend jusqu’à une île nommée Quarioch, Escarioch ou Cariot. La reine de ce pays le trouve sur la plage et, voyant le bébé très beau, décide de l’adopter car elle- même croit ne pas pouvoir avoir d’enfant. Pensant que le petit vient de Judée, elle décide de l’appeler Judas, et le nom de l’île lui restera comme surnom. La reine a finalement un fils naturel et les deux enfants sont élevés ensemble. Un jour ils se chamaillent et la reine dit à Judas qu’il a été trouvé dans la mer, qu’il n’est pas son fils. Sachant cela, Judas tue le prince légitime avant de s’enfuir à Jérusalem où il se met au service de Pilate. Un jour, Pilate aperçoit un pommier magnifique et demande à Judas d’aller lui cueillir des pommes. Le pommier appartenait à Ruben,

qui sort pour arrêter le voleur ; c’est alors que Judas tue son père dans l’altercation qui s’ensuit, avant de s’enfuir. Tout le monde pense que Ruben est mort de causes naturelles, et sa femme Chiboire est maintenant une riche veuve : Pilate s’avise de la donner en mariage à Judas, contre le gré de celle-ci. Lorsqu’elle raconte à Judas qu’elle a dû jeter son fils à la mer, il comprend qu’il a tué son père et épousé sa mère. Elle lui dit d’aller suivre Jésus, c’est la seule façon d’obtenir le pardon pour ses péchés. Judas devient donc le trésorier des apôtres, et il vole à la fois les pauvres et le Christ. Un jour, Marie Madeleine amène un onguent odorant et cher pour mettre sur les pieds de Jésus, et Judas s’irrite qu’il ne l’ait pas plutôt vendu, en prévoyant garder l’argent pour lui. Il se dit qu’il doit compenser cette perte et se propose de vendre le Christ pour retrouver cet argent. Le narrateur rappelle que la trahison était prévue et que Judas aura entraîné la disgrâce du peuple juif, qui sera puni lorsque Vespasien viendra venger Jésus, aux vers 637 à 652 :

Voirs fu que par sa traïson Furent Jui a destruction ; Car par Ihu Crist qui moru, Vaspasiens sus lor couru,

Et pour se mort qu’il vaurra vengier Donra trente Juis a denier.

Adont furent entre en mal en Li cites de Iherusalem : En fu voire la prophesie Du bon prophete Geremie, Que tant Iherusalem ploura. Onques porte n’i demoura Qui toute ne fust abatue, Et arsee et confondue.

Vaspasiens pour Ih<es>u Crist Tous les Juis tua et prist163.

Cette Vie de Judas n’est conservée que dans le manuscrit de Turin ; il est fort possible qu’elle, tout comme la vie de Pilate qui la précède, ait été rédigée spécialement pour ce recueil, ce qui

explique la présence de cette interpolation : l’auteur, s’il est aussi un des copistes du manuscrit, avait certainement en tête la Vengeance Nostre Seigneur – puisqu’elle a été insérée à un endroit charnière dans le volume, servant de lien entre l’histoire sacrée et les textes épiques – lorsqu’il a terminé sa Vie de Judas et a inséré un rappel des conséquences de la trahison pour conclure son dernier texte.

Bien qu’on ne puisse pas vérifier matériellement si les deux derniers textes actuels du recueil G ont fait partie du projet original, il semble logique que cette Vie de Judas ait dû clore le recueil, d’abord à cause de la présence du colophon mais aussi, et surtout, à cause justement de cette intégration du récit de la vengeance de Vespasien à la toute fin du recueil. Ainsi, le rappel agit à la fois comme une conclusion efficace et comme un épilogue moralisateur au grand projet épique et sacré que constitue le recueil de Turin, rendant ainsi inutile l’ajout des deux pièces qui le suivent (peut-être des ajouts postérieurs), le Dit de l’unicorne et du serpent et La Housse

partie.