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Chapitre I. La « jeune littérature » de l’émigration lue par la critique de l’époque : canon et anti-canon

I.1. De quelques traits caractéristiques de la critique littéraire

Chapitre I. La « jeune littérature » de l’émigration lue par la critique de l’époque : canon et anti-canon

I.1. De quelques traits caractéristiques de la critique littéraire

Dans cette partie, nous serons attentive au discours critique de l’émigration. Nous mettrons en relief quelques éléments du canon littéraire, de la poétique « externe », qui se sont cristallisés, avec le temps, dans les travaux de la critique de l’émigration. En même temps, nous évoquerons également la formation de ce que l’on pourrait désigner comme anti-canon qui se constitue en réaction contre les normes du canon littéraire. Cette coupure canon/anti-canon, à quelques exceptions près, correspond à la division générationnelle : la génération des aînés et la génération des jeunes écrivains de l’émigration.

Comme la question de l’identité littéraire et de l’esthétique propres aux deux générations a été étudiée en détail263, nous insisterons davantage sur la problématique qui nous intéresse dans ce travail, à savoir : le discours critique et l’œuvre des femmes écrivains.

Nous avons souligné plus haut que le rôle du canon littéraire est central : ce sont le discours critique normatif et les institutions de conservation (critique littéraire, appareil scolaire et appareil universitaire) qui font la sélection et divisent les œuvres en majeures et mineures.

Comme le souligne Olga Demidova : « le canon tend vers l’universalisation, c’est pour cette raison qu’il semble devoir être fondé sur des valeurs intemporelles et culturelles communes, ainsi que sur les constantes anthropologiques présentes dans les textes264 ». En même temps, remarque la chercheuse, à côté de ce stock de valeurs culturelles communes et immuables, d’autres valeurs peuvent surgir afin d’enrichir et diversifier l’héritage culturel. Donc, le canon littéraire est aussi une variable historique, vivante et ouverte au changement.

En ce qui concerne la période qui nous intéresse (1920-1940), celle de l’émigration russe de la première vague, O. Demidova insiste sur le fait que dans la situation de la perte

263 Le programme esthétique de la jeune génération a été étudié dans les ouvrages de Leonid Livak (How it

was done in Paris) et d’Annick Morard (De l’émigré au déraciné).

264 «канон стремится к универсализации, в связи с чем он как будто должен быть основан на вневременных и общекультурных ценностях и на представленных в текстах антропологичесих константах ». O. Demidova, « Ženskaâ proza i bolšoj kanon literatury russkogo zarubež’â », art. cité, p. 8.

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des repères, du déracinement du sol natal et de l’adaptation à la vie à l’étranger, il était primordial de préserver les trésors de la langue et de la culture russes. Ce qui a favorisé la formation du « Grand canon de la littérature de l’émigration basé presque sans exception sur la tradition majoritairement masculine de la littérature classique russe265 ». Cette conclusion est très éloquente et nous permet de cerner une des orientations phares du discours normatif de l’émigration, à savoir : la littérature classique russe du XIXe siècle, créée par les grands écrivains comme Pouchkine, Gogol, Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov. L’emploi par la chercheuse de la majuscule pour l’adjectif « Grand » témoigne non seulement de la grandeur de la littérature russe du siècle d’or, mais aussi du poids du passé et de la tradition culturelle qui pesaient sur la littérature de l’émigration.

Nous avons déjà rapidement évoqué plus haut la tendance à la hiérarchisation géographique dans le monde littéraire de l’émigration russe : Paris apparaissait comme la capitale culturelle principale de l’émigration ; de plus, dans chaque pays où vivait et écrivait la Russie hors frontière, il y a eu des « gardiens » qui veillaient à la pureté de la production littéraire russe à l’étranger. Nous pouvons donc parler de l’établissement des rapports de force verticaux quant à la formation du canon littéraire. Olga Demidova évoque les cercles et groupes littéraires de l’émigration, en insistant sur le fait que c’était toujours un homme, dans la plupart des cas appartenant à la génération des aînés, qui était à la tête de ces unions littéraires. Comme, par exemple, Alfred Bem à Prague (« L’Ermitage des poètes »), Gueorgui Adamovitch (« note parisienne ») et Vladislav Khodasevitch (« La Croisée ») à Paris. De plus, il existait une pléiade de critiques (hommes), qui contribuaient également à la formation de la « norme » littéraire de l’époque, à savoir : Youli Aïkhenvald à Berlin, Piotr Pilski à Riga, Gueorgui Adamovitch et Vladislav Khodassevitch à Paris266.

