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2 Rapport à l’espace public et au stationnement

L’exploration du rapport des automobilistes à l’espace public sera ici guidée par le souci de savoir si les valeurs véhiculées par ce territoire privé ambulant qu’est l’automobile se révèlent finalement aussi prégnantes en mouvement et à l’arrêt, si elles imprègnent le parcours du déplacement comme les pratiques de stationnement.

.2.1

La voiture, « maison par appendice »

D’abord, il faut reconnaître que les techniques qui ont une action, même minime, sur l’espace ne sont pas rares. En revanche, celles qui modifient le rapport à l’espace des individus qui les utilisent le sont déjà beaucoup plus. A n’en pas douter, l’automobile est de celles-là, tant le vécu que ses usagers ont de l’espace urbain apparaît spécifique, marqué par des modalités particulières de perception, de représentation et finalement de pratique de l’espace. Cela tient en première instance au statut de « maison par appendice » acquis par ce moyen de transport. « Le confort du déplacement constitue une dimension importante de l’image de l’automobile, notamment si on le compare à celui des transports en commun. « Quand je rentre dans ma voiture après avoir quitté mon travail, dès que je claque la

portière, je suis chez moi. Si je prends l’autobus, je ne suis chez moi que lorsque, effectivement, j’arrive chez moi»50, déclarait un enquêté dans le cadre d’une étude. Il est vrai que les automobilistes sont devenus de véritables habitants de leur véhicule. Ils individualisent et s’approprient totalement ce qui n’est au départ qu’un produit de consommation standardisé, en personnalisant notamment l’intérieur. « La voiture reproduit [alors] quelque chose du salon. On y est confortablement installé, proche par nécessité les uns des autres, ce qui favorise les interactions et la civilité. Le sentiment d’être chez soi, dans une situation confortable où rien ne peut arriver, l’assurance, l’ambiance sociale sont autant de facteurs qui poussent à nier ce qui se passe au-delà. »51. Cette attitude n’est pas sans rapport avec une certaine demande d’isolement, ce que Paul Yonnet appelle un repli alvéolaire. En se maintenant dans cette sphère privée lors de son parcours dans l’espace public, l’automobiliste s’entoure d’une carapace, d’une bulle protectrice. Sans qu’il n’en ait toujours totalement conscience, cela participe, de la part de l’individu, d’une recherche de protection contre les aléas potentiels du cheminement dans l’espace public, qui peuvent aller d’événements extérieurs, comme les intempéries, à la rencontre avec autrui.

.2.2

L’ambiguïté de la distanciation d'avec autrui

C’est dans l’espace restreint de son habitacle que l’automobiliste noue l’essentiel de ses relations de sociabilité. Celles qu’il tisse avec l’extérieur demeurent de faible consistance et largement dépersonnalisées, que ce soit avec ses alter ego motorisés ou avec les autres usagers de l’espace urbain, qui apparaissent souvent au mieux comme des éléments du paysage, au pire comme des obstacles ou des facteurs de gêne. Privé d’une expérience concrète de l’environnement urbain, l’automobiliste développe avec cet extérieur une communication appauvrie. « Entre le dedans, « l’habitacle », et le dehors, « l’environnement », il se crée une frontière psychologique importante. Ce qui est dehors devient lointain. »52. Cette situation alimente une crise importante de la sociabilité quotidienne de proximité. Ainsi, pour Hall, « la voiture isole l’homme de son environnement comme aussi des contacts sociaux. Elle ne permet que les types de rapport les plus élémentaires, qui mettent le plus souvent en jeu la compétition, l’agressivité et les instincts destructeurs. »53. Cette forme de sociabilité véhiculée par l’automobile se trouve inévitablement transposée dans la nature des relations

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J. REILLER, op.cit., p. 157.

50 D. LECOMTE, op.cit. 51

V. ALEXANDRE, « De la circulation automobile en milieu urbain », in TEC, n°89, juillet-août 1988, p. 10.

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ibid.

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de ses usagers à l’espace public urbain. Ce dernier peut être considéré comme un gardien de l’urbanité : il assure inlassablement l’association de la forme spatiale et de la civilité ; il est le lien indéfectible entre l’organisation et la sociabilité urbaines. En assurant un haut niveau de potentialité d’interdépendances entre les individus, l’espace public constitue, au sein de l’espace urbain, un lieu de rencontre privilégié. Et, pour que ce rôle soit effectif, le mouvement dans son ensemble et la mobilité en particulier sont absolument nécessaires. Seulement, les particularismes du déplacement automobile dessinent un processus qui suit une direction divergente. En utilisant une voiture particulière, on se refuse d’une certaine façon à l’espace public, en perdant un contact direct avec celui-ci. « L’automobiliste s’enferme dans son véhicule, même lorsqu’il stationne devant un feu. Il se refuse à la ville parce qu’il habite son auto et qu’à partir d’elle, au-delà de ce qui l’entoure, il se projette ailleurs, par exemple vers un week-end possible. »54. La rencontre avec ses semblables lors de ses déplacements devient alors plus improbable. Par ce biais, l’automobiliste semble mettre à mal ce qui constitue l’une des fonctions essentielles de l’espace urbain. Une certaine forme d’urbanité s’affaiblit devant la multiplication de ce type d’interactions individuelles de faible consistance. La distanciation par rapport à l’espace urbain et la distension du lien social sont deux mutations parallèles que l’automobile porte en elle et qu’elle contribue à alimenter, même si elle n’en est pas forcément à l’origine.

