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Le vétéran, seul face aux « mensonges » de sa guerre

Chapitre 3 : Le dilemme du combattant est un dilemme vécu a posteriori

3.4 Le vétéran, seul face aux « mensonges » de sa guerre

L’Irak fut la dernière opération à laquelle je pris part en tant que militaire. Je commençais à avoir ce sentiment diffus, décrit par le grand historien Sir Michael Howard, que pour ma génération cette affaire marquait « notre déclin en tant que bonne puissance, une puissance dont on pouvait attendre un comportement honorable » – comme Suez en marqua le déclin pour sa génération. Pour nombre de soldats comme moi, qui s’étaient engagés pour défendre notre pays et non pour en envahir d’autres, cela fut et demeure une sorte de choc existentiel. Frank Ledwidge214

S’il en est capable physiquement, psychiquement et socialement, si sa réintégration dans la société civile du temps paix le lui permet sans influence extérieure, le vétéran va pouvoir se confronter au dilemme du combattant. Cette confrontation va nécessiter de pouvoir fusionner les référentiels moraux du combattant et de la société civile, à la fois celui que le soldat connaissait au moment de s’engager et celui que le vétéran va retrouver après la guerre. Il devra être capable de créer une cohérence et une continuité entre ces référentiels pour savoir se positionner quant au

214 Frank Ledwidge, Loosing Small Wars: British Military Failure in Iraq and Afghanistan, London,

fait de devoir préserver la vie humaine et de devoir la détruire en même temps. Ce dilemme moral est particulier car il ne se pose pas réellement au moment du choix à effectuer entre les deux actes opposés et contradictoires, mais après. Le vétéran, celui à qui incombe la gestion de ce dilemme a déjà tué ou épargné l’ennemi. Il ne traite pas le dilemme comme un choix impossible avant l’action mais comme un jugement paradoxal a posteriori sur ses actes.

Pour juger si son acte était moral ou pas, il va tenter de réunir les référentiels moraux et de trancher, de décider quelle valeur va être prioritaire sur une autre lorsque les référentiels les opposent. Cela va amener le vétéran à découvrir les éclipses morales mais surtout à mettre fin à plusieurs dénis qui permettaient au soldat de combattre et au civil de conserver sa conscience. Lever les dénis revient pour le vétéran à dénoncer des « mensonges » derrière lesquels il se trouvait abrité au moment de l’éclipse morale du combat.

Le premier mensonge est très personnel et ne concerne que le vétéran lui- même. Il s’agit du mensonge auto-infligé sur la réalité du métier de soldat et sur la guerre : le combattant tue et/ou meurt.

L’attrait du métier des armes, en tant que source d’aventure, de voyages, et de rite de passage à l’âge adulte, s’accompagne d’un déni de la réalité brutale de la guerre et des opérations. Mais le citoyen qui veut devenir soldat ne voit dans les horreurs de la guerre que des épreuves qui lui permettront de grandir. Comme l’exprime Richard Holmes, « l’ironie, c’est que décrire l’expérience de la guerre dans toute sa cruauté et son horreur a souvent pour effet de la rendre non pas moins mais plus désirable215».

Le futur combattant voit dans la guerre la possibilité de devenir un homme, de se frotter aux difficultés, de regarder la mort en face, de gagner des médailles et de la reconnaissance. Il ne s’imagine pas devoir tuer, devoir ramasser des morceaux de chair, ni les odeurs qui accompagnent ces moments-là. Pourtant, il s’agit d’un déni de sa part, car personne n’a jamais caché que la guerre faisait des morts et des blessés. Le premier mensonge que découvre le vétéran est donc le sien : il s’est menti sur ce qu’il pensait trouver à la guerre.

Le film documentaire Korengal en donne un exemple très précis : le sergent Brendan O’Byrne216. Ce film documentaire suit une compagnie d’infanterie dans son

deuxième déploiement en Afghanistan (le premier avait été suivi dans le film documentaire Restrepo, du nom du poste de combat baptisé ainsi en l’honneur du premier tué au combat de l’unité217). Vers la fin de son deuxième déploiement, le

sergent explique qu’il déteste ce qu’il fait en Afghanistan. Il déteste voir ses frères d’armes perdre la vie ou des membres, et il déteste devoir maltraiter, par le simple fait d’être là et de faire sa mission, la population et même ses ennemis. Il ajoute qu’il n’est absolument pas une personne religieuse mais que sa vie de combattant le fait se sentir coupable et perturbe sa conscience. Il reste en même temps lucide sur ce qui se passe au combat, le besoin de protéger ses hommes et ses camarades, de remplir sa mission, et l’éclipse morale des conditions du combat. Il précise ainsi que, même avec le recul qu’il a désormais, il ferait les mêmes choix car c’était, sur le moment, les seuls choix qui s’imposaient.

