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Tuer l’ennemi : un dernier recours qui n’en est pas moins un devoir de soldat

La société occidentale, dont l’interdit du meurtre est l’un des principes fondateurs, impose le respect de la vie humaine aux individus qui la composent. Ceux- ci intériorisent cette valeur et développent, pour la plupart, un blocage psychologique au fait de tuer une autre personne. La société a cependant besoin d’assurer sa propre survie et peut utiliser la violence à cette fin. Il faut donc qu’elle autorise une partie de ses membres à utiliser la violence pour maintenir son existence (les forces armées) et son fonctionnement (les forces de l’ordre). Dans le cas du soldat, elle attend des individus en question qu’ils utilisent la violence, car, dans le cas contraire, la survie du groupe est menacée. Ce besoin d’homicides protecteurs implique plusieurs aménagements de l’interdit du meurtre. Ces aménagements portent sur la respectabilité de la vie à détruire, sur le fait que le meurtre soit un dernier recours nécessaire et enfin sur la responsabilité qu’implique la mission confiée au soldat sur la survie du groupe. Ils nous amènent à la seconde partie du dilemme du combattant : le devoir de tuer. Le terme de « devoir » désigne à la fois l’obligation statutaire, bien définie, et la responsabilité morale du soldat vis-à-vis de ses concitoyens et de ses frères d’armes, c’est-à-dire ce que l’on attend de lui pour assurer notre survie, ou nos intérêts.

Alors que le meurtre est l’interdit suprême de la société qu’il doit défendre, on demande au soldat de le commettre sur des inconnus. Il faut abaisser le seuil de blocage qu’a créé chez lui l’interdit de l’homicide. Pour rendre l’homicide guerrier plus acceptable, il faut démontrer en quoi il est particulier et diffère de l’interdiction normale, c’est-à-dire habituellement admise, du meurtre.

La première particularité de cet homicide réside dans sa victime. Dans le cas le plus fréquent de la guerre, et le plus simple également, la cible du soldat est le soldat ennemi. Ce dernier est bien identifié par son uniforme et a pour mission de tuer notre soldat. La particularité de l’ennemi, c’est qu’il a tacitement accepté de se faire tuer, en l’échange d’avoir obtenu le pouvoir de tuer lui aussi. C’est ce qui est catégorisé selon l’appellation du « duel ». C’est sous le prisme du duel que Carl von Clausewitz aborde son étude globale de la guerre, l’affrontement des volontés de deux États, qui se retrouve, parmi d’autres expressions, dans l’affrontement de volontés des soldats sur le terrain63.

Si, comme Jeff Mac Mahan et l’école d’Oxford, nous considérons les interrogations éthiques du point de vue de l’individu, les justifications liées au contexte exceptionnel de la guerre et à l’acceptation par le soldat de sa mort, c’est-à-dire de son meurtre, trouvent leurs limites. En effet, si tuer un autre être humain est un mal, cela doit être un mal dans toutes les situations. D’ailleurs, même quand un être humain souhaite mourir, le tuer reste, sinon une interdiction, a minima un réel problème éthique qui exige un encadrement juridique précis et variable selon les états. Dans le cas de la guerre, la question reviendrait à se demander en quoi la guerre en elle-même suffirait à rendre le meurtre soudainement acceptable alors qu’il s’agit d’un interdit universalisé.

La réponse de l’école d’Oxford, fondée sur la pensée de saint Thomas d’Aquin et les droits naturels, est présentée de façon très simple par Edward Barrett : les faits graves commis par le soldat agresseur entraîne une « perte de dignité et de droits [naturels]64 ». En d’autres termes, un soldat ennemi qui s’engage dans une guerre, en

particulier s’il ne peut pas être sûr qu’il s’agisse d’une guerre juste65, va « perdre » son

statut d’être humain à part entière. Le tuer ne reviendra donc pas à tuer un autre être humain et notre soldat pourra accomplir la tâche qu’on lui a ordonnée.

63 Carl von Clausewitz, De la Guerre, rééd. (1832), trad. L. Murawiec, Paris, Perrin (coll. Tempus),

2014.

64 Edward Barrett, « Reliable Old Wineskins: The Applicability of the Just War Tradition to Military

Cyber Operations », Philosophy and Technology, 2015, 28, n° 3, p. 387-405. Notre traduction.

