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Chapitre I. La « jeune littérature » de l’émigration lue par la critique de l’époque : canon et anti-canon

I.2. Sous l’emprise du canon de la Grande littérature russe

I.2. Sous l’emprise du canon de la Grande littérature russe

En ce qui concerne la question du canon littéraire de l’émigration, sujet qui a déjà été exploré par certains chercheurs russes et étrangers, nous ne ferons attention qu’à certains éléments de la « norme » littéraire prônée par des critiques. De façon générale, un texte « russe », lu par la critique littéraire russe dans le contexte de l’exil en France, était marqué par les caractéristiques suivantes (qui découlaient d’ailleurs de la séparation de la forme et du contenu) : « “chaos irrationnel” », « “profondeur spirituelle” », « “humanisme” », « “sincérité” ». Tandis que la littérature française recevait les attributs « négatifs » diamétralement opposés, ceux d’« “artificialité” », de « “froideur rationnelle” », de « “technique” », d’« “éclat” » et de « “formalisme”279 ».

Il est important de souligner que le milieu littéraire de l’émigration russe était traversé par de nombreuses guerres intestines. Pensons aux tensions entre Vladimir Nabokov et la revue de la jeune génération Les Nombres280 ; à la confrontation Vladislav Khodassevitch – Gueorgui Adamovitch281 ; aux relations distantes entre Khodassevitch et Zinaïda Guippius282… Ce qui nous intéresse dans ces « guerres », qui ont été abondamment commentées, c’est le conflit des générations. Si la jeune génération, qui se réunissait dans des cafés de Montparnasse et se groupait autour de l’almanach Les Nombres, avec son programme poétique propre, a été soutenue par Adamovitch, inspirateur de la fameuse « note parisienne283 », par Gueorgui Ivanov, par Dmitri Merezhkovski et Zinaïda Guippius, certains représentants de la génération des aînés284 défendaient les valeurs traditionnelles de la grande littérature russe.

279 «“irrational chaos”», «“spiritual depth”», «“humanism”», «“sincerity”»; « “artificiality” », « “rational coldness” », « “skill” », « “brilliance” », « “formalism” ». L. Livak, How it was done in Paris, op.cit., p. 14-15.

280 N. Mel’nikov, « “Do poslednej kapli černil…” Vladimir Nabokov i “Čisla” », dans Literaturnoe obozrenie, Moskva, 1996, n°2, p. 73-82. Voir également R. Ângirov, « “Primer tavtologii”. Zametki o vojne Vladimira Nabokova s Georgiem Ivanovym », dans Diaspora : novye materialy, Pariž – Sankt-Peterburg, 2005, n°7, p. 594-618.

281 O. Korostelev, « Georgij Adamovič, Vladislav Hodasevič i molodye poèty emigracii. Replika k staromu sporu o vliâniâh », dans O. Korostelev, Ot Adamoviča do Cvetaevoj, op.cit., p. 183-194 ; voir également la note en bas de page n°3 (p. 193 de l’article). L. Livak, « Kritičeskoe hozâjstvo Vladislava Hodaseviča », dans

Diaspora IV. Novye materialy, Pariž –Sankt-Peterburg, Athenaeum-Feniks, 2002, p. 391-456.

282 Û. Terapiano, « Ob odnoj literaturnoj vojne » ; « Oppoziciâ “Zelёnoj lampe” i “Čislam” » dans Û. Terapiano, Literaturnaâ žizn’ russkogo pariža za polveka, op.cit., p. 136-160, p. 185-192.

283 Voir O. Korostelev, « “Parižskaâ nota” i protivistoânie molodežnyh poètičeskih škol russkoj literaturnoj èmigracii », dans O. Korostelev, Ot Adamoviča do Cvetaevoj, op.cit., p. 303-345.

284 Aux côtés des aînés, comme Ivan Bunin ou Boris Zajcev, il y a eu également des représentants de la « jeune » génération, notamment Vladimir Nabokov, Nina Berberova, Galina Kuznecova, qui ne soutenaient pas du tout les recherches poétiques de leurs collègues regroupés autour de la revue Les Nombres. Voir, par exemple, cette exclamation de Kuznecova : « Какое чувство отъединения! Вот вчера привезли домой

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En parlant du canon littéraire, nous pensons avant tout à la grande tradition de la littérature russe que la critique de l’émigration se voyait obligée de préserver. Comme le formulait si bien Khodassevitch dans ses conversations avec Gorodetskaïa :

Большевики стремятся к изничтожению духовного строя, присущего русской литературе. Задача эмигрантской литературы – сохранить этот строй. Это задача столь же литературная, как и политическая. Требовать, чтобы эмигрантские поэты писали стихи на политические темы, – конечно, вздор. Но должно требовать, чтоб их творчество имело русское лицо285.

