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Validation des modèles à partir de la mesure expérimentale de forces

Partie 4 – Approche expérimentale de l’analyse des coordinations musculaires

1. Validation des modèles à partir de la mesure expérimentale de forces

Le moyen le plus direct de valider les modèles est de mesurer les coordinations musculaires à l’aide d’un capteur (e.g. une jauge de contrainte) placé sur le tendon de chaque muscle. Cette technique invasive ne peut être appliquée que chez l’animal (Herzog et Leonard, 1991; Prilutsky et al., 1994; Walmsley et al., 1978). Par exemple, Herzog et Leonard (1991) ont mesuré la force du soleus, du gastrocnemius et du plantaris durant diverses actions chez le chat (Figure 15A). Ils ont montré que malgré leur action synergiste, les patrons de force de ces trois muscles variaient selon la tâche exécutée en raison notamment de la vitesse du mouvement (i.e. posture, locomotion, saut). Ainsi, bien que le soleus semble être le principal générateur de force lors du maintien postural ou de la marche, sa contribution diminue au profit du gastrocnemius au fur et à mesure que la vitesse de la marche/course augmente (Figure 15B ; (Herzog et Leonard, 1991). Ces différentes contributions émaneraient notamment des propriétés mécaniques des muscles (e.g. relations force-vitesse ; voir Partie 2.2.3).

Figure 15 – Mesure expérimentale de la force chez l’animal. A. Exemple de dispositif expérimental utilisé pour

mesurer la force et l’activation musculaire chez le chat. La jauge de contrainte enregistre la force transmise au tendon par le soleus (jauge rouge) et le gastrocnemius (jauge mauve). B. Cette expérimentation a été réalisée sur le membre inférieur du chat pour mesurer la distribution de force entre le soleus et le gastrocnemius à l’arrêt (st), durant la locomotion à différentes vitesses (de 0.4 m.s-1 à 2.4 m.s-1), lorsqu’il saute (j) ou essaie d’attraper une balle (ps). Adaptée de Herzog et Leonard (1991).

De manière intéressante, ces mêmes auteurs ont mis à l’épreuve les modèles d’optimisation en comparant le résultat de plusieurs fonctions de régulation avec leurs données expérimentales. Ils ont notamment testé le critère de fatigue minimale (Dul et al., 1984) et la minimisation des stress musculaires (Crowninshield et Brand, 1981). Ainsi, ces auteurs mettent en avant l’incapacité des modèles d’optimisation à prédire les forces mesurées chez le chat. Aucune de ces fonctions ne permet, par exemple, de prédire une diminution de la force produite par le soleus au fur et à mesure que la vitesse de locomotion augmente. Ces incohérences proviendraient notamment de la non-implémentation de la relation force-vitesse dans les modèles d’optimisation. En d’autres termes, le modèle ne détecte pas la diminution de la capacité de production de force lors de l’augmentation de la vitesse, car il se base principalement sur la PCSA ou la force maximale isométrique (PCSA × tension spécifique) des muscles étudiés. Cette limite s’applique également chez l’homme pour lequel il n’est pas possible aujourd’hui de mesurer les relations vitesse et force-longueur en raison de l’absence de méthodes pour déterminer la force. Cette dépendance des modèles d’optimisation aux variables physiologiques considérées met également en avant l’importance de prendre en compte les valeurs physiologiques propres à chaque individu. Par exemple, Brand et al. (1986) ont comparé les résultats d’un même modèle à partir des PCSA musculaires d’un homme et d’une femme. Malgré la réalisation d’une tâche similaire, ces auteurs ont observé des stratégies optimales extrêmement différentes. Ainsi, parmi l’ensemble des forces prédites, la force du ST était de 22 N pour l’homme contre 139N

pour la femme. Sachant que la plupart des modèles utilisent des données issues de la littérature (e.g. le modèle d’Arnold et al. (2010) utilise les données de Ward et al. (2009) ; le modèle de Lai et al. (2017) utilise les données de Handsfield et al. (2016)), il est probable que les forces prédites par ceux-ci soient fortement dépendantes de la distribution des PCSA moyennes mesurées au cours de ces études anatomistes.