65 Nous discuterons le sujet de la guerre juste en deuxième partie. Pour l’instant, nous considérons que

Cette position permettrait de mettre fin au dilemme du combattant puisque, si l’ennemi n’est pas un être humain, rien n’interdit de le tuer. Toutefois, cette vision ne peut pas être considérée comme acceptable.

Tout d’abord, si cette position était généralisée à la société civile, elle autoriserait la peine de mort, qui certes existe encore dans certains pays occidentaux, mais aussi l’homicide en dehors du cadre de la légitime défense. Tout individu qui commettrait un crime, et donc perdrait sa dignité d’être humain, pourrait être tué par n’importe qui sans que ce soit un meurtre.

Surtout, cette position ne correspond pas à la réalité étudiée supra au travers des analyses de SLA Marshall et de Dave Grossman. Ces études laissent penser que les soldats considèrent le fait de tuer l’ennemi comme un meurtre et que certains n’y arrivent pas ou tentent à tout prix d’éviter d’avoir à le faire. La raison profonde de cette inefficacité de l’argument de « l’être inhumain » que le soldat aurait le droit de tuer réside dans le fait que l’ennemi reste un être humain malgré tout. Il faut d’ailleurs de la distance – physique et/ou psychologique – pour faire oublier cet état de fait.

La justification du meurtre en guerre, si elle est utilisée pour convaincre le soldat que l’obligation de tuer est acceptable, ne permet pas d’éliminer la partie « interdiction de tuer » du dilemme du combattant.

L’autre partie du dilemme, « l’obligation de tuer », doit, elle aussi, être justifiée et inculquée au soldat. Elle l’est bien sûr d’un point de vue légal et statutaire puisque le soldat doit accomplir la mission reçue à tout prix et en est pénalement déchargé. D’un point de vue moral, cette obligation est avant tout celle d’arrêter l’ennemi et d’empêcher son action. L’obligation de tuer va donc découler d’une obligation qui, en soi, est recevable puisqu’il s’agit de préserver des vies humaines, celles de nos concitoyens.

Arrêter l’ennemi, empêcher son action et le soumettre à notre volonté sont les buts de la guerre. Sun Tzu, dans l’Art de la Guerre, expliquait déjà que le meilleur stratège est celui qui atteint ce but sans même livrer de combat. L’obligation d’accomplir la mission qui pèse sur le soldat peut être déclinée en plusieurs possibilités et modes d’action. Certaines d’entre elles permettent le succès sans tuer l’ennemi. On peut le neutraliser par des moyens non létaux, on peut le faire prisonnier ou le rendre inapte au combat sans pour autant commettre un meurtre.

Le dilemme du combattant suppose pourtant qu’il faille tuer l’ennemi, sinon, il n’y aurait pas de deuxième devoir incompatible avec le premier. À l’échelle de l’état, le fait d’être en guerre implique la possibilité que détruire l’ennemi, ou a minima détruire une partie de ses forces armées, soit la seule solution réalisable ou envisageable. Pour soumettre l’ennemi à notre volonté, il faut souvent l’affaiblir, par divers moyens, dont la destruction ou l’homicide.

Il se peut que la démonstration de force suffise à faire plier l’ennemi sans combat ni meurtre. Il peut s’agir de la dissuasion, comme avec l’armement nucléaire ou, à l’échelle tactique, c’est-à-dire « sur le terrain », du passage bas et rapide de chasseurs-bombardiers qui sapent la volonté de combattre de l’ennemi en lui ôtant tout espoir de victoire et de survie (show of force). Dans ces cas, la victoire sans combat préconisé par Sun Tzu est réalisée et la victoire d’une volonté sur l’autre, but de la guerre selon Clausewitz, est atteinte.

Il se peut également parfois qu’il faille concrétiser ce travail sur la volonté de l’ennemi par la destruction de plusieurs unités de combat ou de capacités opérationnelles, par exemple en détruisant ses bases aériennes et avions de combat ou en neutralisant ses unités de chars, rendant le combat tellement défavorable qu’il abandonne. Il faut d’autres fois se battre à grande échelle, comme lors des Guerres mondiales ou, sur un territoire plus limité, de la guerre des Malouines.

Au niveau de l’état, l’obligation de détruire des vies humaines pour gagner la guerre n’est donc pas évidente. Potentiellement, un état peut gagner une guerre sans tuer. Les choses sont toutefois différentes pour le soldat puisque, lorsque l’État décide de l’utiliser, c’est que la décision de détruire a été prise.

