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1.2 Des valeurs qui se prolongent dans des pratiques

Forte de cette charge symbolique, « l’automobile transmet son pouvoir fantasmatique à un certain corps de pratiques »37. Ainsi, l’activité de conduite dans toutes ses dimensions, y compris le stationnement, apparaît, au même titre que le choix et l’acquisition d’un véhicule, révélatrice pour partie de la personnalité du conducteur. Selon Jacques Aupetit, « la conduite des automobiles, par la multiplicité de ses implications, constitue un champ privilégié de l’étude des différences individuelles »38 car c’est un acte qui intègre tous les éléments constitutifs de la personnalité. Cette étude est complexe, dans la mesure où le comportement des automobilistes peut aussi bien donner lieu à des manifestations d’affirmation de soi que de libération d’agressivité ou encore de compensation vis-à-vis de certaines frustrations. Mais, plutôt que d’entrer dans des analyses psychologiques détaillées et de s’intéresser au fourmillement des pratiques individuelles ou à la définition de quelques grands types d’usager, il nous semble important de restituer tout ce que les comportements relatifs à l’usage de la voiture particulière peuvent avoir de récurrent ou de commun. En effet, la conduite constitue une activité qui n’est ni naturelle, ni automatisée, mais qui est bel et bien construite et qui renvoie à l’acquisition de modèles sociaux du déplacement automobile.

L'automobiliste confronté aux autres automobilistes

Outre bien sûr la normalisation de l’apprentissage, ce sont les interactions entre automobilistes qui sont à l’origine de cette construction : parce qu’ils agissent ensemble sur un espace commun lors de leurs déplacements, le comportement de tous les autres pèse sur le comportement de chacun jusqu’à le déterminer très largement. Au-delà des différences entre individus il semble d’ailleurs possible de définir ce que Michel Roche appelle une « conduite rationalisée »39, qui deviendrait pour chaque automobiliste une sorte de modèle dont il serait de plus en plus risqué de s’écarter. La croissance de la circulation et la densification des flux, qui touchent particulièrement les espaces urbains pourraient naturellement porter à une telle uniformisation des comportements par l’accroissement des contraintes collectives qu’elles font subir à chaque conducteur. Néanmoins, il ne faut pas oublier que l’une des caractéristiques fondamentales de la conduite automobile tient à l’exaltation de la confrontation entre individus et à l’exacerbation des rivalités entre automobilistes. «Activité par essence libérale, elle se place sous le signe de la concurrence, de la compétition et de la réalisation de soi-même»40. De ce fait, en tant que «support à l’affirmation de l’individualité du conducteur presque dans un égocentrisme forcené, la conduite est aussi une façon particulière d’interagir avec autrui»41. L’usage de l’automobile est indéniablement porteur d’une forme de sociabilité spécifique. Les relations sociales nouées par les conducteurs se produisent entre des usagers amenés à voyager ensemble mais dans des véhicules séparés et elles sont généralement des relations de faible degré d’existence et de faible consistance. Rien d’étonnant alors à ce que la cohabitation de ces sphères autonomes sur un même espace soit fréquemment concomitante d’une « représentation des autres conducteurs égoïstes au volant et ne respectant pas les autres automobilistes»42. Convaincu que « l’enfer, c’est les autres », le conducteur automobile trouve là une bonne raison de laisser libre cours à son propre égoïsme. Même s’ils partagent un certain nombre de représentations et de comportements communs, les automobilistes, fortement surdéterminés par leur adhésion à des valeurs individualistes, ont finalement beaucoup de difficulté à former un groupe homogène. D’ailleurs, être automobiliste ne constitue pas une identité unique et durable, à tel point que tout observateur trouverait sans doute particulièrement schizophrène l’attitude de n’importe quel conducteur redevenu piéton et ayant à se frotter à ses anciens «compagnons de route».

37

R. BARTHES, cité in M. Bonnet, op.cit., p.207.

38

J. AUPETIT, Contribution à l’explication des comportements du conducteur d’automobile, Thèse pour le doctorat de psychologie, sous la direction de M. Martin, Université Lyon 2, 1990, p. 337.

