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L'utopie de la communication

Dans le document Thèse de Doctorat de François Texier (Page 80-86)

E. Entre utopie et idéologie, le statut du discours sur la technique et la communication

2. L'utopie de la communication

2. L'utopie de la communication

a) La nature de l'utopie de la communication

Comme le note Guillebaud, cette utopie se manifeste de la façon "L'humanité tout entière devrait profiter de cette mondialisation imageable des Lumières, via les satellites et les faisceaux hertziens. <<Lumières>> étant pris ici au sens figuré (le siècle des Lumières) mais aussi au sens propre de <<faire la lumière>>."61

L'utopie de la communication vise à rassembler la culture technique et la culture générale. Il s'agit de permettre la diffusion de la culture générale grâce à la technique, elle vise en quelque sorte une réconciliation. Cette réconciliation n'est pas stérile car elle

60 Lyotard, Jean-François, La condition postmoderne, Les Editions de Minuit, Paris, 1979, P.62

61 Guillebaud, Jean-Claude, La trahison des Lumières. Enquête sur le désarroi contemporain, Le seuil, 1995. P.92

est destinée à éviter les folies meurtrières de la barbarie moderne, elle s'ancre donc dans un projet humaniste moderne. Cette utopie se nourrit de la terrible désillusion issue de la seconde guerre mondiale, pendant laquelle la technique avait permis le plus grand massacre de tous les temps. Elle vise à unir un projet humaniste et un développement technique exponentiel grâce à la raison. Cette raison doit être le contraire de la folie meurtrière. Cette raison, marquée du sceau des atrocités de la seconde guerre, se jure que l'on n'y la reprendra plus. L'utopie de la communication naît donc du fait que le citoyen, devenu désormais citoyen éclairé, sera le meilleur garde-fou contre la folie des hommes. L'utopie de la communication reprend le projet pansophique de Diderot et d'Alembert et cette reprise se fait dans un contexte de crise intellectuelle.

b) Les manifestations des utopies

Ce projet pansophique apparaît avec Diderot et d'Alembert dans l'Encyclopédie.

C'est un projet moderne qui rencontrera cependant des critiques. Ainsi nous notons que pour Piaget "le projet pansophique de tout enseigner à tous et à tous points de vue a eu bien d'autres conséquences, puisqu'il était destiné dès le principe à une rééducation de la société, à une emandatio rerum humanarum."62 Piaget voit bien que ce projet pansophique constitue moins un avenir dans lequel on chercherait à s'engager qu'un système d'idées destiné à expier les erreurs du passé. Piaget signale que ceux qui vont devoir expier les erreurs du passé ne sont pas ceux qui les ont commises, mais les jeunes générations dont on souhaite qu'elles ne reproduisent pas ces erreurs. Piaget souligne ce caractère "rééducatif" du projet, donc le fait que l'on s'éloigne de la question éducative.

Habermas souligne d'ailleurs que l'une des principaless caractéristiques de l'utopie communicationnelle réside dans une dialectique de la raison réconciliée avec elle-même

62 Piaget, Jean, De la pédagogie, Editions Odile Jacob, Paris. 1998 P.223

Pour Mc Luhan, chaque époque voit un médium dominant structurer de façon spécifique les processus cognitifs en fonction des technologies. L'imprimerie aurait ainsi transformé une pensée cyclique, où la mémoire est ravivée périodiquement, en une pensée linéaire où la causalité et la rationalité auraient fondé les grands principes de son organisation. Les médias ne nous disent pas ce qu'il faut penser, ils organisent les archétypes de nos pensées.

Il existerait ainsi un certain nombre de mythes technologiques, dont les manifestations seraient diverses et récurrentes. Ce mythe consiste précisément à attribuer aux technologies des propriétés intrinsèques. Tout se passe comme si le darwinisme social était inscrit dans le code génétique de la technologie, celle-ci, en se développant, doit naturellement faire apparaître le progrès social.

