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Chapitre I. Ekaterina Bakounina : une œuvre imparfaite ?

I.1. Valeur objective versus valeur en devenir

Chapitre I. Ekaterina Bakounina : une œuvre imparfaite ?

I.1. Valeur objective versus valeur en devenir

Comme nous l’avons déjà vu plus haut, aux yeux de la critique de l’émigration russe Bakounina incarnait un exemple plutôt négatif du travail dans le domaine littéraire : manque de goût, manque de mesure, babstvo, pornographie. Ses écrits appartenaient à cette terrible catégorie de textes de « dame » auxquels était enlevée – dans la plupart des cas ! nous verrons bien qu’il y a eu des exceptions – toute valeur littéraire. Ce qui signifie que ses textes étaient rejetés en dehors de la littérature et ne pouvaient donc pas bénéficier du statut d’œuvre.

Si nous faisons référence à la première partie de notre travail, au chapitre consacré à l’approche poétique et à la valeur, nous pouvons formuler cette pensée autrement. Pour la critique de l’époque, le recueil Poèmes de Bakounina, ses romans Le Corps et De l’amour pour six se trouvaient plus du côté du n’importe-quoi (le texte n’a aucune valeur) que du côté du je-ne-sais-quoi (le texte résiste et se révolte, exerce une activité critique sur l’ensemble de valeurs établies). Le « rythme culturel rhétorique », pour reprendre l’expression de Meschonnic, générait une valeur objective et cantonnait ces textes à la catégorie de ce qui n’importe pas. Or nous pourrions examiner non la valeur objective, rattachée au canon littéraire de l’époque, mais la valeur de ce qui est en train d’advenir, en devenir. Autrement dit, nous pouvons entendre par la valeur non un faisceau de caractéristiques figées, mais une force, une activité critique capable de transformer le regard d’une société sur telle ou telle question. Les œuvres font ce qu’elles font dire. De ce point de vue, la réponse et la réaction des critiques de l’émigration vis-à-vis du travail de Bakounina étaient souvent très violentes.

Ainsi on peut se demander ce que Bakounina et ses textes ont fait à la critique et à la société.

En nous inspirant de la citation de Bakounina mise en exergue, nous essaierons de réfléchir sur la valeur littéraire et la modernité, la « jouvence » de ses textes, pour reprendre le terme de Gérard Dessons. S’agit-il d’une œuvre – même imparfaite, entachée de jugements négatifs – ou d’un simple objet/document historique ? Ces textes font-ils encore partie de notre aujourd’hui, ou sont-ils incroyablement vieux et poussiéreux ?

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Sans faire l’analyse complète de tous les textes de Bakounina, nous concentrerons notre étude sur le repérage des lignes directrices indispensables à la compréhension de son travail.

Ekaterina Bakounina (1889-1976) arriva en France en 1923 et quitta le pays après la fin de la Seconde guerre mondiale en 1945. Elle s’installa en Angleterre. Elle n’était pas vraiment une auteure prolifique. Si nous jetons un bref regard sur ce qui nous reste, il faudrait évoquer : son premier texte esquissant la vie américaine (elle effectua le voyage aux Etats-Unis et travailla en tant qu’ouvrière) et intitulé Coney Island (1912) ; ses deux romans Le Corps (1933), De l’amour pour six (1935), une nouvelle, La tempête (1934), et un recueil de poème (Poèmes, 1931). A Paris, pendant un moment, elle travailla en tant que secrétaire de la rédaction de l’almanach Les Nombres. Nous avons très peu de renseignements quant à sa vie en Angleterre. Apparemment, elle continua d’écrire, mais écrivit très peu (collaboration dans les revues La Nouvelle revue, Le Nouveau mot russe)500. De toutes ses publications, seuls ses deux romans des années 1930 ont été réédités (en 1994 et en 2001).

Aujourd’hui, Maria Roubins, spécialiste de l’emigration russe, souligne le côté glorieux de l’héritage littéraire de Bakounina :

Екатерина Бакунина после десятилетий забвения неожиданно прославилась как автор эротических романов, когда «Тело» и «Любовь к шестерым» были выпущены издательством «Гелеос» в серии «Фавориты любви». Обнаружив в них феминистический подтекст, критики сочли, что эти произведения стоят у истоков женской литературы501.

