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Le retour à la société civile du combattant: un enjeu de réinsertion morale

Chapitre 3 : Le dilemme du combattant est un dilemme vécu a posteriori

3.1 Le retour à la société civile du combattant: un enjeu de réinsertion morale

Après le front, on ne peut plus être le même homme. Le front rend libre.

Bernard Maris182 Ce qui différencie le vétéran du citoyen ordinaire, c’est que l’un pense en général que le respect de la vie humaine est un devoir moral absolu, alors que l’autre a appris, vu, et même fait en sorte que l’anéantissement d’autres êtres humains soit la raison de sa survie et de la survie des siens. Le vétéran sait que l’interdit de tuer son

182 Bernard Maris, L’Homme dans la guerre : Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Paris, Grasset,

prochain ne tient pas et que des situations existent dans lesquelles on peut même être félicité pour l’avoir enfreint.

Pour le vétéran, redevenir un citoyen est un acte bien plus compliqué que le simple retour au pays. D’une part, il peut refuser de vouloir se réinsérer dans la société du temps de paix, car il refuse d’accepter la fin de la guerre, ou de sa guerre, et souhaite rester le plus possible dans un référentiel proche de celui des opérations et du combat. Il s’agit alors de « nier » le retour. Le retour peut également être « refusé » au vétéran, c’est-à-dire que la société posera des obstacles à sa réintégration ou tout simplement ne prévoira pas de place pour les vétérans.

Les séances de suivi psychiatrique que Theodore Nadelson relate dans son livre l’ont amené à l’épilogue suivant : « Les vétérans m’ont parlé des dégâts de la guerre. Mais ils m’ont aussi parlé de leur découverte, au milieu de la terreur, de l’absence des contraintes sociales qu’ils avaient connues avant la guerre, de la liberté, et d’un émerveillement au-delà de tout ce qu’ils avaient connu jusque-là183». Une des analyses de ce phénomène est celle de l’addiction au danger et à l’adrénaline, sur le modèle des pratiquants de sports extrêmes. Cette analyse n’est toutefois que partielle, car elle ne prend pas en considération ce que souligne Nadelson : la libération des contraintes sociales, et parmi elles l’interdiction de tuer autrui. La liberté qu’ont ressentie les combattants ne peut pas se retrouver dans leur société d’origine et certains y voient la raison d’un véritable malaise, une difficulté de réadaptation aux contraintes sociales.

Ce premier phénomène constitue l’un des obstacles possibles à la réinsertion du vétéran dans la société civile et cette difficulté de réinsertion aura un impact sur sa façon de considérer a posteriori le dilemme du combattant.

Pour le vétéran, nier le retour à la vie civile constituera un rejet des anciennes valeurs, celles de la société à laquelle il appartient de nouveau. Ce rejet se fonde sur l’aspect ennuyeux d’une vie ou il n’y a pas besoin de se battre pour survivre ni pour sauver sa patrie. Il se pose aussi en opposition à l’individualisme de la société actuelle.

Dans son témoignage sur le retour de la guerre des vétérans, Sebastian Junger expose et met particulièrement en avant cet aspect comme celui qui empêche les vétérans de redevenir des citoyens normaux et de ne vouloir qu’une chose : repartir à la guerre184. Fort de ses expériences de combat auprès d’unités déployées en

Afghanistan et avec lesquelles il est resté plusieurs mois dans des postes avancés isolés, sans aucun confort, il a observé le lien qui unit les combattants. Dans les missions les plus dures, chacun savait pouvoir compter sur les autres et les expériences les plus traumatisantes ne sont pas celles où le combattant fait une erreur et manque de se faire tuer, mais celles où l’un de ses frères d’armes est en danger de mort. Sebastian Junger rappelle que de tels récits existaient déjà lors de la Seconde Guerre mondiale mais les vétérans revenaient en masse au pays et gardaient le contact entre eux. Chaque vétéran pouvait avoir d’autres vétérans dans son voisinage. De nos jours, un vétéran peut très facilement être isolé. Ce qui va lui manquer le plus c’est le sens du collectif qui anime les unités de combat. Il passe d’un environnement où sa survie n’était pas assurée, son confort inexistant et ses repères moraux occultés, à un autre, qu’il avait oublié, dans lequel sa survie est prévue par la loi, son confort relativement assuré et les repères moraux très clairs et mis en avant, mais auxquels il n’est plus certain de croire.