Ce « visage russe » devrait bel et bien ressembler aux meilleurs exemples de la grande littérature russe du XIXe siècle. Or, les œuvres de la jeune génération, écrites souvent sous forme de « document humain », grouillaient de motifs de solitude, d’ennui, de mort et d’inquiétude ; une composition et un style ouvertement simples, dénués de toutes sortes de fioritures rhétoriques, complétaient le tableau. Comme le résume Galine Tihanov, ils voyaient dans la littérature un champ d’expérimentation et le « document humain » plutôt qu’un exercice de perfectionnement formel et rhétorique286.

Ainsi les jeunes écrivains résistaient et rejetaient la grille d’évaluation élaborée par les aînés.

Un des premiers éléments du canon littéraire à retenir serait ce que Sergueï Zenkine appelle le « paradigme héroïque ». En effet, avec la critique démocratico-révolutionnaire du XIXe siècle, le personnage littéraire était examiné par le biais du « “principe anthropologique” » qui transformait les héros littéraires en « individus moraux indépendants287 » véhiculant un mode de pensée et une conduite existentielle spécifiques. Ce « caractère sacré et absolu du héros littéraire288 » amplifié par le littératurocentrisme contribue à l’identification du personnage à son auteur, appelle la comparaison du “Числа”. Толстенная книжка, и вся “действующая армия” в ней, но какая это армия чужая, равнодушно-неприязненная! ». G. Kuznecova, Grasskij dnevnik, op.cit., p. 153.

285 N. Gorodeckaâ, « V gostâh u Hodaseviča», dans N. Gorodeckaâ, Ostrov odinočestva, op.cit., p. 717-718. A comparer avec ces réflexions de Hodasevič : « мы способствуем разложению эмигрантской

литературы, т.е. единственной ценности, которая еще, видимо, осталась от России […]. В эмиграции

все на счету (почему – другой вопрос). Ныне следует быть отчетливей и строже – а мы как раз только и делаем, что якшаемся черт знает с чем ». L. Livak, « Kritičeskoe hozâjstvo Vladislava Hodaseviča », art.cité, p. 397.

286 Voir G. Tihanov, « Russkaja èmigrantskaâ literaturnaâ kritika i teoriâ meždu dvumâ vojnami », art.cité, p. 362. Pour ébaucher un portrait un peu plus précis de la jeune génération, nous faisons également référence au travail d’Olga Demidova : O. Demidova, Metamorfozy v izgnanii, op.cit., p. 104-105.

287 « “антропологический принцип” », « самостоятельные моральные индивиды ». S. Zenkin, «“Geroičeskaâ paradigma” v sovetskom literaturovedenii », art. cité, p. 395.

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comportement moral de l’auteur et de son personnage. Comme le remarque Mikhaïl Berg, ce trait caractéristique de la critique russe a souvent été considéré – et l’est toujours – comme une fragilité et preuve de son immaturité. Or, le chercheur suppose que cette position témoigne du stéréotype, qui relie le droit à énoncer la « vérité » à la personnalité de celui à qui on a confié cette tâche289.

Ces réflexions des chercheurs contemporains peuvent être mises en parallèle avec l’analyse faite par Nadezhda Gorodetskaïa, une de nos filles d’émigration.

En 1934, après avoir vécu une dizaine d’années en France, Gorodetskaïa déménagea en Angleterre où, pendant de nombreuses années (1956-1968), elle dirigea le premier département d’études slaves à l’Université de Liverpool. C’est à cette période que correspond la rédaction de l’article « Une littérature de questions » (1968). Gorodetskaïa défend le point de vue selon lequel, pour reprendre l’expression de Tchekhov, la littérature russe du XIXe siècle savait « poser correctement des questions290 » qui correspondaient aux grandes interrogations humaines, sociétales et existentielles. Elle cite en appui aussi bien les critiques littéraires, comme Belinski, Pissarev, Dobrolubov, que les écrivains célèbres dont Pouchkine, Gogol, Tourguenev, Hertzen, Tchernychevski, Nekrasov, Tolstoï, Dostoïevski… La chercheuse souligne que la forme interrogative de certains titres de leurs textes (A qui la faute ? Que faire ? Qui vit heureux en Russie ? Quelle est ma foi ?) pourrait déjà fournir un premier argument fort éloquent afin de conforter sa pensée.