Pourtant nous pourrions remarquer que cette gloire est bien contradictoire, voire douteuse. La première réédition des romans de Bakounina date de 1994 : il s’agit de la maison d’édition « Mister X » (collection « Sexe festin » avec la précision : « Perles de la

500 Voir la base de données établie par Û. Gorbunov : http://book.uraic.ru/elib/Authors/Gorbunov/sl-2.htm, consulté le 12.02.2019. Je remercie Catherine Géry de m’avoir fourni ces préiceux renseignements. A consulter également : M. Ledkovsky, C. Rosenthal (éd.), Dictionary of Russian Women Writers, London, Greenwood Press, 1994, p.50 : « After World War II Bakunina departed for England, where she stopped writing prose and only rarely, “in swatches”, composed verse. A respectable selection of eight poems written in England is included in the almanac Concord. Bakunina died in London (1976), where, it seems, she never felt comfortable with the Anglo-Saxon code of rigid restraint ».

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littérature intime. Classique russe érotique »502). La deuxième réédition dont parle Roubins date en effet de 2001 : cette fois-ci, le sous-titre de la collection, imprimé en rouge sur la couverture, annonce la couleur et la tonalité du livre – « l’odeur sucrée de la fraise mûre503 ». Il faudrait signaler également que les éditeurs retiennent le titre le plus audacieux – De l’amour pour six (avec tous les fantasmes qui peuvent en découler) – pour l’afficher sur la couverture.

Les titres des deux collections sont ouvertement provocateurs et tendent vers l’oxymore : le « sexe festin » dévalorise et fait ternir l’éclat des « perles de la littérature classique érotique », le tout étant renforcé et appuyé par les illustrations frivoles. Ce qui justement enlève le côté glorieux (sauf si nous restons dans le registre ironique et employons le mot « gloire » entre guillemets), au sens intellectuel et littéraire du terme, au travail de Bakounina. Même si le péritexte évoque la littérature « érotique », avec son caractère ouvertement licencieux et lubrique, il jette, en même temps, une ombre sur la qualité littéraire du texte : s’agit-il vraiment d’un texte « érotique », d’une « perle de la littérature érotique » ou d’un vulgaire roman de gare, d’un pauvre roman pornographique au sens moderne du terme (roman vu et lu comme tel par les éditeurs contemporains) ? Comme le remarque M.-A. Paveau :

Dominique Maingueneau précise quand même que l’étiquette pornographique correspond à une catégorie tout à fait précise pour l’institution littéraire […], qu’elle relève de la paralittérature et qu’elle est définie comme un texte qui produit une excitation sexuelle504.

Ceci dit, d’un certain point de vue – si nous laissons provisoirement de côté la facette féministe et militante des romans en question – l’aujourd’hui de cette fille d’émigration créé par Roubins a toujours ce goût sulfureux du scandale505 et nous rapproche peut-être

502 Seks-pir. Ženŝina na kreste, Moskva, Mister Iks, seriâ « Žemčužiny intimnoj slovesnosti. Russkaâ èrotičeskaâ klasskia », 1994. Ce recueil contient le roman éponyme d’Anna Mar, De l’amour pour six de Bakounina et un texte inédit du XIXe siècle.

503« сладкий запах спелой клубники ». E. Bakunina, Lûbov’ k šesterym. Telo, Moskva, Geleos, seriâ « Favority lûbvi. Sladkij zapah speloj klubniki », 2001.

504 M.-A. Paveau, Le Discours pornographique, Paris, La Musardine, 2014, p. 165.

505 Voir M. Ledkovsky, « Russian Women Writers in Emigré Literature », art.cité, p. 253 : « Her novels were “shockers” at the time of writing and received some harsh reviews ». A lire également A.M. Barker, J.M. Gheith (éd.), A History of Women’s Writing in Russia, Cambridge University Press, 2002, p. 124: «Her literary speciality, however, was the graphic depiction of woman’s sexual experience, which she achieved more fully in two novels that were enough of a succès de scandale to be translated into several European languagues ».

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plus de la lecture négative faite par l’émigration que de la modernité. Est-il possible de réinventer la lecture et de lui accorder un autre sens ?

Leonid Heller remarque au sujet de Bakounina qu’elle étonne « encore aujourd’hui par la franchise506 » de sa prose, tandis que Catriona Kelly évoque « un morceau véritable d’érotisme 507 » et Olga Demidova parle de la transgression des « stéréotypes esthético-formels et sémantiques508 ».

Alors, comment la lire ?

Nous passerons en revue les critiques adressées à Bakounina par ses contemporains et confronterons ensuite ces jugements à sa pensée poétique. En ce qui concerne ces appréciations critiques, aux yeux de certains de ses contemporains, le travail littéraire de Bakounina avait deux défauts majeurs : la forme et le fond, le genre (document humain) et le contenu (vie intime d’une femme).