Jean-François Côté nous éclaire sur l'importance que prend l'utopie de la communication dans notre société actuelle. Ainsi, il remarque que le monde de la communication fusionne avec le devenir historique de la société.63 C'est à dire que la communication serait désormais pensée comme un principe capable de modifier la nature du social. Ainsi, pour Lévy, "loin d'être postmoderne, le cyberspace peut apparaître comme une sorte de matérialisation technique des idéaux modernes."64

Concernant l'école, il va désormais être temps de balayer la forme scolaire du XVIIe siècle65. Pour Tardif et Lessard, les technophiles pensent être en mesure de réaliser un tel projet grâce aux nouvelles technologies. Il s'agira de libérer l'humain66 et de construire une école virtuelle plus juste. "Au Québec, l'objectif de la réussite scolaire

63 Côté, Jean-François, La société de communication à la lumière de la sociologie de la culture : idéologie et transmission de sens, in Sociologie et sociétés, vol. XXX, N°1, Les presses de l'université de Montréal.

Printemps 1998. P.117 à 132.

64 Lévy Pierre, Cyberculture, Odile Jacob, 1997. P.303

65 Tardiff et Lessard, 1999. P.549

66 Laferrière, Thérèse, Réaliser la mission éducative, celle de libérer l'humain avec les NTIC, Université de Laval. http://aquops.infinit.net/colloque/ouverture.html. 22 Pages. Université de Laval. 1999. 22 Pages

et éducative [grâce aux nouvelles technologies] est clairement énoncé."67 Ainsi, il semblerait que l'utopie de la communication ait gagné le discours sur l'école, nous aurons donc à montrer, lors de l'analyse du corpus, si cette phrase constitue un cas isolé, propre au Québec ou si l'on retrouve, de façon plus massive, cette utopie dans les discours.

La théorie de Breton postule que les nouveaux outils de communication font resurgir les utopies. Cette théorie est intéressante dans la mesure où elle permet de rendre compte de l'engouement périodique pour les nouveaux outils. Pour Breton, les utopies connaissent des cycles : elles se manifestent, disparaissent puis réapparaissent de nouveau sous des formes différentes.

Si l'on peut se demander si l'accès à une grande masse d'information ne favoriserait pas les caprices d'un apprenant virtuel, il semble en revanche que le philosophe passe à côté de l'idéologie totalitaire qui se glisse dans le type de proposition évoqué si dessus : "le réseau met en communication le monde avec ses habitants". Dans ce type de phrase, le monde est réduit aux habitants connectés au réseau ! Que fait-on des milliards d'êtres humains pour qui le souci est d'abord de trouver à manger plutôt qu'un modem pour connecter sa machine ? Que fait-on des personnes pour qui la sur-activité de la communication occidentale est l'origine d'une forme de folie et qui préfère la spiritualité d'une communauté aux possibilités de la virtualité ? Ces gens sont-ils encore des hommes ? Le projet de la communication, par sa réalisation matérielle, n'entraîne-t-il pas l'homme occidental vers les terres de la colonisation moderne, sombres contrées qu'il croyait pourtant avoir quittées ? Nantais d'adoption, je n'ai certes pas connu le temps où les négriers remontaient la Loire.

Cependant, on peut se demander si le projet de la communication, le mythe du village planétaire comme dit Mc Luhan ne serait pas le virtuel négrier dans lequel je me

67 Laferrière, Thérèse, Réaliser la mission éducative, celle de libérer l'humain avec les NTIC, Université

serais embarqué par erreur. Passant Saint-Nazaire, me perdrai-je là-bas, au large, emporté par les flots contre lesquels je voulais lutter ? En pédagogie, certaines utopies agissent comme des courants marins : elles nous laissent croire qu'elles nous portent vers de meilleures terres et nous absorbent pourtant dans le flot de l'obscurantisme dès que la chandelle de l'esprit critique s'endort, bercée par un léger roulis.

c) La critique de l'utopie de la communication

Pour Habermas68, la technique doit donner les conditions d'une intersubjectivité communicationnelle. La discussion, débouchant sur une médiation entre notre savoir et notre pouvoir technique d'une part et notre savoir et notre vouloir pratique d'autre part, doit permettre de réconcilier technique et démocratie. Habermas avait donc déjà commencé une critique de la communication avant que l'utopie n'explose. Habermas pense que, grâce à la raison, qui prend la forme ici de l'intersubjectivité communicationnelle, la croyance dans le progrès technique ne sera pas nécessairement une idéologie susceptible de conduire la société sur une fausse route. Cependant, on peut se demander ce qu'il adviendrait si la raison était défaillante.