Pourtant, le vétéran préfèrera le danger, car ce danger sera synonyme de solidarité réelle alors que sa société d’appartenance est synonyme d’isolement. La guerre a perturbé son échelle de valeurs et la solidarité, dont il n’était pas forcément adepte avant son expérience militaire, est devenue une priorité qu’il ne retrouve pas dans son « ancien monde ».

Cette réaction du vétéran à son retour des combats pose question à propos de sa capacité à appréhender a posteriori le dilemme du combattant. Le fait que la société civile soit ennuyeuse par rapport à l’aventure de la guerre et à sa menace constante ne constitue pas un obstacle à la reconsidération des valeurs de la société civilisée. Cela peut avoir un impact sur son comportement et le pousser à rechercher des sensations fortes, mais elle ne remet pas en question le bien-fondé moral des principes. L’aspect individualiste qui lui fait ressentir un isolement moral perturbe en revanche sa capacité

à se réapproprier les références morales de la société. Le vétéran revient dans une société qui pose le fait de tuer autrui comme un interdit moral sacré. Cet interdit va peser fortement dans le jugement que le vétéran va porter sur ses actes de guerres. Pour autant, cet interdit n’aura d’impact sur le jugement des actes passés que si le vétéran se retrouve dans sa société d’origine. S’il refuse de la réintégrer moralement, notamment parce que seule la guerre lui a fourni la solidarité de ses concitoyens- combattants alors que les concitoyens-civils n’ont même pas idée que ce que cela peut représenter, le vétéran peut refuser les valeurs de la société et, dans certains cas, mépriser les civils et leurs références morales.

À ce moment, dans la situation de « déni du retour », le vétéran n’aura aucunement besoin de juger ses actes de guerres, car il ne se sentira pas « responsable » – c’est-à-dire soumis au devoir de rendre des comptes – vis-à-vis de ses concitoyens. Il aura une certaine fierté d’avoir vécu des situations d’exceptions et aura le sentiment que les citoyens lui en sont redevables mais incapables de le comprendre. La situation de « refus du retour » marque le phénomène inverse.

Le « refus du retour » est le rejet du vétéran par sa société d’origine. Les exemples les plus frappants sont, pour la société américaine, celui de la guerre du Vietnam et, en France, celui de la guerre d’Algérie. Il s’agit de guerres d’intérêt mais le schéma est applicable aux guerres de valeurs, comme le montrent les exemples d’Abou Ghraïb ou de la kill team185 qui ont fait l’objet de condamnations morales

immédiates de la part d’une population jusque-là indifférente. Cette indifférence de la population, qu’Hugues Esquerre a baptisée « amilitarisme186», s’apparente à une

forme de refus du retour. Quand le rejet était exprimé par la population au retour du Vietnam et de l’Algérie, par des dénonciations, des manifestations et des actes de violence contre les vétérans, il l’est de façon discrète, sous la forme d’une simple indifférence dans le cas de l’amilitarisme des guerres de valeurs. Si les guerres mondiales n’offrent pas cet exemple, c’est parce que les vétérans et leurs familles représentaient une large part – majoritaire – de la population mais également, car il s’agissait de guerres de survie et que donc la population pouvait se sentir directement

185 Voir page 85 de cette thèse.

186 Hugues Esquerre, Quand les finances désarment la France, Paris, Économica (coll. Armes et

redevable des combattants et ne pas remettre en question les causes de leur engagement volontaire ou forcé dans le conflit.