Gorodetskaïa écrit qu’« un portrait psychologique complet et fidèle des protagonistes291 » a toujours été d’une grande importance pour la tradition russe, surtout si nous parlons du « réalisme critique ». De ce point de vue, les protagonistes masculins incarnaient une quête spirituelle, existentielle et philosophique (Tchatski, Oneguine, Oblomov, Roudine), tandis que les protagonistes féminins, « hautement idéalisés292 », « représentent de façon symbolique leur pays et posent leurs questions au nom de la Russie293 » (Tatiana d’Evgueni Oneguine, Lubonka de A qui la faute ?, Natalia de Roudine, Katia d’Une banale histoire).

289 Voir M. Berg, op.cit., p. 189. A comparer avec affirmation de Pančenko citée par Berg: « Книга подобна иконе; это духовный авторитет и духовный руководитель » (p. 202).

290 «В “Анне Карениной” и в “Онегине” не решен ни один вопрос, но они Вас вполне удовлетворяют,

потому только, что все вопросы поставлены в них правильно». Phrase citée par Gorodeckaâ : N. Gorodeckaâ, « Literature of questions », dans Canadian Slavic Studies, II, n°1, 1968, p. 110. Il s’agit de la

lettre de Čehov adressée à A. Suvorin (27 octobre 1888).

291 «a full and faithful psychological portrayal of the protagonists». Ibid., p. 104.

292 « highly idealised ». Ibid., p. 105.

293 « …these women represent in a symbolic way their country, ans ask their questions in the name of Russia ». Ibid., p. 106.

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Donc, comme nous pouvons le voir, le héros littéraire russe est souvent chargé d’une mission idéologique, philosophique ou morale.

Un autre pilier du canon littéraire russe de l’émigration se base sur un héritage culturel d’une force inouïe, celui d’Alexandre Pouchkine. Il est important de rappeler qu’à partir de 1925 « Le jour de la culture russe », qui réunissait tous les émigrés à travers le monde, était célébré le 6 juin – le jour de l’anniversaire de Pouchkine. Dans son livre, Hélène Ménégaldo précise que l’église orthodoxe voulait choisir une autre date pour la célébration de cette fête, à savoir : le 28 juillet, le jour où le prince Vladimir baptisa la Russie de Kiev en 988 et la convertit à l’orthodoxie294. Ce qui signifie que la facette littéraire de la grande histoire nationale russe était plus puissante que sa facette religieuse. En d’autres termes, c’est bel et bien Pouchkine, le grand Classique, qui tenait lieu de religion pour la société russe en exil.

Aux yeux de certains, la figure de Pouchkine incarnait non seulement un idéal poétique, mais également toute la culture russe, ainsi que la gloire de son passé historique. Voici ce qu’écrivait à ce sujet Piotr Struve : « l’époque de la Renaissance russe, spirituelle, sociale et étatique, doit commencer sous le signe de la Force et de la Clarté, de la Mesure et de la Cadence, sous le signe de Pierre le Grand éclairé par le génie artistique de Pouchkine 295 ». Les concepts clés, tant idéologiques que poétiques, sont mis en relief par l’emploi des majuscules : force, clarté, mesure….

Alfred Bem craignait, quant à lui, que le rejet des normes de la clarté et de la simplicité établies par Pouchkine ne puisse provoquer chez les écrivains de la jeune génération des changements non seulement dans le style, mais aussi dans la vision du monde296.

Comme nous pouvons le voir, l’œuvre de Pouchkine, avec les qualités qui lui sont propres (clarté, mesure, simplicité), était perçue comme la mesure idéale pour juger de la valeur d’un texte littéraire.

Au-delà de Pouchkine, c’est toute la littérature russe du XIXe siècle qui a été convoquée afin de perpétuer la véritable culture russe : ce n’est pas par hasard que Khodassevitch réclame que la littérature des jeunes écrivains ait un « visage russe » et que

294 Voir E. Menegaldo, Russkie v Pariže 1919-1939, Moskva, Natali Popova “Kstati”, 2001, p. 67.

295 "…эпоха русского Возрожденья, духовного, социального и государственного, должна начаться под знаком Силы и Ясности, Меры и Мерности, под знаком Петра Великого, просветленного художническим гением Пушкина ». Cité dans D. Tumanov, Puškiniana dvuh Rossij, Kazan’, Kazanskij gosudarstvennyj universitet, 2010, p. 72.

296 Voir G. Tihanov, « Russkaja èmigrantskaâ literaturnaâ kritika i teoriâ meždu dvumâ vojnami », art.cité, p. 364.

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Marc Slonim dans ses articles dresse des parallèles entre la jeune génération et les grands noms de la littérature russe (Dostoïevski, Tchekhov)297.