Cette utopie de la communication n'est pas partagée par tout le monde. On retiendra principalement le nom d'Alain Finkielkraut comme porteur de la critique de l'inquiétante extase véhiculée par les nouvelles technologies. Finkielkraut et Soriano ne remettent pas en cause les potentialités techniques qu'offrent les techniques nouvelles, mais ils s'interrogent sur l'attitude spectatrice dans laquelle ces technologies enfermeraient l'homme. Ils se demandent s'il est pertinent de voir un parallélisme entre le développement des technologies de la communication et l'avènement d'une société meilleure. Ils pensent, au contraire, qu' Internet favorise l'individualisme capricieux,

de Laval. http://aquops.infinit.net/colloque/ouverture.html. 22 Pages. Université de Laval. 1999. Page 11

68 Habermas, Jürgen, La technique et la science comme "idéologie, Gallimard, 1973. P.XLIV - XLV

lequel devient un enfant gâté qu'il sera désormais difficile d'éduquer.69 Il n'est pas toujours facile de savoir si Finkielkraut critique les idéologies que véhiculent le progrès technique ou s'il est un conservateur borné. Cependant, Finkielkraut nous permet de sortir du piège de la mystification fondée sur le culte de la modernité sans pour autant la diaboliser sans véritable réflexion.

En effet, la critique de Finkielkraut permet d'interroger de nouveau la perspective d'une fusion entre le progrès technique et le progrès humain. Avant la seconde guerre mondiale, on pensait que le progrès humain (mis en ordonnée) était une fonction hyperbolique asymptote au progrès technique (mis en abscisse). A l'infini, donc, l'hyperbole du progrès technique fusionnait avec l'axe du progrès humain, formant ainsi un idéal. La rationalisation mathématique pourra sembler excessive, elle permet néanmoins de bien comprendre la nature de cette fusion. Ainsi, pour Habermas, la perspective optimiste d'une convergence entre la technique et la démocratie est optimiste d'une part et non justifiée.

Pour Finkielkraut, c'est la seconde guerre mondiale qui va rompre cette modélisation du progrès technique. En effet, la Shoa va générer un autre modèle d'efficacité du progrès technique, celui de l'industrialisation du crime. C'est bien la planification rationnelle de l'extermination des déportés qui conduira les intellectuels à abandonner le modèle unique et rationnel du progrès technique que nous venons d'évoquer. Ce modèle ne tient plus alors que les progrès techniques continuent leur croissance exponentielle. Or, l'utopie de la communication fonctionne sur le même modèle que celui du progrès technique, le modèle de la fusion du progrès de la communication avec le progrès humain. C'est pourquoi Finkielkraut et Soriano s'inquiètent car c'est bien le modèle que nous évoquions qui leur semble dangereux dans la mesure où il n'intègre pas les erreurs intellectuelles commises par le passé.

69 Finkielkraut, Alain, Soriano, Paul, Internet, l'inquiétante extase, Mille et une nuits, Fayard, 2001. P.48

L'utopie de la communication n'est donc pas un principe unilatéral, une critique de cette utopie est développée. Cependant, il n'est pas certain que les discours de différentes natures s'enrichissent mutuellement de cette dialogie utopie/critique. Il faut néanmoins se pencher sur la notion d'idéologie afin de comprendre les mécanismes qui feraient basculer l'utopie vers l'idéologie.

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Dans le document Thèse de Doctorat de François Texier (Page 80-86)