La part jouée par l’obligation de tuer dans le dilemme du combattant est très réduite comparée à celle jouée par l’interdiction de tuer. L’obligation qu’a le soldat est celle de remplir la mission et de remporter la guerre. Remporter la guerre peut se faire sans destruction, par des moyens de pression économique, par exemple. L’emploi du soldat ne se fera cependant que pour l’utilisation de moyens coercitifs et donc pour des missions de destruction. Même dans le cas d’un blocus économique, les marins engagés par un État ont l’obligation de détruire les navires qui voudraient rompre le blocus. Ils ont une mission de destruction. Une sanction économique sans menace de

destruction ne pourrait être qu’un boycott et son impact serait différent de celui d’un blocus.

L’exemple du blocus économique apporte un autre éclairage important au dilemme du combattant, celui de la responsabilité finale de tuer. Si un état décide d’un blocus économique ou d’un embargo, l’obligation des soldats engagés sur place sera de réussir la mission, donc d’empêcher les navires de franchir les limites fixées. Si un bateau force le passage, le commandement militaire va ordonner sa destruction et le marin canonnier devra ouvrir le feu sur ce navire à détruire.

D’un point de vue légal, la responsabilité de l’acte de destruction est assurée par l’État. En France, le code de la défense prévoit dans son article L. 4123-12 que : « […] N’est pas pénalement responsable le militaire qui, dans le respect des règles du droit international et dans le cadre d’une opération mobilisant des capacités militaires […], exerce des mesures de coercition ou fait usage de la force armée, ou en donne l’ordre, lorsque cela est nécessaire à l’exercice de sa mission. »

Du point de vue de la responsabilité individuelle de l’acte, en revanche, c’est bien le tireur, celui qui a visé et déclenché le tir, qui est physiquement responsable de la destruction. Les études de Marshall et Grossman font référence à des soldats qui, justement, évitent d’être le responsable de la destruction de l’ennemi. Le dilemme moral sur le fait de tuer en guerre est donc bien un dilemme individuel et repose sur un aspect moral et non légal.

Le soldat n’a cependant pas que l’obligation statutaire de devoir détruire l’ennemi. Il porte également une responsabilité morale vis-à-vis de ses concitoyens et de ses camarades.

Si le soldat ne détruit pas l’ennemi, il laisse potentiellement l’ennemi tuer ses concitoyens. Dans des contextes différents de celui des guerres de survie, la logique est moins évidente, car la conséquence n’est pas directe. Un soldat qui refuse de combattre et de tuer face aux Allemands lors de la Première Guerre mondiale va laisser presque directement exposés ses compatriotes. Pour un soldat qui refuse de se battre en Afghanistan, l’impact sur la sécurité des citoyens français est moins évident à

démontrer. En 1914, le Poilu qui ne voulait pas combattre risquait d’être exécuté. En 2014, les conséquences étaient moins lourdes et moins immédiates.

Lors d’un entretien informel le 16 février 2012, le commandant Jesper S., des forces spéciales danoises, a rapporté comment l’un de ses soldats a comparu en cour martiale pour avoir refusé de partir en patrouille lors d’une mission de six mois en Afghanistan. Le soldat, après plusieurs mois de patrouilles, de surveillance et après des combats contre les Taliban, a décidé d’arrêter d’effectuer sa mission et a refusé de partir en patrouille. La cour martiale l’a condamné au motif que son refus d’exécuter la mission entraînait un risque pour la sécurité du peuple danois, qu’il avait juré de défendre et de protéger. Une circonstance aggravante invoquée a été le fait qu’il s’agisse d’un soldat professionnel. La cour aurait de la même façon jugé comme un manquement au devoir le refus de patrouiller de la part d’un conscrit, mais l’engagement volontaire de ce soldat professionnel augmente les attentes qu’ont ses concitoyens envers lui.

La responsabilité du soldat vis-à-vis de ses concitoyens est une obligation légale, mais elle constitue également un devoir moral, puisqu’il existe un contrat moral entre les citoyens qui paient pour « l’effort de défense » en échange de l’assurance que les soldats assureront leur intégrité physique et, même, leur confort.