Ce que le sergent O’Byrne nous apprend sur le mensonge que perçoit le vétéran réside dans ce qu’il déteste le plus quand il rentre au pays : il ne supporte pas que ses concitoyens lui disent « Tu as fait ce que tu avais à faire. » Pour lui, c’est justement le point central : il n’avait pas à faire tout cela. Il a choisi. Même, il avait envie de cela. Il a choisi de s’engager, il a choisi d’aller dans une unité parachutiste (il a même dû faire des efforts et passer des sélections spécifiques). Il était volontaire pour l’Afghanistan. Lui dire qu’il a fait ce qu’il avait à faire est un mensonge : il n’avait pas à le faire. Ce mensonge le renvoie au sien, c’est-à-dire à son déni de l’horreur de la guerre.

Ce déni que le vétéran « démasque » et qui constitue pour lui le premier des mensonges révélés par son jugement du dilemme est le fondement même du dilemme. En effet, quand le sergent O’Byrne déclare qu’il a toujours eu le choix, il reconnaît l’existence du dilemme du combattant.

Il aurait pu choisir de ne pas s’engager, et se retrouver ainsi dans la situation promue par le philosophe suisse Nicolas Tavaglione. Celui-ci explique que le soldat

216 Sebastian Junger, Battle Company Korengal, prod. Gold Crest Films, distrib. Saboteur Media, 2014,

1 film (84 min.).

217 Sebastian Junger et Tim Hetherington, Restrepo, prod. Outpost Films, distrib. National Geographic

ne peut jamais être sûr de participer à une guerre juste et qu’il ne peut donc jamais être certain que le fait de tuer l’ennemi soit moral. Le citoyen doit donc éviter le dilemme moral du combattant en ne s’engageant pas. Le fait d’être confronté au dilemme et de pouvoir effectuer une action immorale est de la responsabilité du soldat qui aurait dû ne jamais s’engager, ou refuser l’appel sous les drapeaux : c’est la « présomption pacifiste218».

Ce premier « mensonge » dont le vétéran prend conscience au moment de se confronter au dilemme du combattant en confirme l’existence puisqu’il confirme un choix fait par le citoyen-soldat. La fin du déni de cruauté du combat est également le moyen d’admettre la cruauté des actes que le combattant y effectue. Le vétéran ne pourra ainsi pas réaliser de déni sur le fait d’avoir tué l’ennemi ou laissé tuer ses camarades en fonction de ses actions au combat.

Après avoir posé la réalité de ses actions et le fait qu’elles sont le fruit de choix (quand bien même certains choix seraient exprimés au moment crucial sous la forme de réflexes), le vétéran s’interroge sur le bien-fondé de son action. Il peut y découvrir d’autres dénis ou d’autres mensonges, à commencer par le fait de s’être battu pour une mauvaise cause. Cet aspect a un impact direct sur son jugement par rapport au dilemme du combattant. Après avoir accepté que le choix existait bien, le fait de se poser la question des raisons de la guerre va orienter le vétéran sur le devoir de tuer l’ennemi, notamment pour savoir si l’État et la société étaient en droit de lui imposer d’accomplir la mission et de tuer l’ennemi pour y parvenir.

Cité en épigraphe de cette partie, l’ancien officier de renseignement Frank Lewidge a quitté l’armée britannique après quinze ans de service. Sa décision de changer de vie professionnelle est liée à sa participation à la cellule multinationale chargée de trouver les armes de destructions massives lors de l’invasion de l’Irak.

Comme il l’écrit, cette guerre a fait naître chez lui le doute quant à l’intégrité de son pays, en tant que puissance mondiale. Si la possibilité d’un mensonge sur la scène internationale pour justifier une attaque est en soi choquante, elle l’est d’autant plus pour le vétéran. Le vétéran va en effet considérer qu’il ne s’agit pas seulement

d’un mensonge du Premier ministre, mais de la nation tout entière. Le combattant se bat pour ses frères d’armes mais aussi pour protéger ses concitoyens. C’est cet élément de préservation de la vie des concitoyens qui permet d’imaginer comme moral le devoir de tuer l’ennemi. Or si le mensonge sur les raisons de faire la guerre supprime cet élément, il supprime la moralité du devoir de tuer l’ennemi.

