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L’héritage littéraire des filles d’émigration : vers une poétique interne

Partie III

L’héritage littéraire des filles d’émigration : vers une

poétique interne

156 Я думаю, что писать следует о книге, которая взволновала, проникла в душу, независимо от даты ее опубликования. И какое значение может иметь возраст книги? Она рождается каждый раз, как ее читают и каждому являет свое лицо по-разному. Екатерина Бакунина 489 И если между многими младшими писателями чувствовалось сходство, какое бывает между людьми, больными одной и той же болезнью, это не должно заслонять всего, что было в каждом из них по-настоящему индивидуального. Правильно было бы говорить не об общих им всем чертах, а именно о том, что каждого из них отличало от всех других. Но это потребовало бы отдельного исследования, в теперешних условиях почти невозможного. Владимир Варшавский490

489 E. Bakunina, « Sigrid Undset », dans Čisla, Paris, n°6, p. 264.

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Remarques préliminaires : la femme et le modernisme

Avant de procéder à l’analyse des particularités poétiques des filles d’émigration, de proposer une relecture possible de leur héritage littéraire, avant de remettre en cause cette étiquette, fort commode, de « récit de dame » qui a souvent été collée aux textes de plusieurs filles d’émigration, il nous paraît important de dire quelques mots au sujet de la place et du statut de la femme écrivain dans le contexte européen. Car nos auteures vivaient, écrivaient et travaillaient en France. Nous ne pourrons pas cerner en détail toutes les nuances et toute la richesse des rapports féminin/masculin dans la critique et la littérature européenne au moment de l’essor du modernisme, nous ferons néanmoins quelques remarques que nous trouvons indispensables.

Comme nous l’avons déjà vu, le tournant des siècles a fait naître une « femme nouvelle », indépendante, énergique, libre. Ce qui n’a pas toujours été perçu comme un changement positif par les hommes, tant du point de vue social (mouvement suffragiste, par exemple) que littéraire. En effet, les écrivains modernistes comme Ezra Pound, Henry James, Thomas Stearns Eliot voulaient « exclure491 » les femmes du mouvement moderniste. Et cela malgré le fait que certains d’entre eux, dont Yeats, Pound, Hemingway, Joyce, étaient soutenus, artistiquement et financièrement, par des femmes492.

En même temps, cette période est profondément marquée par la dichotomie suivante : culture de masse (associée au travail des femmes) / « haute », « véritable, authentique »493 culture (associée au travail des hommes). Ce qui témoigne, de toute évidence, de la fragilité de la position qu’une femme écrivain occupait dans la hiérarchie

491 « Pound explicitly voiced his desire to exclude women from the modernist movement… ». P. Delany,

Literature, Money and the Market, Palgrave, 2002, p. 150. Voir également P. Childs, Modernism (3e édition), London-New-York, Routledge, 2017, p. 22. Je remercie Leonid Livak pour ces précieux renseignements bibliographiques.

492 «Besides being driven to such ferocious misogyny and racism by feelings of anxiety and competitiveness, however, a number of modernist male writers became as enraged by their economic dependence on women as they were troubled by women’s usurpation of the marketplace ». S. M. Gilbert, S. Gubar, «Tradition and the Female talent», dans The Politics of Gender. Gender and Culture, New-York, Columbia University Press, 1986, p. 198.

« The long roll-call of women who supported modernism financially or morally makes it evident that, even as male modernists decried the influence of female culture, they were profoundly indebted to it, sometimes even for their very survival as artists ». P. Delany, op.cit., p. 151.

493 « high culture », « real, authentic culture ». A. Huyssen, After the Great Divide. Modernism, Mass Culture,

Postmodernism, Indiana University Press, 1986, p.47. A cela, nous pourrions ajouter les réflexions sur

l’« élitisme masculiniste » (« masculinist elitism»), la « célébration de la masculinité » (« celebration of malness »), le « triomphalisme phallique » (« phallic triumphalism »). P. Childs, op.cit., p. 22, p. 23 respectivement.

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littéraire de son temps. Ce n’est pas par hasard que certains chercheurs évoquent le terme de misogynie494.

En ce qui concerne la France plus précisément, il nous paraît important de souligner que les auteures françaises n’ont pas pu échapper non plus aux attaques et sourires ironiques des critiques. Dans son ouvrage495, J.E. Milligan souligne qu’outre une certaine condescendance vis-à-vis de l’écriture des femmes dans le « monde littéraire dominé par les hommes496 », les critiques français faisaient exactement la même distinction entre les qualités littéraires « masculines » et « féminines » de l’écriture. Ainsi Rachilde et Marguerite Yourcenar étaient-elles perçues commes des auteures « masculines », tandis que Colette et Anna de Noailles incarnaient la féminité. L’attribution des caractéristiques « masculines » à une œuvre était vue « comme le plus grand des compliments »497. De plus, du point de vue intellectuel et de la valeur culturelle, la production littéraire des femmes – taxée souvent de féminité en raison de caractéristiques extra-littéraires, dont celle de fragilité, délicatesse, sensibilité féminines – ne pouvait pas se mesurer au rayonnement du travail littéraire des hommes498.

Finalement, les réussites et les talents littéraires des femmes écrivains étaient évalués sur le lien de parenté/intimité qui les rattachait à tel ou tel homme. Pensons, par exemple, à Geneviève Fauconnier, auteure du roman Claude couronné par le Prix Fémina, et sœur d’Alain-Fournier, aux couples Elsa Triolet/Louis Aragon, Clara Goldschmidt/André Malraux…

Comment ne pas penser au mépris de certains critiques russes qui lisaient les textes de femmes : Делать вид, что Фохты и Одоевцевы – тоже русская литература, – значит соблазнять младенцев, значит еще более этот уровень понижать. Дело, конечно, не в толстопузых адвокатах: пусть упиваются Одоевцевой. Дело в молодежи, которая соблазняется и снижается дрянною литературою...499.

494 P. Delany, op.cit., p. 150. Dans son livre, Delany fait référence à l’ouvrage de S. Gilbert et S. Gubar No

Man’s Land (1988).

495 Voir supra, p. 74-78.

496 « the male-dominated literary world ». J.E. Milligan, op.cit., p. 34. A lire également : « Clearly the hegemony of power lay so solidly in male hands that coming to writing was no easy matter for the early 20-th centuary French female author » (p. 37).

497 « the attribution of masculinity as the highest form of compliment ». Ibid., p. 62.

498 « Feminity, presented as the antithetical opposite of masculinity, in its evocation of a woman’s delicate physical form, implies that female-authored literature is of a correspondingly slight intellectual weight and lacks authoritative strength and command ». Ibid., p. 64-65.

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Comme le remarque L. Livak, en commentant cette citation, Khodassevitch rattachait le statut littéraire acquis par Odoevtseva à la gloire et au talent de son mari Gueorgui Ivanov. La grande littérature russe reste Grande, aucun îlot ne dépasse de la surface imperturbable de l’océan littéraire.

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