Le refus du retour par la société a un impact très important et sensible sur les repères moraux du vétéran mais également pour le soldat (celui qui, selon notre définition, n’a pas connu le combat et n’a donc pas eu à devoir tuer ou épargner l’ennemi). Dans une série d’entretiens réalisée en avril 2012, le lieutenant-colonel G., de l’US Air Force, a exprimé le désarroi qu’il a ressenti à son retour du Vietnam. Il y avait été envoyé quelques semaines après s’être engagé et s’occupait du transit sur une grosse base aérienne. Il n’a pas connu de situation de combat. Il a en revanche vu de près ce que faisaient les combats, car il s’occupait du rapatriement des corps vers les États-Unis. À son retour, il avoue que le fait d’être un logisticien dans l’armée de l’air a fait qu’il s’est senti moins « rejeté » que les fantassins, accusés sans distinction de crimes de guerre. Il se souvient en revanche d’avoir fait rentrer dans des containers mortuaires tant de jeunes compatriotes qui n’avaient fait qu’accomplir un devoir puisqu’ils avaient été appelés sous les drapeaux187 et ne pas comprendre comment ceux

qui les avaient envoyés là-bas, les citoyens, pouvaient maintenant leur reprocher d’y avoir été.

Il se souvient d’avoir traversé une crise identitaire, car il ne reconnaissait pas son pays. Des gens mouraient et tuaient pour ce pays tandis que ses concitoyens crachaient sur les hommes en uniforme. Il n’envisageait pas spécialement de faire carrière mais le choc qu’ont été pour lui les conditions du retour et une espèce de solidarité envers les morts qu’il avait renvoyés aux familles l’ont poussé à rester sous les drapeaux et à finalement faire une carrière longue, jusqu’à l’été 2012.

Cet exemple illustre comment le refus du retour peut faire « se perdre » le vétéran entre deux référentiels moraux. En l’occurrence, le lieutenant-colonel G. a refusé de retrouver le monde civil et est resté militaire pour rester dans le référentiel moral des opérations (solidarité entre frères d’armes). Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il a compris pourquoi la population rejetait les vétérans et la guerre188 et

a pu rapprocher les deux visions pour comprendre sa place dans cette guerre.

187 En réalité, la majorité des soldats étaient des engagés. Sur la classe d’âge concernée par la

conscription, environ 30 % se sont engagés, 10 % ont été appelés et 3,5 % ont refusé l’appel.

188 Le premier des trois monuments dédié à cette guerre, le mur de granit noir de Maya Lin, surnommé

Dans le cas du lieutenant-colonel G., il n’y a pas eu de confrontation au dilemme du combattant puisqu’il n’a pas été en situation de tuer. En revanche, par association avec ses camarades des unités de combat et en tant que maillon d’une chaîne de violence189, il a dû réfléchir a posteriori au bien-fondé de sa participation à

cette guerre. Le « refus de retour » de la part de la population a décalé cet examen de conscience de plusieurs années. En France, le refus du retour pour les vétérans de la guerre d’Algérie a été plus long encore, notamment car le statut de « guerre » n’a pas clairement été établi pour ce conflit. L’impact sur les vétérans, notamment en matière de syndrome de stress post-traumatique n’a pas été mesuré.

Même le retour dans la cellule familiale est porteur d’enjeux de réinsertion. Dans un article dédié à ce sujet, le psychiatre Michel Delage qualifie ce retour « d’épreuve190». Il pose deux mondes qui s’opposent : l’un fait de confort, d’actions planifiées et de « petits soucis », l’autre fait de stress, d’imprévu, d’insécurité et de mort. L’absence du soldat a perturbé les repères de ceux qui sont restés, sa famille. Le soldat, pendant son absence, a connu des expériences difficiles à appréhender pour ceux qui n’y sont pas confrontés. En réalité, la cellule familiale que le soldat a quittée a évolué pendant son absence et il doit donc s’y réadapter. Lui, en tant qu’homme, a évolué également et sa cellule familiale doit également s’y adapter. Michel Delage propose le dialogue et la narration, l’échange des expériences séparées pour réconcilier les deux éléments de la cellule qui ont été temporairement dissociés.

