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Chapitre 2 – La Vengeance Nostre Seigneur

2.3 La Vengeance Nostre Seigneur dans le manuscrit B

2.3.2 Le rayonnement

La présence de ces quatre récits ou mentions de la même légende dans un intervalle très rapproché – trois mentions en six textes [nos 16 à 21], sur les 51 du recueil, plus une autre au

début du manuscrit [texte 8] – montre un intérêt considérable pour ce thème de la part des concepteurs du ms. B. L’interpolation de la vengeance de Vespasien dans les Sept sages agit comme une prolepse pour le lecteur, racontant brièvement ce qui viendra bientôt et introduisant à l’avance les protagonistes de la chanson de geste. Il semble significatif que les versions les plus courtes soient les premières : une simple mention dans le guide de Terre sainte, et quelques dizaines de vers dans le Roman des sept sages ; ainsi elles agissent comme un aperçu croissant de ce qui viendra, pour aiguiser la curiosité du lecteur. À l’inverse, la version en prose dans la Vie de

113 Denys Pringle, « Itineraria Terrae Sanctae minora : Innominatus VII and its Variants », Crusades, vol. 17, 2018, p. 39-89.

Pilate vient, à la suite de la chanson de geste, rappeler la même histoire pour souligner son

importance, tout en revendiquant son lien codicologique avec elle, comme l’indiquent les toutes dernières lignes du texte : « Et apriés, quant Vaspasianus eut congié de Cesayre de prendre venganche de tous chiaus ki avoient destruit Jhesu par envie, il retorna en Galisce, et assamblés tout son pooir, et venga Diu ensi con vous avés oï desus.115 » La Vie de Pilate offre également un changement significatif de point de vue, dès la rubrique : De Vaspasien devient Si comme Pylates

fu engenrés en la fille un mannier. L’attention glisse d’un personnage à un autre, mais, alors que

le nom de Vespasien suffit pour intituler le texte, celui de Pilate doit être accompagné d’une description péjorative concernant sa naissance et ses ancêtres. On l’oppose ainsi dès l’intitulé à Vespasien, empereur romain assez connu pour que son nom implique d’ores et déjà une lignée grande et noble, alors que Pilate est associé immédiatement à des origines honteuses. Enfin, la version en prose dans la Vie de Pilate, plus courte (elle ne couvre qu’un peu plus de deux feuillets), vient clore le chapitre sur la légende en rappelant les événements significatifs et en laissant de côté le récit de la destruction de Jérusalem, qui occupait la majeure partie de la chanson de geste : elle se concentre plutôt sur la vie, la punition et la mort de Pilate, désigné comme principal coupable.

La surutilisation de la légende de la destruction de Jérusalem dans le ms. B montre deux tendances complémentaires du recueil. D’abord, sa tendance cumulative : dans la Vengeance et dans la Vie de Pilate, la même histoire est racontée, avec des accents et des points de vue différents, certes, mais les développements sont les mêmes. Cette disposition, insouciante du doublon, indique une volonté de thésauriser les textes qui est perceptible à l’échelle du recueil et agit comme l’un de ses moteurs116. L’autre tendance du recueil est celle du bourgeonnement des

115 Eugenio Burgio, art. cit., p. 125.

thèmes et des motifs, qu’on perçoit, pour la vengeance de la Crucifixion, dans le Roman des sept

sages et dans le guide de pèlerinage en Terre sainte. Dans ces textes, la légende est rappelée en

tant qu’interpolation ou développement secondaire et montre qu’un thème important dans le manuscrit peut resurgir dans d’autres textes, même si ce n’est qu’en mention. De cette façon, le recueil exploite autant qu’il le peut les thèmes qu’il souhaite mettre de l’avant, même s’il doit pour cela intégrer la légende dans des textes à la tradition autonome comme le Roman des sept

sages, qui n’ont à priori pas d’intérêt pour la destruction de Jérusalem.

Trois occurrences de la légende apparaissent dans la même section du recueil, celle qui contient les textes 14 à 30 (fol. 288 à 436). Cette section est, à première vue, une des plus hétérogènes du recueil, car elle contient quinze textes en prose ou en vers, qui semblent avoir peu en commun excepté le fait d’être picards et de dater du XIIIe siècle. Nous pouvons maintenant ajouter le thème de la vengeance du Sauveur qui joue un rôle liant dans cette section de recueil, puisque la légende se trouve, sous une forme ou une autre, dans les textes 3, 5, et 8 de cette partie qui en contient quinze. Gabriele Giannini a montré que cette section contient une « suite cohérente de légendes chrétiennes » axées autour du thème du suicide et de la punition des responsables de la mort du Christ – la Vengeance, la Vie de Pilate, mais aussi les Vies de saint

Pierre et saint Paul, qui traite entre autres des cruautés de Néron, dont le suicide forcé de

Sénèque, et la Vie de Second le philosophe, qui raconte son altercatio avec Hadrien117. Ces textes ont également en commun de mettre en scène les empereurs romains des premiers siècles et de reprendre les matériaux de l’Historia apocrypha118 qui traite des sujets de toutes ces pièces. Le thème plus précis de la destruction de Jérusalem rappelé dans trois des textes s’insère parfaitement dans la thématique plus large décrite par Giannini et vient sceller le lien entre les

117 Gabriele Giannini, La vie de sainte Agnès, éd. cit. 118 Joachim Knape, éd. cit.

textes qui composent cette partie du recueil.