39

M. ROCHE, La conduite des automobiles, Que-sais-je ?, Presses Universitaires de France, 1980.

40

J. REILLER, « Une dynamique de l’ambivalence », in Les Cahiers de médiologie, Automobile, n°12, 2001, p. 157.

41

M. BONNET, op.cit., p. 205.

42

La voiture particulière au cœur du système collectif

Après avoir observé les spécificités du rapport des automobilistes à leur véhicule et les particularités des interactions qui s’établissent entre conducteurs automobiles, il est logique de s’interroger plus largement sur le rapport des automobilistes au collectif et sur l’insertion de ces acteurs privés aux forts penchants individualistes dans la sphère publique. A priori, les caractéristiques intrinsèques de la voiture particulière donnent à ce moyen de transport la possibilité de se placer en dehors des circuits de mobilité collective et prédéterminée. C’est d’ailleurs une des raisons de son succès, que de se montrer susceptible de proposer un accès privé et personnalisé à la mobilité dans l’espace public. Néanmoins, les rigidités imposées par l’organisation de l’espace et les conditions de coexistence avec les nombreux usagers de la voirie font que la réalité est beaucoup moins simple, notamment en milieu urbain. «Cet outil qui, théoriquement, permet d’aller d’un point à un autre par une infinité de trajets possibles, se trouve pris dans des structures organisées qui définissent des itinéraires imposés et en contraignent fortement l’usage. »43 A bien y regarder, on ne peut d’ailleurs considérer l’automobile comme une modalité de déplacement purement individuelle, dans la mesure où des infrastructures et des équipements collectifs se révèlent absolument indispensables à sa concrétisation. On se trouve donc confronté à un système collectif de transport, à l’intérieur duquel les individus parcourent l’espace créé par la collectivité grâce à un véhicule particulier qu’ils conduisent eux-mêmes. Cela permet toutefois à une certaine diversité de s’exprimer dans la mobilité de masse et on peut alors considérer « que les gens ont pu trouver dans l’utilisation d’une technique le moyen de contourner les contraintes qu’ils devaient subir »44, même si ces comportements de contournement ne font qu’atténuer les contraintes sans les abolir. Cette inscription des automobilistes, de leurs représentations et de leurs pratiques, dans un espace collectif de transport nous intéresse particulièrement ici au niveau de leurs réactions par rapport aux contraintes imposées par la collectivité. Or, en la matière, il est patent que le respect formel des lois et des réglementations ne constitue pas une caractéristique essentielle de l’attitude des conducteurs. François Laplantine va jusqu’à affirmer qu’« à bien des égards, l’attitude de l’automobiliste est un comportement libertaire de refus des lois sociales »45. Ce qui est évident, c’est que les symboles attachés à l’automobile font que les mesures de restriction ou de répression sont souvent perçues par les automobilistes comme des atteintes à leur liberté individuelle. Et que, si l’irrespect des règles collectives relève par définition de la responsabilité des individus, ces comportements sont pour partie le résultat de déterminants sociaux. « Le déplacement automobile est encadré par des règles d’usage formelles sinon officielles ou administratives, mais aussi par des savoirs sociaux implicites qui, eux aussi, transforment ou perturbent la règle établie et rendent possibles les conduites pratiques»46. Au point d’être amené à se demander, par exemple, ce qu’est réellement un déviant en matière de conduite automobile : est-ce celui qui se trouve en rupture par rapport aux normes réglementaires mais qui ne fait qu’ajuster sa conduite à celle d’autres automobilistes ? Ou n’est-ce pas plutôt celui qui respecte strictement les normes édictées par le code de la route et les réglementations instaurées par les pouvoirs publics ? « Illégalité de masse ou fiction de légalité47. Finalement, même si les comportements des automobilistes engagent l’ensemble du corps social, ils cherchent dans le même temps à se maintenir hors des contraintes de la vie sociale. Ainsi, de même que le discours répressif glisse sur le principe de liberté, « le discours sécuritaire glisse sur le principe de plaisir comme l’incantation sur le sourd. L’automobiliste est un acteur du collectif viscéralement réfractaire aux raisons du collectif. »48 A ses yeux, la conduite reste une affaire privée et c’est pourquoi il trouve tout à fait naturel son maintien à distance de la sphère publique. « L’automobiliste ne reconnaît pas aux représentants de l’ordre le droit de faire intrusion dans sa

43 D. LECOMTE,

“Le vécu du déplacement en automobile”, in B. Duhem, J.L. Gourdon, P. Lassave, S. Ostrowetsky, op.cit.

44

G. DUPUY, « L’explosion de l’automobile crée de nouveaux territoires », in Les cahiers du génie urbain, décembre 1994, p. 30.

45

F. LAPLANTINE, « L’automobilite : réflexions socio-psychiatriques », in Chronique sociale de France, cahier 4/5, octobre 1973, p. 117.

46

P.E. BARJONET, « Sur la construction sociale du déplacement automobile », in Espaces et sociétés, n°54-55, p. 115.

47

L’expression est d’Umberto Eco, à propos de la régularité des permis de conduire des automobilistes italiens.

48

sphère privée en excipant de lois et de règlements »49. Par les indications qu’ils donnent sur le rapport des automobilistes aux règles d’organisation collectives et à l’autorité publique, ces éléments interrogent légitimement les modalités d’inscription de ces usagers dans l’espace public.