Il est également possible que l’incohérence des prédictions de modèles d’optimisation proviennent de l’absence de stratégies optimales pour produire le mouvement (de Rugy et al., 2012; Loeb, 2012).

2. Quelles preuves expérimentales d’un contrôle optimal ?

2.1. Couplage neuro-mécanique

Le modèle d’optimisation statique utilisé par Crowninshield et Brand (1981) propose que la force soit distribuée entre les muscles synergistes de telle sorte que la somme des stress musculaires au cube soit minimisée. Ainsi, ce modèle prévoit que la production de force sera supérieure pour les muscles possédant la PCSA la plus grande et le bras de levier le plus long (Crowninshield et Brand, 1981; Herzog, 2011; Prilutsky, 2000). C’est par exemple le cas pour une modélisation de la force des ischio-jambiers durant le sprint où les auteurs montrent une force supérieure pour le SM qui possède la PCSA la plus élevée par opposition au ST qui génère le moins de force et qui possède la PCSA la plus faible (Schache et al., 2012). Cela pourrait se traduire par une activation musculaire dirigée en priorité vers les muscles à la capacité de production de force la plus importante.

Mais qu’en est-il expérimentalement ? En 2009, Hudson et al. (2009) ont mesuré l’activation musculaire du premier muscle interosseux dorsal de la main (FDI) lors d’une flexion de l’index réalisée avec le pouce levé ou le pouce baissé. Ici la position du pouce permettait de modifier le bras de levier du muscle, sachant que le FDI possède un bras de levier plus long lorsque le pouce est baissé. Leurs résultats montrent une activation musculaire supérieure lorsque le pouce est baissé ; suggérant de ce fait que l’activation musculaire est couplée à l’avantage mécanique du muscle. Plus récemment, deux études ont testé le lien entre l’activation et la capacité de production de force (i.e. PCSA) pour les vastii (Hug et al., 2015a) et les gastrocnemii (Crouzier et al., 2018b) au cours de tâches isométriques sous-maximales (i.e. 20% de MVC). Quatre hypothèses étaient proposées pour expliquer le lien entre la distribution d’activation entre les muscles synergistes et la distribution de leur capacité de production de force : i) l’activation est équitablement répartie entre les

synergistes, auquel cas le déséquilibre de force est lié aux différences de PCSA (Figure 16 Solution 1) ; ii) la force est équitablement distribuée entre synergistes, l’activation compensant les différences de PCSA (Figure 16 Solution 2) ; iii) le muscle avec la PCSA la plus large est davantage activé, ce qui permettrait de minimiser l’activation totale. Cette hypothèse rejoint celle des modèles basés sur l’optimisation (Figure 16 Solution 3 ; (Crowninshield et Brand, 1981)). Enfin, il est également possible qu’il n’y ait pas de couplage spécifique entre activation musculaire et PCSA.

Figure 16 - Solutions possibles pour expliquer le couplage entre l'activation musculaire et la capacité de production de force de deux synergistes. Adapté de Crouzier et al. (2018b).

Dans ces études, les auteurs ont considéré les ratios d’activation et de PCSA entre les synergistes. Ils ont ainsi montré que les ratios de PCSA GL/GM et VL/VM sont reliés à leurs ratios d’activation. En d’autres termes, plus le déséquilibre de PCSA entre deux muscles était important, plus le déséquilibre d’activation était élevé (Crouzier et al., 2018b; Hug et al., 2015a), validant la solution #3. Cependant, il est important de noter que cette relation n’est pas systématique. En effet, une telle relation n’a pas été mise en évidence pour les ratios Soleus/GL et Soleus/GM (Crouzier et al., 2018b). Ces différences peuvent avoir plusieurs

explications. Tout d’abord, il est possible que d’autres paramètres mécaniques comme la tension spécifique entrent en jeu dans cette relation (Dul et al., 1984; Herzog et Leonard, 1991). Il est également possible que la fonction des muscles et les conditions de la tâche expérimentale influencent les résultats (Prilutsky, 2000).