Le devoir moral du soldat quant au fait de tuer l’ennemi ne porte pas seulement sur les citoyens, mais aussi, et de manière plus sensible et plus directe, sur ses camarades de combat. Un exemple particulièrement édifiant de ce devoir moral, qui correspond à l’attente des autres soldats quant au fait que leur camarade sera celui qui assurera leur survie en se battant pour eux, est celui de Desmond Doss, dont le film Hacksaw Ridge retrace la vie66.

Cet Américain, fils d’un vétéran de la Première Guerre mondiale présenté dans le film comme atteint d’un syndrome de stress post-traumatique, a été le premier et à ce jour le seul récipiendaire de la medal of honor67 à n’avoir pas tiré un seul coup de

66 Mel Gibson, Hacksaw Ridge, prod. Cross Creek Pictures, distrib. Summit Entertainment, 2016, 1 film

(139 min.). Le titre français du film est Tu ne tueras point.

67 Plus haute distinction militaire américaine, remise par le président, au nom du Congrès. Pour la

Seconde Guerre mondiale, 471 médailles ont été attribuées pour plus de seize millions de militaires engagés dans les différentes opérations.

feu. Très pieux et traumatisé après avoir failli tuer son frère dans une bagarre d’enfant, il s’engage dans l’armée au moment de la Seconde Guerre mondiale en pensant servir comme infirmier et donc ne pas avoir besoin d’utiliser d’arme. Lors de sa formation initiale à Fort Jackson, il est déclaré objecteur de conscience.

La réaction de ses camarades et de son encadrement est que sa décision de ne pas tuer d’ennemi se traduit directement en refus de les protéger. En effet, au sein de l’unité de combat, ce que les sociologues identifient comme un groupe primaire, la motivation principale du soldat à combattre est de protéger ses camarades. SLA Marshall avait déjà mis en lumière cette motivation au combat dans son livre. Une étude menée pendant la guerre d’Irak par Leonard Wong arrive à la même conclusion68. Pour Sebastian Junger, c’est même cette responsabilité envers les camarades qui poussent les blessés à vouloir revenir au combat le plus vite possible et c’est cette assurance de savoir que les autres sont là pour eux qui ferait que plusieurs vétérans regrettent la guerre et cette fraternité d’armes69.

Desmond Doss va alors subir des réprimandes de la part de son encadrement et des représailles de la part de ses camarades. Il sera même jugé par la justice militaire qui finira par reconnaître que son refus de porter une arme est un droit constitutionnel. La valeur militaire de Desmond Doss sera finalement reconnue lors de la bataille d’Okinawa au cours de laquelle, en restant sur place malgré l’ordre de repli, il sauvera plus de soixante-quinze camarades, pour la plupart jusqu’alors considérés comme morts au combat. Il sera lui-même blessé lors de la contre-attaque et de la victoire finale.

Dans le cas de Desmond Doss, le refus de tuer l’ennemi est vécu comme une trahison par ses camarades, un refus de défendre leurs vies à eux, et c’est seulement après avoir sauvé des soldats américains au péril de sa vie qu’il sera considéré comme un soldat à part entière et un héros national. Ceci étant, la mise en valeur d’un soldat qui refuse de tuer est exceptionnelle et délicate. À titre d’exemple, le film qui met Desmond Doss à l’honneur a mis quatorze ans à voir le jour.

68 Leonard Wong et al, Why They Fight: Combat Motivation in the Iraq War, Carlisle Barracks, PA, US

Army War College Strategic Studies Institute, 2003.

L’obligation statutaire du soldat d’accomplir sa mission par tous les moyens inclut le combat et le fait de tuer l’ennemi. Il s’agit même d’un véritable attendu de la part de la population et de la part de ses camarades de combat. En ce sens, il s’établit une responsabilité morale du soldat envers les autres soldats de manière directe et immédiate et envers ses concitoyens de manière plus ou moins indirecte et différée. Cette responsabilité morale se traduit en devoir à accomplir de la part du soldat : s’il ne neutralise pas l’ennemi, il condamne ses camarades et ses concitoyens.

Le devoir de neutraliser l’ennemi est donc un devoir moral pour le soldat. Parfois, ce devoir peut se traduire en devoir de tuer l’ennemi, plaçant alors le soldat dans un dilemme entre devoir de ne pas tuer et devoir de tuer.

1.3 La décision finale et l’acte de tuer ne se rencontrent qu’en un moment