.2.3

Une appropriation fortement privative du territoire

Malgré la vigueur des phénomènes de distanciation, l’espace urbain n’en reste pas moins approprié par l’automobiliste qui le parcourt.55 Simplement, en écho aux « dimensions non économiques de l’appropriation de l’automobile, élément de pouvoir sur le monde, de puissance sur les autres, de maîtrise de l’espace et du temps, territoire personnalisé »56, l’appropriation par ses utilisateurs de l’espace urbain répond à des modalités assez particulières.

On pourrait d’abord penser que la territorialité automobile procède d’une territorialité appauvrie. D’une certaine façon, dans sa pratique, l’automobiliste « se déterritorialise” par rapport à l’espace qui devient un spectacle plutôt qu’un cadre à l’action physique du déplacement. (...) Le parallèle a été fait entre l’écran de télévision et les vitres de la voiture, « étrange lucarne pour voir le monde », celui-ci renvoie à la passivité relative du spectateur par rapport à la vision qui lui est offerte, et aussi au caractère intimiste de l’activité dans l’un et l’autre cas. »57. Et c’est vrai qu’en ayant une expérience corporelle extrêmement réduite de l’espace urbain, l’automobiliste se trouve enclin à le considérer comme un décor et à le consommer en tant que simple image, l’appauvrissant ainsi considérablement dans son contenu même.

Pour autant, l’appropriation de l’espace par cet usager comprend une dimension fonctionnelle cruciale. À ses yeux, l’espace public se doit en effet d’être un territoire qui lui permette de se déplacer le plus facilement possible. Cette fonctionnalité dans son rapport à l’espace tend néanmoins à rejoindre la dimension paysagère de son appropriation, dans la mesure où, dans sa pratique de l’espace urbain, c’est la destination qui prime finalement sur le déplacement, sur le moment du parcours, sur l’itinéraire et ses à-côtés. En définitive, c’est par d’autres aspects que cette territorialité se révèle moins appauvrie qu’exprimée et investie différemment.

Sa spécificité tient au fait qu’elle se complique de l’affirmation de valeurs d’appropriation de l’espace, qui tendent à substituer l’individuel au collectif et le privé au public. On l’a dit, l’utilisation de la voiture particulière est une façon de privilégier un accès privé à la mobilité dans l’espace public. De la sorte, l’automobile contribue à déraciner le privé et permet à son utilisateur de s’approprier « pour un usage personnel un espace public qu’il occupe, investit et aménage, dont il prend soin et qu’il époussette, qu’il nettoie, où il niche et qui le protège de l’extérieur, un espace public qu’il privatise et

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P. SANSOT, La poétique de la ville, Klincksieck, Paris, 1971, p. 186.

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Pour de plus amples développements sur les spécificités de la territorialité automobile et sur l’appropriation de l’espace urbain par les automobilistes, voir E. PERRIN, L’automobile en milieu urbain : genèse et dynamique

d’un territoire, Thèse pour le doctorat de géographie, aménagement et urbanisme, sous la direction de Jean-

Claude Lasserre, Université Lyon 2, 2002.

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G. DUPUY, L'auto et la ville, Flammarion, 1995, p. 38.

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dont il fait son intérieur.»58. En investissant massivement l’espace public, les sphères privées automobiles le privatisent partiellement, le trouent et brouillent alors les frontières établies entre ces deux hémisphères spatiaux. « Cette transformation du public en privé individuel pose évidemment le problème du rapport à la norme et à la collectivité dans la mesure où (…) [on a pu voir que] l’impossibilité d’une sociabilité automobile et la transgression ouverte des normes par les conducteurs signifient clairement que ceux-ci récusent en profondeur l’hétéronomie et l’autorité publique »59. Mais elle se trouve surtout à l’origine d’une représentation particulière de l’espace public : un espace que les automobilistes entendent investir librement, comme ils l’entendent et bien sûr gratuitement ; un espace qui, dans la mesure où il appartient à tous, appartient d’abord à soi ; un espace à l’égard duquel l’heureux possesseur d’une voiture particulière revendique le droit inaliénable de l’utiliser pour circuler mais aussi pour stationner. Cette conception particulière de l’espace public s’attache donc à la rue et au stationnement et invite à considérer les perceptions des usagers de ce dernier dans leur dimension territoriale autant que purement représentative.