De ce point de vue, nécessairement, le travail littéraire des « jeunes » femmes écrivains de l’émigration occupait une place secondaire par rapport aux œuvres signées par les hommes écrivains de la génération des aînés. Dans son livre Les Métamorphoses en exil, Olga Demidova adopte une approche sémiotique et élabore un système d’oppositions binaires, par exemple, Paris/province, génération des aînés/jeune génération, rédacteur en

265 « В соответствии с этим сформировался Большой канон эмигрантской литературы, опиравшийся почти исключительно на мужскую в своей основе традицию русской классической литературы ». Ibid., p. 10. Voir à ce sujet l’article précédemment cité de Catherine Géry « Les Classiques face aux pouvoirs ou une petite histoire de la construction, de la déconstruction et de la reconstruction du canon littéraire russe ».

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chef/écrivains et poètes267, ce qui met bien en évidence la stratification symbolique de la diaspora russe en France.

La volonté de sauver coûte que coûte les meilleures traditions de la littérature russe – qui pourrait être résumée par cette fameuse expression de Nina Berberova : « nous ne sommes pas en exil, nous sommes en mission268 » – forge les critères de lecture et d’évaluation d’une œuvre par la critique de l’émigration, qui, pour reprendre l’expression de Sergueï Zenkine, incarne une « tradition nationale vivante de compréhension de la culture269 ». Décrivons rapidement les caractéristiques générales de la critique littéraire de l’émigration en nous référant à un certain nombre d’ouvrages plus ou moins récents.

Tout d’abord, la critique de l’émigration – et la société des émigrés de façon générale – reste fidèle au principe du littératurocentrisme propre à la littérature russe270. Parmi autant de traits formant le panorama du discours critique de l’émigration, ce trait apparaît vraiment comme un des éléments capitaux. Mikhaïl Berg postule que cette tendance littératurocentriste est due à plusieurs circonstances spécifiques, notamment au « stéréotype de la sacralisation du mot, au statut particulier de l’écrivain perçu en tant que maître à penser et prophète, à l’opposition “intelligentsia – peuple” ainsi qu’au système d’interdictions morales271 ». Cette idée – qui renvoie d’ailleurs, entre autres, aux ouvrages de Youri Lotman et est perçue aujourd’hui comme un lieu commun – est assez souvent reprise par les slavisants étrangers dont, par exemple, Catriona Kelly et Leonid Livak qui, à leur tour, mettent l’accent sur cette vision de l’écrivain en tant que « prophète sociopolitique », « apôtre spirituel272 » et « maître à penser273 » tout au long du XIXe et même au XXe siècle. C’est pour cette raison que, selon Livak, la critique de l’émigration

267 O. Demidova, Metamorfozy v izgnanii. Literaturnyj byt russkogo zarubež’â, Sankt-Peterburg, Geperion, 2003. Voir également son article “Literaturnyj byt russkogo zarubež’â kak instrument vlasti”, dans Nauka,

kul’tura i politika russkoj èmigracii, Sankt-Peterburg, Presses universitaire de SPbGUKI, 2004, p. 157-161.

268 «Мы не в изгнаньи, мы в послании». Voir également les autres citations qui vont dans le même sens et qui ont été rassemblés par Oleg Korostelev : O. Korostelev, « Pafos svobody. Literaturnaâ kritika russkoj èmigracii za polveka (1920-1970) », dans O. Korostelev, Ot Adamoviča do Cvetaevoj, op.cit., p. 287.