Faire la guerre pour de mauvaises raisons supprime en réalité le dilemme du combattant. Comme ce dilemme porte sur un choix déjà effectué et se traduit en un jugement de ses actes par le vétéran, le fait de rendre le dilemme nul car l’un des deux choix ne peut plus être considéré comme moral revient pour le vétéran à devoir assumer un acte clairement moral ou clairement immoral, même s’il a pu sincèrement considérer cet acte comme moral lors de la guerre.

C’est ce qu’exprime Jeff Mac Mahan dans Killing in War : « Cela signifie que nous devons cesser de rassurer les soldats et leur dire qu’ils peuvent se battre dans une guerre injuste à condition de se conduire de manière honorable sur le champ de bataille, en se battant selon les règles d’engagement. Nous devons cesser de les considérer comme de simples instruments ou automates et leur reconnaître l’autonomie morale et donc la responsabilité morale219».

Pour autant, l’analyse de Jeff Mac Mahan suppose que le soldat sache, pendant la guerre, qu’il se bat dans une guerre injuste. Cela suppose également qu’au moment du dilemme du combattant, il soit réellement en position de choisir moralement entre les deux devoirs. Cela revient alors à imposer au vétéran notre jugement sur ses actes, ce qui correspond aux « attendus » et « regards des autres » évoqués dans la partie précédente.

Prêter au combattant des facultés et des opportunités de décision morale dans des conditions pures et parfaites est un déni de sa propriété exclusive du dilemme : nous ne pouvons pas dire au vétéran s’il a agi moralement ou pas, que ce soit par un simple « Thank you for your service » ou un « refus de retour ». Le dilemme du combattant n’appartient qu’au combattant, celui qui a actionné ou non son arme. La moralité des ordres donnés, celle de la déclaration de guerre, celle de l’envoi des troupes, ou encore celle du cautionnement des opérations par l’opinion publique, sont

la propriété d’autres personnes, comme nous le verrons en seconde partie de cette thèse.

Les raisons de la guerre sont un élément que le vétéran intègre a posteriori dans sa vision et son jugement du dilemme du combattant. S’il n’avait pas cru aux raisons de la guerre et à la nécessité de protéger la population, le devoir moral de tuer l’ennemi n’aurait pas eu lieu d’être et il n’y aurait pas eu de dilemme.

Lorsque le vétéran fusionne et essaie de concilier les référentiels moraux de la guerre et du temps de paix, le « mensonge » des raisons de la guerre peut se révéler et lui impose de juger l’un des deux éléments du dilemme comme n’étant plus un devoir moral. Pour cela, il faut cependant que deux autres éléments soient pris en compte : le devoir de préserver la vie des concitoyens, qui peut être vrai même si les raisons de la guerre sont fausses, et le devoir de préserver la vie de ses frères d’armes.

La Seconde Guerre mondiale a interpellé les sciences humaines sur le fait que des hommes et des femmes puissent obéir à un système politique abject. L’expérience de Stanley Milgram220 est un exemple des interrogations posées après l’Allemagne nazie. Wendy Lower a quant à elle étudié la place des femmes dans cette Allemagne nazie et notamment les femmes qui ont commis des atrocités, des crimes de guerre. Elle en tire la conclusion suivante : « Malgré le peu de documents dont nous disposons sur les cas avérés de crime, il faut les prendre très au sérieux et ne pas y voir des exceptions négligeables. Les "furies de Hitler" n’étaient pas des sociopathes marginales. Elles étaient convaincues que la violence de leurs actes trouvait sa justification dans le châtiment vengeur des ennemis du Reich. De leur point de vue, ces actes n’étaient que l’expression de leur loyauté221».

Cette conclusion dégage l’hypothèse de personnes incapables de raisonnement moral, puisqu’elle explique que les femmes étudiées n’étaient pas des psychopathes. Elle précise alors que ces femmes se sentaient justifiées dans leurs actes face aux ennemis de leurs concitoyens du Reich. Si la moralité du système politique était déjà mise en doute, l’aspect lié à la défense de la population, des compatriotes, pouvait être

220 Voir page 32 de cette thèse.

221 Wendy Lower, Les Furies de Hitler : Comment les femmes allemandes ont participé à la Shoah,

une justification morale suffisamment puissante pour entreprendre de mener la guerre. Le système nazi reposait d’ailleurs sur cet affect, en mettant en avant le peuple allemand à protéger, peuple supérieur entouré d’autres peuples que le système politique travaillait à déshumaniser.

