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Chapitre 3 – Autres manuscrits

3.1 Deuxième témoin : le manuscrit de Paris, BnF, fr 1374

3.1.3 La Vengeance dans le manuscrit A

Cela dit, on peut tout de même trouver des liens autres que thématiques ou génériques entre les textes du manuscrit A. La Vengeance Nostre Seigneur est une pièce encore une fois centrale, dont la place n’a pas été choisie au hasard. La chanson de geste semble, dans ce manuscrit, reproduire ce comportement qu’on lui attribuait dans le manuscrit B, cet effet de rayonnement dans les textes alentours. Dans ce cas, nous retrouvons dans Girart de Vienne une mention de la vengeance du Christ. Girart de Vienne est une chanson de geste qui raconte l’histoire des fils de Garin de Monglane, dont Girart est le cadet. Son frère Renier et lui se rendent à la cour de Charlemagne, où ils obtiennent chacun un fief après avoir donné un bon service au roi : Renier part pour Genève et aura deux enfants, Olivier et Aude ; Girart, de son côté, est promis à la veuve du duc de Bourgogne, mais lorsque le roi aperçoit la dame, il tombe amoureux et trahit sa parole pour l’épouser lui-même, en donnant à Girart en échange le fief de Vienne. Mais la dame est déçue car elle préfère Girart à Charlemagne, et voyant qu’elle ne peut le convaincre de l’épouser à l’insu de son roi, elle le déshonore en lui faisant baiser son pied alors que Girart veut rendre hommage à l’empereur, ce qui sera la cause d’une guerre sanglante entre les deux hommes. Lorsqu’ils sont mis au courant de l’affront, les frères et neveux de Girart se rassemblent et vont réclamer à Charlemagne la punition de la reine ; celui-ci réplique que Girart et Renier n’ont pas rendu leur service féodal. L’empereur assiège Vienne pendant plus de sept ans, sans réussir à prendre la ville. Malgré plusieurs batailles, aucun des deux camps ne semble l’emporter, jusqu’à ce que Charlemagne parte à la chasse et soit kidnappé par les Viennois, informés par un espion des déplacements du roi. Plutôt que de tirer avantage de cette capture, Girart s’humilie devant son empereur, et celui-ci choisit de tout pardonner et de se réconcilier

avec l’ensemble de la famille, ce qui mettra fin à la grande bataille entre les clans. Or, à un certain moment durant le siège, les deux armées décident d’organiser un combat entre Roland, neveu de Charlemagne, et Olivier, neveu de Girart, pour décider de l’issue de la guerre. Ce combat durera plusieurs heures mais aucun des deux n’en sera vainqueur et les deux hommes vont plutôt se lier d’amitié à la fin de la journée. C’est à la laisse 135 (sur 192), alors qu’Olivier se prépare pour le combat, qu’intervient le court passage qui mentionne Vespasien : un vieux Juif nommé Joachim présente une armure à Olivier, et on introduit ce personnage en disant qu’il habite Vienne depuis le temps de Pilate, qui a mis Jésus sur la croix mais dont Vespasien s’est bien vengé :

Si com armer se dut li gentiuz atant ez vos .i. Juïf, Johachin :

blanche ot la barbe ainsi com flors de lis. Puis cele hore que Pilate fu pris,

per cui Jhesu ot esté en crois mis,

mais plus an prist venjence, ce m’est vis, Vaspasïens, l’emperere gentiz,

car il fist pandre, si com dist li escriz, en Jherusalem, la cité seignori, defors la vile furent trestuit ocis. Tres icele ore que je vos devis, fuiant Vïanne cil Juys, Joachins149

Pamela Gehrke relève cet extrait et signale que si la présence de ces deux textes dans le manuscrit pourrait être une coïncidence, leur juxtaposition suggère une sélection délibérée par quelqu’un qui connaissait assez bien les deux œuvres pour se rappeler de ce passage du Girart de Vienne. Cela produit une connexion entre les villes de Vienne et de Jérusalem et fait de la Vengeance un antécédent historique à Girart.150 Effectivement, une coïncidence serait surprenante, surtout que la Vengeance Nostre Seigneur précède immédiatement Girart de Vienne dans ce recueil, ce qui

149 Paris, Bibliothèque nationale de France, français 1374, fol. 121rb19-31. 150 Pamela Gehrke, op. cit., p. 63.

fait que ce court passage lie étroitement les deux textes en rappelant les événements déjà connus du lecteur et frais à sa mémoire. Contrairement à ce qu’on retrouvait dans le manuscrit B, la référence à Vespasien n’est pas étrangère à la tradition de Girart de Vienne. Ce passage se retrouve en effet dans d’autres témoins qui ne contiennent pas de copie de la Vengeance. Mais le choix de rassembler ces deux textes ici nous semble hautement significatif, même si la démarche n’est pas la même que dans le recueil B. L’interférence est d’ailleurs double, puisque la

Vengeance fait elle-même une place à la ville de Vienne qu’elle désigne comme lieu d’expiation

des péchés de Pilate : c’est là qu’il sera pendu par les pieds dans un puits pendant deux ans, avant d’être jeté dans une rivière. Alors que Jérusalem est la cité du vice, Vienne représente dans ce manuscrit la ville de la justice, celle qui punit le coupable mais aussi celle qui parvient à résister au siège impérial, puisqu’elle est dans son bon droit, ce que Jérusalem n’a pas pu accomplir. De plus, les deux villes ainsi opposées sont bien représentées par leurs dirigeants ; Jérusalem tombe avec Pilate, qui finira sa vie à Vienne, alors que cette dernière résiste et finit triomphante, comme Girart qui, s’il ne part pas pour Jérusalem, quitte tout de même sa ville pour partir en guerre contre les Sarrasins qui ont envahi la Gascogne.

Nous retrouvons ici un processus de reprise similaire à celui qui se produit dans le prologue des Sept sages de Rome du manuscrit B : une pièce qui n’a pas de lien apparent avec la

Vengeance y fait tout à coup référence de façon inattendue. Le texte de la Vengeance Nostre Seigneur semble ainsi se glisser dans les textes l’entourant, montrant que des juxtapositions de

textes ont pu être suggérés par des grands thèmes, comme celui de la vengeance de la Crucifixion. Dans ce cas, bien sûr, le processus d’intégration est différent : on ne lie pas les textes entre eux en y ajoutant des références, mais on choisit soigneusement des textes qui se font déjà fortement écho et on les juxtapose, jouant avec l’effet d’ensemble. Puisque la référence à la

Vengeance est le propre de toute la tradition du Girart de Vienne, on dirait que celle-ci a pu

orienter, en amont, la combinaison des textes, que ce soit directement dans notre manuscrit ou dans son modèle. Ces deux textes ont été choisis pour circuler ensemble, entre autres raisons grâce à cette référence.