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Contexte de circulation : la polémique juive

Chapitre 2 – La Vengeance Nostre Seigneur

2.2 La Vengeance Nostre Seigneur

2.2.3 Contexte de circulation : la polémique juive

La Vengeance Nostre Seigneur apparaît et circule à un moment où les polémiques entre juifs et chrétiens sont assez vives, au moins dans le nord de l’Europe occidentale. Le haut Moyen Âge avait été une époque plutôt tolérante pour la cohabitation entre juifs et chrétiens : « Au début du Moyen Âge, la situation est ouverte : on peut encore parler d’une “concurrence missionnaire”,

95 François Suard, op. cit., p. 144. 96 Ibid., p. 99.

peut-être jusqu’au XIIe siècle97 », entre les deux religions. Cependant, à partir de la première croisade (1096-1099), la situation se complique. Les croisés mènent des attaques très violentes contre des communautés juives, qu’ils prennent totalement au dépourvu tant les membres de ces communautés considéraient leur intégration accomplie. Ce faisant, les croisés déplacent l’objectif initial de la croisade – reprendre la Terre sainte aux musulmans – et intègrent tous les non- chrétiens dans ceux qu’ils considèrent ennemis. Tout au long du XIIe siècle, la situation se détériore. « Lors de la seconde croisade, en 1146, la même menace commence à se dessiner ; mais l’intervention tout à fait nette de saint Bernard, abbé de Clairvaux, empêche que se reproduisent des persécutions.98 » La façon dont les chrétiens perçoivent les juifs se modifie lentement et des rumeurs circulent, notamment à propos de meurtres rituels. Un autre des problèmes qui survient est celui de l’usure. L’Église interdit aux chrétiens de travailler avec l’argent ; les juifs occupent donc naturellement les métiers de prêteurs et d’investisseurs, ce qui ne pose pas vraiment de problème au XIIe siècle, mais qui dérange de plus en plus au XIIIe, « à un moment précisément où leur rôle économique connaît (du moins en Europe du Nord) un déclin très net et où, en France et en Angleterre, ils ne sont plus que de petits prêteurs sans envergure.99 » Les juifs sont socialement isolés à la suite des dispositions prises au cours de plusieurs conciles, notamment celui de Latran IV (1215) et celui de Narbonne (1227), qui émettent différentes mesures : « interdiction aux juifs de sortir durant la Semaine sainte ; aux chrétiens de consommer des repas avec des juifs ; pas de recours aux médecins juifs ; pas de serviteurs chrétiens ou nourrices chrétiennes pour les juifs ; veiller au sort matériel des convertis au christianisme100 ». Ces mesures vont atteindre leur apogée avec les expulsions : Philippe

97 Gilbert Dahan, La polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1991, p. 9. 98 Ibid., p. 19.

99 Ibid., p. 29.

Auguste chasse, en 1182, tous les Juifs du royaume de France ; ils seront ensuite rappelés en 1198, sans que leur condition ne s’améliore. En 1269, Louis IX impose à tous les Juifs le port de la rouelle, afin qu’on puisse immédiatement les reconnaître ; en 1276, Philippe III leur interdit d’habiter les petites villes. À la fin du XIIIe siècle, ils sont même restreints à un quartier spécifique. Puis de nouvelles expulsions ont lieu : on les renvoie d’Angleterre en 1290, puis à nouveau de France en 1306.

Pendant ce temps, la position de l’Église par rapport au peuple juif n’est pas si radicale qu’on pourrait le croire. Les Juifs bénéficient d’une certaine tolérance, notamment grâce à leur statut de peuple témoin :

Les Juifs, du fait qu’ils avaient préservé l’Ancien Testament, même s’ils étaient restés aveugles à son sens spirituel christologique, pouvaient être les témoins du Nouveau. […] En vivant dispersés au milieu des chrétiens, les Juifs, par leur statut abject de vaincus, témoignaient quotidiennement du triomphe du christianisme. Au moment du second avènement, lorsqu’ils seraient libérés de leur aveuglement, les Juifs accompliraient leur rôle de témoins par leur conversion, qui révélerait la vraie nature de Jésus, celle de messie.101

Ainsi l’Église statue que les biens et les corps des juifs doivent être protégés, et qu’on ne doit pas les baptiser de force. Cependant leur condition doit rester humble, on leur interdit certaines fonctions et l’Église est fondamentalement complice de toutes les mesures visant à les écarter et isoler des chrétiens.

De nombreux écrits sont consacrés à cette polémique aux XIIe et XIIIe siècles, dont des ouvrages spécifiques, généralement intitulés Contra Iudaeos ou Dialogus adversus Iudeos, mais aussi des textes de plusieurs autres genres, autant « dans la poésie religieuse que dans l’exégèse, dans le théâtre que dans la production théologique102 ». La Vengeance Nostre Seigneur fait partie de cette littérature polémique en prenant des positions fermes contre le judaïsme, accusant les

101 Mark R. Cohen, Sous le croissant et sous la croix. Les Juifs au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2008, p. 289-290. 102 Gilbert Dahan, La polémique chrétienne, op. cit., p. 57.

Juifs d’un péché fondamental, celui d’avoir assassiné le Christ, causant ainsi la destruction de leur ville – conséquence de leur vice, perte méritée. Cette idée, d’abord apparue dans la Vindicta

Salvatoris, est importante dans la position chrétienne. La légende est néanmoins la première à la

formuler directement, ce qui a certainement contribué à son succès médiéval :

Il n’y a toutefois qu’une seule occurrence dans l’Évangile (Matthieu 23) d’un quelconque lien entre la crucifixion et la chute de Jérusalem – idée centrale pour le christianisme dans sa relation au judaïsme. Les autres sources contemporaines restent muettes sur ce sujet. Flavius Josèphe aussi, ce qui n’a pas manqué de troubler les Pères de l’Église, Origène et Eusèbe, parmi les premier à avoir effectué le rapprochement entre les deux événements. La

Vindicta Salvatoris vient ainsi combler un silence assourdissant.103

La Vengeance n’est donc pas du tout une surprise pour le lecteur du XIIIe siècle, exposé de façon régulière à la littérature anti-juive sous différentes formes, même si elle n’est pas toujours aussi violente. Le choix de ce texte dans le recueil sous examen ne surprend pas non plus, étant donné qu’à l’époque de sa fabrication (vers 1285), la condition des Juifs au nord de la France se dégrade et leur expulsion du royaume est imminente. Le choix du genre – la chanson de geste – n’est pas non plus pour étonner : elle permet de prendre clairement position pour un parti et de chanter la gloire des ancêtres dans leur combat légitime face à l’ennemi et dans la recherche de justice. La chanson de geste n’est pas un genre qui se veut objectif, et il convient parfaitement à la circulation de cette légende, qui est violemment anti-juive. Elle permet donc de glorifier les premiers chrétiens, ancêtres spirituels des lecteurs du XIIIe siècle, qui étaient prêts à tout sacrifier pour l’honneur du Christ, la reprise de la ville sainte et le rétablissement de la justice puisque les Juifs étaient restés impunis.