Qu’il y ait eu des armes de destruction massive ou non en Irak, les soldats qui y ont été déployés l’étaient avec le sentiment d’assurer la sécurité de leurs familles et de leurs concitoyens, exactement comme les soldats français déployés en Afghanistan ou au Mali. Ceci est un point essentiel pour le vétéran lorsqu’il fusionne les référentiels moraux pour juger ses actes « post-dilemme ». Il peut accorder la priorité morale aux causes de la guerre et à leur véracité ou bien au fait de protéger ses concitoyens, ce qui peut être vrai même lorsque le déclenchement de la guerre repose sur un mensonge.

Ce raisonnement peut aller encore une étape plus loin en prenant en considération le devoir moral de protéger ses frères d’armes.

Le vétéran est propriétaire de son dilemme moral. Il peut considérer que sa responsabilité – et c’est encore plus vrai pour les cadres – est avant toute chose celle de préserver la vie de ses camarades. Dans les conflits actuels, où la définition de la mission à accomplir est floue ou difficile à appréhender clairement, cette responsabilité morale est d’autant plus forte. En effet, que ce soit dans les montagnes afghanes ou celles du Mali, le soldat voit clairement comment son action peut protéger la vie de son camarade. La relation entre son action et la sécurité des concitoyens sur le sol national est moins directe et moins évidente.

Dans les conditions du combat, la fraternité d’armes est quasiment le seul levier de motivation des combattants. SLA Marshall avait conclu de ses études lors de la Seconde Guerre mondiale que les soldats ne se battaient pas pour des idéaux ou même leur pays, mais pour protéger leurs camarades. En Irak en 2003, la motivation était la même222.

Au moment où le vétéran analyse ses actes de combat au regard des référentiels moraux qu’il tente de fusionner ou de réconcilier, il peut donner la priorité à cet aspect

222 SLA Marshal, Men Against Fire, op. cit., et L. Wong et al., Why they Fight, op. cit. Voir page 41 de

du devoir moral de tuer l’ennemi : sauver les vies de ses frères d’armes. Le lieutenant américain Mike Scotti en constitue un exemple très clair.

Il s’est filmé, sous la forme d’un journal de marche audiovisuel, pendant son déploiement et sa participation à l’invasion de l’Irak en 2003. Son journal a ensuite donné lieu à un film documentaire223. À la fin du documentaire, le spectateur retrouve

le lieutenant Scotti chez lui, à New York, en 2004, à l’époque où l’invasion est terminée, que les troupes tentent de stabiliser le pays et que le mensonge sur les armes de destruction massives est connu. Le lieutenant Scotti est perdu car il ne sait pas comment considérer son action en Irak. Il a le sentiment d’avoir fait son devoir, d’avoir été utile à son pays, mais en même temps d’avoir agi sur un mensonge, et donc pour rien. Il est en revanche sûr et certain d’une chose : « J’y retournerai. Pas pour une cause, pas pour mon pays, mais pour le Corps. Parce que je suis un Marine et que, là, tout de suite, c’est la seule chose en laquelle je puisse avoir confiance224».

Dans ce cas, la moralité du devoir de tuer l’ennemi est justifiée jusqu’au moment du combat et le dilemme du combattant existe toujours au moment où le vétéran le prend en considération et tente de juger ses actes.

Les conflits actuels, les guerres de valeurs, peuvent amener le vétéran à tenir le raisonnement totalement opposé quant à la potentielle moralité du devoir de tuer l’ennemi.

Les guerres de valeurs ont lieu loin de la société d’origine du soldat : Irak, Afghanistan, Mali, etc. Le territoire national n’est pas directement menacé d’invasion. La justification de la guerre est alors indirecte et porte sur le fait de maintenir « au loin » les potentielles attaques terroristes. Avec le recul, au moment de juger le dilemme, le vétéran peut considérer que le devoir de tuer l’ennemi ne permettait de protéger aucune vie. Contrairement à celui qui inclura dans le référentiel moral la protection de la vie de ses frères d’armes, le vétéran qui prend en compte le « mensonge de l’intérêt commun » va considérer que la guerre n’aurait pas dû avoir lieu, donc que la vie de ses frères d’armes n’est pas un élément de son dilemme, mais

223 Kristian Fraga et Mickael Scotti, Severe Clear: This is War, prod. Sirk Production, distrib. G2

Pictures, 2012, 1 film (93 min.).

de celui du dirigeant qui a ordonné l’envoi de troupes. Le vétéran va alors voir dans le rôle qu’il joue la vanité et l’iniquité de l’action et le fait que cela n’a rien changé à rien et que la menace envers la population est la même que si aucune guerre de valeurs n’avait eu lieu.

Le plus souvent, cette considération va de pair avec le questionnement des