269 « живая национальная традиция осмысления культуры ». S. Zenkin, «“Geroičeskaâ paradigma” v sovetskom literaturovedenii», dans S. Zenkin, Raboty po teorii, Moskva, NLO, 2012, p. 391.

270 Voir O. Korostelev, « Pafos svobody. Literaturnaâ kritika russkoj èmigracii za polveka (1920-1970) », art. cité., p. 284.

271 « стереотип сакрального отношения к слову, особый статус писателя как властителя дум и пророка, оппозиция “интеллигенция – народ” и система нравственных запретов ». M. Berg, Literaturokratiâ.

Problema prisvoeniâ i pereraspredeleniâ vlasti v literature, Moskva, NLO, 2000, p. 183.

272« sociopolitical prophet », « spiritual apostle ». L. Livak, How it was done in Paris, op.cit., p. 16

273 « master of minds ». C. Kelly, Russian literature. A very short introduction, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 91. Bien évidemment, il s’agit d’une allusion à « властитель дум » de Puškin.

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pouvait pardonner à un auteur un style poétiquement maladroit, si, dans ses livres, il savait soulever et aborder des questions sociales et existentielles d’une grande importance274.

Au niveau thématique, la critique de l’émigration est souvent tournée vers l’analyse des questions existentielles et eschatologiques, liées aux changements et aux catastrophes globales qui traversent l’homme, le monde et la société.

Enfin, cette critique est une critique « d’essai, philosophique, impressionniste275 ». Cette idée met en relief le rejet par la critique de l’émigration des outils d’analyse des formalistes russes. En effet, dans leurs articles, Adamovitch et Khodassevitch examinent les points faibles et les fragilités du formalisme. Cette question, fort passionnante, mérite une étude à part. Ici, nous n’évoquerons que quelques reproches adressés aux chercheurs formalistes afin de mieux cerner la spécificité de la critique russe en exil.

Il est évident que le rejet du formalisme est lié au refus de la culture révolutionnaire incarnée par l’Union soviétique276. En même temps, ce qui agace le plus les éminents critiques de l’émigration, c’est le rôle secondaire, voire marginal, attribué au contenu de l’œuvre littéraire : Khodassevitch est révolté par l’« éviction du contenu », «l’occultation et la mise à l’écart du “thème”277», tandis qu'Adamovitch critique le manque d’analyse de la « psychologie de l’auteur »278. Sans aucun doute, il est assez difficile de tirer des conclusions globales des deux articles cités. Néanmoins, nous pourrions affirmer qu’aux yeux d’Adamovitch et de Khodassevitch, la valeur des pensées et des idées véhiculées par un texte littéraire reste immuable et apparaît comme un des critères incontournables, profondément ancrés dans le domaine de la lecture et de l’analyse littéraire. De ce point de vue, ils restent fidèles à la grande tradition de la littérature russe.

274 Voir L. Livak, How it was done in Paris, op.cit., p. 15.

275 « тип критики эссеистической, философской, импрессионистической». O. Korostelev, « Pafos svobody. Literaturnaâ kritika russkoj èmigracii za polveka (1920-1970) », art. cité, p. 284.

276 Voir cette exclamation de Hodasevič : « В Советской России, где формализм процветает, дошли “до

конца”. Загорланили: долой содержание! ». V. Hodasevič, « O formalizme i formalistah » (1927), dans V. Hodasevič, Sobranie sočinenij v vos’mi tomah, Moskva, Russkij put’, 2010, t.2, p. 393. Cette

confrontation Russie soviétique / Russie hors frontière doit être située historiquement : elle peut être observée jusqu’au début des années 1930, période où les formalistes seront cloués au pilori par le pouvoir soviétique.

277 «игнорация содержания», «замалчивание и отстранение “темы”». Ibid., p. 396.

278 « ...для чего же существует литература, если “психология автора ”, т.е. мысли и чувства его, надежды, сомнения, верования не имеют значения...». G. Adamovič, « Stat’i Y. Tynânova », dans

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