Le même mécanisme peut s’appliquer au retour du vétéran dans la société. Il revient dans une société qui a évolué en son absence et dont le référentiel moral peut avoir légèrement évolué. Il lui faudra se réadapter à cet ensemble de valeurs. Certes, l’interdiction de tuer un autre être humain n’aura probablement pas changé, mais elle est comprise et intériorisée dans le cadre d’un ensemble de valeurs. Si le cadre a été légèrement modifié, que ce soit la considération portée à la guerre menée, les débats

189 Le phénomène d’association peut aller jusqu’à altérer la mémoire des vétérans et les associer au

combat : « Plusieurs des soldats qui n’avaient pas été impliqués dans les combats de la Seconde Guerre mondiale ou du Vietnam pensaient en réalité qu’ils l’avaient été. » R. Holmes, Acts of War, op. cit., p. 76. Notre traduction.

qui traitent de la vie humaine (peine de mort, euthanasie des personnes), ou d’autres sujets de société, le vétéran devra se réadapter, se retrouver dans cette société.

La société quant à elle va accueillir un vétéran qui a également évolué. Cette évolution, individuelle, est beaucoup plus forte et beaucoup plus marquée. L’acceptation que la société va réaliser vis-à-vis de ses vétérans sera en revanche globale et non individuelle, comme cela peut être le cas au niveau familial.

Un autre psychiatre, Frédéric Paul, compare le retour du vétéran à celui d’Ulysse191. Comme pour Ulysse vis-à-vis de Pénélope, l’enjeu du vétéran est d’être

« reconnu ». Il s’agit, pour l’homme transformé par la guerre et rendu méconnaissable, de prouver qu’il est encore – tout du moins en partie – ce mari qui est parti en campagne.

Le même enjeu se pose pour le vétéran. Il doit d’une part retrouver une place parmi ses proches et d’autre part dans sa société d’appartenance. Contrairement à Ulysse qui avait une place privilégiée dans la société, le vétéran était souvent un inconnu avant son départ. Cela explique que la société réagit au retour des vétérans de façon globale, face à une masse de vétérans anonymes et non face à des personnalités influentes de la communauté. Cela explique alors que le vétéran doit se « réinsérer », c’est-à-dire qu’il doit s’adapter au référentiel moral de sa société d’origine et aux évolutions que ce référentiel a pu connaître en son absence.

Le vétéran est celui qui va faire face au dilemme après l’éclipse morale du combat. Pour être capable de comprendre et de juger le dilemme a posteriori, il lui faut pouvoir solliciter les deux référentiels moraux : celui du temps de paix qui est celui de l’interdiction de tuer un autre être humain et celui de la guerre où la même société lui demande de tuer son prochain pour sauver des vies ou préserver des intérêts nationaux.

Pour que le vétéran soit capable d’embrasser les deux référentiels moraux, il faut que son retour à la société ne soit pas l’objet d’un déni de sa part ni l’objet d’un

refus de la société. Ces deux cas de figure pousseraient le vétéran à se cantonner au seul référentiel moral de la guerre, et empêcheraient la prise en compte du dilemme.

De nos jours, les guerres de valeurs ne font pas l’objet d’un véritable refus de retour de la part de la société. L’amilitarisme dénoncé par Hugues Esquerre peut en effet être surmonté par le vétéran, notamment grâce au soutien de la cellule familiale. Le vétéran, sous réserve qu’il ne fasse pas de déni de retour ou qu’il puisse le surmonter, va donc pouvoir faire face, après l’événement, au dilemme du combattant. Dans les conditions de combat, l’état physique et psychologique du combattant peut l’empêcher d’appréhender les enjeux moraux de ses actes. Dans les conditions du temps de paix, le vétéran peut lui aussi être amené à faire face à des difficultés physiques, psychologiques et spirituelles qui peuvent altérer sa capacité de raisonnement moral. Le vétéran peut donc, à son retour, revenir sur ses actes et les juger à travers le prisme du dilemme du combattant, mais pour cela, il doit disposer de toutes ses capacités physiques et émotionnelles.

3.2 Les troubles physiques et émotionnels du combat et leurs traces