2.2. Coordinations motrices et coût énergétique

La marche est un bon modèle pour comprendre l’optimisation des coordinations musculaires car elle représente l’une des tâches motrices quotidiennes les plus courantes. À titre d’exemple, un enfant de 12 à 19 mois réalise en moyenne 2368 pas par heure durant la phase d’acquisition de la marche (Adolph et al., 2012). De manière intéressante, les modèles computationnels utilisant l’optimisation comme critère de sélection des coordinations ont réussi à reproduire les patrons d’activation mesurés expérimentalement durant la marche humaine (Anderson et Pandy, 2001; Kuo, 2001) ; pour revue voir Erdemir et al. (2007). À cela s’ajoute le résultat de nombreuses études montrant que les paramètres de longueur, de fréquence et de durée du pas adoptés inconsciemment sont ceux permettant de minimiser le coût énergétique (Bertram et Ruina, 2001; Cavagna et Franzetti, 1986; Donelan et al., 2001; Umberger et Martin, 2007). Si tout semble donc converger vers la preuve d’une optimisation de nos coordinations musculaires, que se passe-t-il quand le système musculaire considéré subit une perturbation ? Conserve-t-on les mêmes stratégies de coordination ou sont-elles ajustées afin de garantir le coût énergétique le plus bas ? Ces adaptations motrices ont été testées par l’équipe de Finley (Finley et al., 2013; Sanchez et al., 2017) en faisant marcher des personnes sur deux tapis de marche, chaque tapis développant une vitesse différente sous chaque pied. Lorsque les chercheurs dissocient la vitesse des deux jambes (i.e. jambes gauche et droites à 1,5 m.s-1 et 0,5 m.s-1, respectivement), le travail mécanique total du marcheur augmente brusquement pour ensuite diminuer progressivement vers une condition a priori optimale, i.e. pour laquelle le travail était minimisé (Finley et al., 2013; Sanchez et al., 2017; Selgrade et al., 2017). Sanchez et al. (2017) ont ainsi montré que la stratégie adoptée par ces participants permettait de diminuer la combinaison des coûts énergétiques et mécaniques des membres inférieurs.

2.3. Les coordinations musculaires sont-elles optimales ou suffisantes pour le succès de la tâche ?

Bien que de nombreuses stratégies motrices mesurées expérimentalement sont cohérentes avec la théorie du contrôle optimal (Erdemir et al., 2007), la manière dont le système nerveux central génère ces stratégies reste peu connue. Est-ce que l’efficience des

coordinations musculaires est le résultat d’une optimisation en temps réel où provient-elle plutôt d’un ensemble de stratégies habituelles permettant de répondre à la tâche ?

de Rugy et al. (2012) ont tenté de répondre à cette question en testant la prédiction d’un modèle basé sur le contrôle optimal avec les stratégies réelles d’activation, alors que les muscles impliqués étaient soumis à plusieurs perturbations (i.e. suppression virtuelle d’un muscle, dommages musculaires, etc.). Leurs données montrent que, contrairement aux prédictions du modèle optimal, les coordinations musculaires ne sont pas continuellement ré-optimisées, les stratégies habituelles étant préservées malgré la perturbation. Par exemple, lorsqu’un muscle est endommagé, il est attendu que l’activation de celui-ci soit réduite et compensée par une augmentation de l’activation des muscles synergistes, et ce pour compenser l’altération de ses capacités de production de force. En réalité, les auteurs notent une augmentation de l’activation de l’ensemble des muscles, y compris de l’activation du muscle endommagé. Ces résultats soutiennent une théorie alternative au contrôle optimal, celle du contrôle probabiliste à partir de l’exploration-exploitation de l’espace de solution réalisable (cf. Partie 3 ; (de Rugy et al., 2012)). Dès lors, quelles méthodes existent pour estimer les forces musculaires chez l’homme tout en s’émancipant des modèles basés sur la théorie du contrôle optimal ? Il est particulièrement intéressant d’aborder cette question pour tenter de mieux comprendre l’impact de perturbations récurrentes, voire plus handicapantes que des dommages musculaires, comme la blessure chez le sportif.